Schumacher, Malraux, l'Art et la Foule
Publié le
23.6.17
Par
Nolt
Voilà que les excuses deviennent une mode chez les auteurs lorsque leur œuvre n’a pas eu l’heur de plaire au grand-public. Une pratique aussi inquiétante qu’absurde sur laquelle il convient de revenir. Encore et encore.
Après le pauvre Ben Ramsey,
scénariste de Dragon Ball Evolution, qui avait présenté ses excuses après avoir
été menacé de mort par des « fans » ayant le QI d’une soupe à la
tomate en train de refroidir, après les romanciers qui consultent des « experts » pour ne
pas risquer de choquer leurs fragiles lecteurs (cf. Mendeleïv vs la Police de l'Écriture), c’est au tour de Joel
Schumacher de présenter ses excuses officielles et de faire acte de repentance
pour son Batman & Robin.
Précisons tout de suite un
point capital : que le film soit bon ou pas (et en l’occurrence, il est
vrai qu’il est plutôt naze) n’a aucune importance.
D’une part un auteur
(réalisateur, romancier, scénariste, compositeur, bref, un créatif) a le droit
de se tromper, de proposer des choses à contre-courant, d’expérimenter et même
de faire des daubes alimentaires. Si l’on est en face d’un manque de travail flagrant ou
de sérieux, la presse ou les spectateurs peuvent bien entendu exercer leur
droit à la critique, c’est la règle. Mais les menaces, les insultes et le
harcèlement ne font pas partie des réactions acceptables.
D’autre part, un auteur ne
doit rien à personne. Il devrait s’excuser de quoi ? Auprès de qui ?
Si ce qu’il fait est merdique, ça ne se vendra pas, la voilà la sanction
véritable.
En prenant le risque de s’excuser,
certains tombent dans un engrenage très dangereux qui laisse à penser aux plus
cons déséquilibrés qu’ils sont en droit d’exiger quelque chose. On voit
pourtant mal sur quels critères cette exigence pourrait se baser. L’art, bien
que reposant sur des bases techniques dont on peut juger la présence et la
pertinence, est également subjectif.
Cette dictature molle de la
masse, encouragée par les comportements de meute issus du net et le sentiment d’impunité
qu’ils procurent, n’est bien évidemment en rien légitime, mais pire, elle peut
conduire à terme à une uniformisation créative, plus aucun auteur n’osant
sortir des rails attendus par peur de l’ire de la plèbe.
Imaginez un monde cinématographique
où chaque film serait calibré sur le cahier des charges Marvel actuel par
exemple. Est-ce que l’on a vraiment envie de ne voir que des longs-métrages mièvres,
prévisibles au possible, sans une once d’originalité, avec des vannes
misérables qui feraient passer les pires répliques des années 80 pour le summum
de l’écriture ?
Eh bien pour que ça n’arrive
pas, les auteurs doivent être libres. Libres aussi de faire de la merde pour
pouvoir, avec la même liberté, aller là où on ne les attend pas, innover, désarçonner,
surprendre, bref, faire leur métier de Conteurs.
Surtout, dans le cas de ce
pauvre Joel Schumacher, on se demande ce qui lui a pris. Je sais bien qu’il n’est
plus tout jeune, m’enfin, 20 ans après, ça sert à quoi de remettre ça sur le
tapis, pour s’excuser en plus ? On assume les trucs qu’on fait, enfin !
Et, à moins d’avoir soldé ses
couilles sur ebay, on ne s’excuse pas sous prétexte que des abrutis vous le
demandent ! Au contraire. Tu bouscules quelqu’un dans la rue, OK, tu t’excuses.
Tu fais un film qui ne plait pas, ben c’est ton droit. Tu n’as lésé personne, t’as
juste fait ton job.
Je suppose que dans la meute
de ceux qui ricanent le plus fort il doit y avoir des électriciens parfaits,
qui n’ont jamais salopé une installation, des boulangers parfaits, qui n’ont
jamais raté une baguette, des conducteurs de bus parfaits, qui n'ont jamais eu aucun accrochage avec leur véhicule, et bien entendu l'immense horde des fans parfaits qui, sous prétexte d'aimer un personnage, en viennent à vouloir le confisquer, comme si leurs attentes compulsives pouvaient faire office de copyright.
Pourquoi les réalisateurs (et
les auteurs en général) devraient-ils être tenus à un résultat quelconque ?
Lorsque vous allez voir un film, que vous vous rendez à un concert, que vous
achetez un livre, vous faites un pari. Vous vous dites, « je pense que ce
truc va me plaire ». Parfois, c’est le cas. D’autres fois, non.
