Punisher : sang pour sang
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Univers Multiples, Axiomes & Calembredaines aime le Punisher. Si les articles qui lui sont consacrés sont relativement peu nombreux, son ombre plane sur de nombreuses œuvres de la galaxie Marvel. Cependant, nous l'avons sur UMAC davantage traité sous l'angle Garth Ennis, un auteur plébiscité qui a fait de cet anti-héros un personnage terriblement fascinant. Or, Rick Remender a réussi à relever le gant lorsqu'il a hérité de Frank Castle, et les arcs qu'il en a tirés valent le coup d'œil : le scénariste a d'ailleurs été souvent admiré ici même pour son écriture dynamique et ses histoires jouissives (cf. l'excellent Deadly Class).

Aujourd'hui, nous allons évoquer une mini-série en cinq épisodes sortie en 2011, éditée en France dans la foulée chez Panini au sein de la collection "Marvel Saga", avec une traduction de Laurence Belingard : Punisher - In the Blood.

Le Punisher est de nouveau dans la course. Bien que redevenu humain - et donc plus vulnérable que sous sa forme « Franken-Castle » - il est plus décidé que jamais à combattre les criminels tout en se vengeant de ceux qui l’ont fait récemment souffrir mille morts. Hood et son ancien acolyte Microchip sont dans son collimateur, et il a pris pour l’épauler Henry, un jeune hacker qui n’est autre que le fils du Puzzle, un de ses anciens adversaires récurrents…

Voilà Castle qui repart en croisade, toujours animé par la vengeance. On pourrait s'en lasser, mais le fait est que certains personnages ont été créés explicitement dans cette optique, et lorsque leur traitement est réussi, la lecture procure irrésistiblement un plaisir régressif d'une rare intensité. On sait qu’on aura droit à des affrontements testostéronés, violents et souvent sanglants - sans concession, pas même une punchline assassine. Ça défouraille, ça dézingue et le Punisher avance au milieu de ses victimes vers son prochain objectif, implacable, incarnation de l'inéluctabilité létale.

Il m’a taillé, taillé et retaillé. À chaque bagarre, c’était pire. Un aide-mémoire ambulant. Regarde-bien, tu peux lire sur ma tête. […] Ma gueule, c’est son affiche publicitaire.

Remender a apporté à ce schéma bien rôdé une certaine profondeur : Castle a frôlé la mort et, si ses motivations sont restées plus ou moins les mêmes, son attitude face à elles a relativement changé. Tout comme ses relations avec ses ennemis, ou avec ses rares alliés. Cela ne l’empêche pas d’être aussi, voire plus, efficace qu’auparavant, et s'il ne verse pas dans le remords, ses introspections lui confèrent un aspect plus humain qu’auparavant - et rendent le récit plus riche. Un phénomène sensible également dans les histoires de Wolverine de la même époque.
 
Cette fois, il va se retrouver pris au piège d’une machination assez subtile qui le frappera là où se trouve l’un de ses rares points faibles, en dehors du souvenir de sa famille : son associé. Ressuscité par Hood, Microchip a trahi Frank, chose qu’il ne peut absolument pas laisser passer. Mais quel risque que prendre le fils d’un criminel (qui lui voue par ailleurs une haine féroce) comme partenaire ! À moins que ce ne soit mûrement calculé : car le bonhomme a montré face à des adversaires (sur le papier) plus coriaces ou puissants que lui qu'il avait toujours un as dans la manche, un plan B, une arme secrète qui faisaient soudain pencher la balance en sa faveur. Déjà, à l'époque où il avait été proprement mis en pièces par Daken (le fils de Wolverine), bien malin qui aurait pu prédire son retour...

Sang pour sang se pose comme un récit violent et retors, et s'avère assez réussi compte tenu du cahier des charges. Roland Boschi ne fait pas dans la dentelle, ses visages grossiers et ses postures peu académiques confèrent à l’ensemble un côté mal dégrossi qui parvient néanmoins à retranscrire assez efficacement la brutalité des affrontements, tant physiques que verbaux. L’encrage très froid peut décontenancer de prime abord.
Culpabiliser rend intègre.
Ce numéro 12 de "Marvel Saga" avait la bonne idée de nous gratifier de quelques très belles couvertures en prime, ce qui le rend d'autant plus intéressant à dénicher.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le retour de Frank Castle.
  • Une mini-série menée tambour battant.
  • Remender au mieux de sa forme.
  • Une édition plutôt bon marché au regard de son contenu.

  • On peut éventuellement reprocher un manque d'originalité, surtout après l'épisode Franken-Castle.
  • Des dessins étonnamment froids et un design assez grossier.
1883
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Attention, si vous êtes ne serait-ce que légèrement dépressif, voilà une série à éviter : 1883.