Parfois, les raisons de la
colère (ou de la déception) sont évidentes et scandaleuses : le chanteur
est arrivé bourré sur scène, sans pouvoir articuler une parole intelligible, le
réal se tapait complètement du jeu des acteurs et voulait terminer au plus vite
un film de commande, Christine Angot avait encore une fois l’impression que
raconter son quotidien avec vulgarité et sans aucun respect pour la langue qu’elle
torture pouvait faire office de livre. Mais, tant pis, c’est leur droit. Il
suffit de ne plus leur faire confiance, de ne plus aller voir leurs films,
leurs concerts, de ne plus acheter leurs livres.
Aussi nul qu’il soit, un artiste
n’a pas à s’excuser de tenter de faire son job.
Revenons un instant sur la
suite des déclarations de Joel Schumacher (cf. cet article des Inrocks par
exemple). Le réalisateur se plante de belle manière en évoquant l’évolution des
films Batman. Il dit notamment que, si l’on compare les films de Nolan aux
siens, l’on peut constater l’évolution des goûts du public (faux) et qu’une
version « divertissante et familiale » comme la sienne n’est plus possible
(faux).
Schumacher se trompe en
premier lieu en croyant voir dans l’évolution des techniques narratives la
simple expression du goût du public. Ce n’est pas ça du tout. Les gens ne
veulent pas forcément du sombre et du réaliste, il n’y a qu’à voir le succès de
certaines comédies. Simplement, on ne peut plus raconter les histoires aujourd'hui
comme on le faisait dans les années 80 ou 60. Et ce n’est pas une question d’orientation
ou de style (réaliste/burlesque, sombre/léger). Toutes les approches sont encore
possibles, mais en tenant compte non de l’évolution du goût mais de l’évolution
du monde.
Si l’on prend les premiers
Spider-Man de Stan Lee, avec des origines torchées en quelques cases pour
laisser place à de l’action farfelue, objectivement, dans l’absolu, ce n’est
pas terrible. Mais, à l’époque, ça fonctionnait.
Si l’on prend des films ayant
cartonné dans les années 80, Top Gun, Die Hard, l’on voit aujourd'hui qu’ils
sont bourrés de clichés énormes, typiques de l’époque.
Toutes les œuvres ne
vieillissent pas « mal », certaines sont intemporelles parce qu’elles
n’empruntent que peu à leur présent. Alien par exemple, de Ridley Scott, est
plus moderne que Aliens, sa suite. Pourtant, James Cameron a fait un bon film
et c’est un excellent réalisateur, mais Aliens possède trop de codes « marqués »
(la testostérone des Marines, le lieutenant incompétent, le salaud prévisible,
les répliques « humoristiques » totalement improbables) pour être vu
au premier degré 30 ans après. Étant adolescent, je considérais Aliens bien
supérieur au premier opus. Aujourd’hui, je constate que c’est faux. Ce n’est
pas un mauvais film, et il ne s’inscrit même pas dans le même genre que le premier,
mais narrativement, il n’a pas les mêmes qualités.
La technique narrative n’a
rien à voir avec le genre, le fond ou l’atmosphère de ce que l’on raconte.
Enfin, si, d’une certaine manière, mais la qualité de la narration n’influe pas
sur ce que l’on a décidé de mettre en scène. On peut être vieillot en étant « sombre ».
Et l’on peut être moderne ou intemporel en étant « léger ». Par
contre, il est vrai que certaines facilités autrefois sur-employées ne passent
plus de nos jours, mais il s’agit là plus de vraisemblance que de réalisme.
C’est assez surprenant qu’un
technicien comme Schumacher ne fasse pas clairement la distinction entre tous
ces domaines. À moins que ses propos aient été un peu trop résumés, voire tronqués,
par la presse.
Bref, pour en revenir aux
excuses, c’est assez désespérant. On vit dans un monde où n’importe qui se
permet n’importe quoi sous prétexte qu’il est planqué derrière un écran. Et
jamais ces gens-là, trop heureux de jouer les caïds virtuels alors qu’ils
rasent les murs et baissent les yeux dans le réel, ne s’excusent.
Par contre, des auteurs
bradent leur dignité et oublient tout sens commun en présentant des excuses
indues, pressés par une foule dont on sait pourtant qu’elle est la mère des
tyrans.
Cette foule, il ne faut jamais
rien lui céder. Car l’on ne crée pas pour plaire, mais, comme l’a dit Malraux,
peut-être bien pour soustraire au temps quelque chose et suggérer un monde de
vérités au regard duquel toute réalité humaine n’est qu’apparence. Ah, c’est un
poil lyrique et grandiloquent, j’admets, mais c’est du Malraux, niveau intérêt
du fond et élégance de la forme, ça en jette quand même plus que du Matt Pokora bordel !
Ceux qui recueillent les
faveurs de la foule sont comme des esclaves qui auraient des millions de
maîtres.
Christian Bodin