En effet, si vous n'avez pas trop le moral, vous allez vous ouvrir les veines bien avant le dixième épisode de cette série disponible sur Netflix. Il s'agit en fait du préquel lointain de Yellowstone. On y suit la famille Dutton partant, au sein d'un convoi de miséreux, rejoindre l'Oregon pour tenter d'y trouver des terres et fuir sa condition.
Déjà, le pitch joue carte sur table, on n'est pas là pour rigoler.
Et effectivement, le récit est dramatique, mais vraiment épouvantablement dramatique. C'est bien simple, tout n'est que souffrance, désespoir et mort. 

Bon, il faut dire que pour les pionniers, à l'époque, tout est mortel. Entre les chutes de cheval, les serpents, les traversées de fleuve hasardeuses, le simple hiver, la soif au milieu du désert, la chiasse parce que tu as bu de l'eau, tout un tas de maladie affreuses, les bandits et les indiens, il y a de quoi s'en faire un peu pendant le voyage.
Et si tu n'es que blessé, ben tu meures quand même d'une infection.
Les auteurs ont voulu faire dans le réalisme cru et impitoyable, et pour le coup, ils y sont allés à fond, sans idéalisation ou le côté romanesque des westerns à l'ancienne. Même Deadwood, à côté, paraissait aseptisé. C'est dire ! Il faut donc s'accrocher, car l'ambiance est très lourde.



Ceci dit, la série n'est pas mauvaise, loin de là. Les paysages sont magnifiques, le casting est très réussi (avec par exemple un excellent Sam Elliot), les dialogues sont bien écrits (et flirtent même avec la poésie et un certain lyrisme parfois) et certaines scènes sont vraiment poignantes. Par contre, tout n'est que noirceur. C'est une longue accumulation, parfois tout de même indigeste, de drames et de tragédies, tous plus horribles les uns que les autres.  

Par exemple, sans trop en dévoiler, le dernier épisode n'est qu'une longue agonie de plus d'une heure (il est plus long que les autres, parce que ça aurait été dommage de se priver d'un peu de larmes en plus). J'exagère, ce n'est pas tout à fait vrai, il y a un petit interlude au sein de l'épisode, où on assiste à l'amputation d'un gars. Qui va ensuite se coucher à côté de sa femme qui va mourir dans ses bras des suites d'une chute. Ben ça, cette scène-là, c'est le moment sympa où tu peux souffler un peu...
Et la réalisation appuie encore ce côté sinistre avec de nombreuses scènes crépusculaires et une musique bien pesante et lourdingue qui finit par agacer. 

Cela reste tout de même à voir, ne serait-ce que pour réfléchir aux conditions de l'époque, au côté impitoyable de la nature, à la force et au courage de ces gens d'un autre temps et d'une tout autre trempe. En comparaison, le confort d'aujourd'hui, dont bénéficient des benêts inconscients de vivre sous une assistance totale et permanente, semble presque indécent. 





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le côté réaliste.
  • Des paysages grandioses.
  • Émouvant.

  • Beaucoup de pathos, au niveau de la musique, du texte "off", de la réalisation, tout cela alourdissant terriblement un récit déjà bien gras.
Spectregraph
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L'actualité de James Tynion IV s'avère brûlante. Le scénariste de l'excellent Nice House on the Lake sort ainsi en même temps la suite de cette mini-série - Patience ! On en reparlera bientôt, promis ! - et une œuvre originale, Spectregraph, dont la partie graphique a été confiée à Christian Ward.

Destinée à être développée en série (au même titre que Something is killing the children qui valut à son auteur les premières distinctions dans le monde des comic books), Spectregraph impressionne au premier abord. Édité chez Delcourt cette fois (les autres albums étant généralement parus chez Urban), le volume s'avère être un objet dense et riche de 224 pages dont la couverture glacée intrigue : Ward est un illustrateur qui ne laisse pas indifférent (rappelez-vous sa participation à l'intriguant Aquaman : Andromeda) et sa collaboration avec Tynion IV a de quoi faire saliver. D'autant que c'est une variation savante sur une histoire de maison hantée...

Ladite maison se trouve être une imposante demeure californienne conçue voici des décennies par un richissime excentrique qui a fricoté avec plusieurs engeances occultistes. Récemment décédé, le propriétaire laisse ainsi l'opportunité aux plus fortunés des connaisseurs de l'acquérir, et Janie, jeune femme désœuvrée et sans le sou, trouve ainsi une bonne opportunité de gagner un peu de cash en acceptant de la faire visiter à Vesper, mystérieuse gothique envoyée par un groupe avec des intentions secrètes. Malheureusement pour elles, la visite ne se passe pas du tout comme prévu - ni par Janie, ni par la visiteuse, ni par ses collègues qui attendent à l'extérieur : les deux femmes se retrouvent coincées dans ce manoir étrange, sans clef ni issue, et cernées par des spectres...


Comme à son habitude, le scénariste balade le lecteur par différentes strates temporelles, de 1967 à 2024 : l'on y découvre ainsi Ambrose Everett Hall, le milliardaire qui nourrit un projet défiant les lois naturelles, pour lesquelles il va investir des sommes folles, un temps considérable et l'appui du groupe Thanatos. Le but qu'ils poursuivent ensemble, mais pas pour les mêmes raisons, est de défier la Mort et de toucher à l'immortalité. On apprend ainsi qu'Ambrose élabore une "machine" au sein même de sa maison mais que les différentes tentatives n'ont pour l'heure jamais véritablement fonctionné. Au grand dam de son compagnon, l'énigmatique Felix, qui endurera ces expériences jusqu'à ce que sa patience déclare forfait. 

Néanmoins là, en 2024, au cœur de cette construction défiant la raison, Vesper et Janie vont devoir collaborer si elles veulent s'en sortir. La première ne comprend pas ce qui s'est passé : elle a pourtant suivi à la lettre les instructions de ses commanditaires du groupe Thanatos. Janie, elle, que toutes ces considérations métaphysiques dépassent, veut simplement mettre fin à la visite, retourner chez elle et retrouver son bébé qu'elle a laissé tout seul en pensant être de retour assez tôt. Célibataire depuis peu, au bord de la dépression, elle se morigène et se traite de mauvaise mère. C'est pourtant elle qui va la première trouver les ressources pour tenter de venir à bout des énigmes et pièges que recèle cette gigantesque propriété hermétiquement close. Et pour commencer : qui a pris la clef qu'avait Vesper ? Pourquoi Vesper l'a-t-elle frappée avant de s'excuser ? Et qu'est-ce que c'est que ces corps désincarnés qui flottent dans l'air ? Sont-ils dangereux ? Janie devra secouer un peu une Vesper profondément choquée afin de tenter de comprendre ce qui est arrivé et affronter les dangers cachés dans les recoins obscurs de la demeure.


Du point de vue du script, il faut avouer que, malgré les fréquents flashbacks, on arrive à comprendre le projet d'Ambrose, la décision de Felix et les motivations des deux femmes. Ces deux dernières, particulièrement développées, vont d'ailleurs dans l'épreuve nouer, malgré leur évidente disparité, un lien assez réjouissant qui contribuera à doper le suspense savamment entretenu, jusqu'à un retournement malicieusement dissimulé. L'intrigue se construit tout en accélération (la première moitié étant singulièrement lente à se décanter) et la tension va crescendo, même si les ressorts ne sortent pas de l'ordinaire. 

Le problème est ailleurs, qui risque de perturber plus ou moins fortement le plaisir de lecture. La partie graphique, en effet, si elle procure quelques savoureuses sensations d'étrangeté sur certaines cases (sensations décuplées lorsqu'on admire la galerie de couvertures à la fin de l'ouvrage), peine généralement à retranscrire intelligiblement les scènes un peu mouvementées : l'encrage rend les visages laids et les silhouettes grossières, reconnaissables uniquement par des détails visuels (les reflets dans les verres de lunettes notamment). Certes, avec ce noir omniprésent, la sensation d'enfermement et de mystère est magnifiée, mais les confrontations s'avèrent confuses et les déplacements incompréhensibles, d'autant que Ward ne se prive pas de dépasser les limites des cases avec des dessins qui se juxtaposent au gré des émotions. On n'est parfois pas loin de David Lynch dans sa période Lost Highway, mais avec des maelströms sursaturés qui rappellent plutôt Fluorescent Black. C'est, au mieux, troublant, mais souvent déstabilisant voire confus. En revanche, à moins d'être extrêmement sensible, ce n'est pas particulièrement effrayant : on demeure plutôt aux lisières de l'étrange, mais pas de l'horreur. Enfin, ceux qui y perçoivent une critique cinglante de la société américaine y trouveront peut-être leur compte : une société du masque et du paraître dissimulant des océans de vacuité et d'égocentrisme vampirique, sans doute. Cependant, il s'agit davantage d'un contexte plein d'artifices qui permet aux deux héroïnes d'y trouver une finalité existentielle.


Il se dégage de l'œuvre une impression assez inégale, sauvée in extremis par l'attention particulière apportée aux destins des deux jeunes femmes, malmenées par la vie et qui se transcenderont au cœur de l'inconnu. 

Une lecture inconfortable mais une expérience probante, à tenter. Des éditions variantes sont disponibles, dont une avec une couverture signée Jae Lee.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une histoire déroutante qui s'appesantit sur ses protagonistes.
  • Une charte graphique originale.
  • Un album cossu, dense, au papier agréable et doté d'une très belle sélection de couvertures originales.


  • L'intrigue prend clairement son temps pour se décanter, risquant de perdre le lecteur en chemin.
  • Les dessins, malgré un encrage visuellement impressionnant, peinent souvent à rendre compréhensible les actions illustrées.
Absolute Batman
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Et si Bruce Wayne n'était pas un milliardaire aux ressources illimitées mais un type banal, venant d'un quartier défavorisé ? Voilà le point de départ de Absolute Batman.

Le jeune Bruce est le fils d'un modeste instituteur de Gotham. Il mène une vie tout à fait normale jusqu'à une sortie scolaire dans un zoo où va se dérouler un drame. La vie du jeune garçon prend alors un tour sinistre. Peu à peu, à force d'entraînement et de volonté, il va devenir un homme, fort, habile, assoiffé de justice.
Alors qu'un gang sème la terreur en ville, assassinant des innocents au hasard des rues, Batman va se dresser contre eux. Il va rendre coup pour coup, retourner la terreur contre ses instigateurs, mais conserver un code moral intact : Batman cogne fort... mais il ne tue pas.

DC Comics, avec sa gamme Absolute, lance donc un nouvel univers parallèle, comme Marvel l'a fait en son temps avec 2099 ou Ultimate. Dans un texte, repris en introduction de la version française éditée par Urban Comics, le scénariste, Scott Snyder (La Nuit de la Goule, Clear) annonce, avec enthousiasme et fort peu de modestie, que les lecteurs vont pouvoir profiter d'un Batman "comme ils ne l'ont jamais vu". Il se refuse même à en dire plus pour ne pas trop en dévoiler et gâcher notre joie...
Sauf que dans la réalité, tout cela n'est pas aussi bon qu'on pourrait le penser.




Faisons déjà le tour du positif. Les dessins de Nick Dragotta (un excellent dessinateur quand son travail n'est pas saboté par l'encrage d'Allred, cf. Fairy Tales) sont plutôt réussis, avec un aspect brut qui sied fort bien à un Batman plus massif qu'à l'accoutumée. Les poses du héros sont d'ailleurs étudiées pour maximiser l'effet de ses apparitions. La colorisation de Frank Martin va renforcer l'atmosphère des différentes scènes en adoptant souvent une seule teinte dominante alors que les tons pastel seront réservés aux flashbacks.
D'une manière générale, l'histoire, avec son gang de tarés masqués et surarmés, flirte un peu avec l'horreur et peut vaguement faire penser à du American Nightmare. Même Batman est, en effet, plus violent que dans sa version classique, ce qui va dans le sens des propos de Snyder. Malheureusement, c'est bien là la seule nouveauté.

Cet univers Absolute s'avère assez décevant. On nous promet des versions "corrompues" des personnages classiques, mais la soi-disant corruption reste tout de même très sage. Wayne demeure un héros bardé de principes, ce qui, sur le fond, n'apporte rien par rapport à son illustre modèle. Il y a bien des changements mineurs (dans le rôle d'Alfred Pennyworth par exemple, ou dans celui de Gordon, maire de la ville), mais ils demeurent anecdotiques et ne bouleversent en rien le monde du Dark Knight.
Le drame à l'origine du traumatisme du petit Bruce reste identique (remplacer une ruelle sordide par un zoo ne change absolument rien aux fondamentaux) et même le "manque de moyens" n'a aucun impact significatif sur l'équipement (et les véhicules) du protecteur de Gotham. Wayne a bien quelques fréquentations douteuses, mais il n'est en rien lui-même ambigu. En fait, tout est si identique, au moins dans l'esprit, à la version "standard" que l'on flirte avec le radotage. Quant au "méchant" de l'histoire, il apparaît bien fade et peu charismatique. 

L'univers décrit manque singulièrement d'ambition, Snyder (à qui l'on a peut-être imposé un cadre trop rigide) échouant totalement à imposer une vision innovante et, surtout, une réelle noirceur. Au final, l'on assiste donc à une énième variation sur le même thème, sans véritable refonte du mythe.
Décevant.

Sortie le 30 mai 2025.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Quelques belles planches, à l'esthétisme soigné.
  • Une ambiance flirtant parfois avec l'épouvante.
  • Un manque d'ambition et d'originalité qui condamne cet univers alternatif à la redite.
  • Une origine "modeste" qui n'a aucun impact sur la morale ou les moyens techniques de Wayne.
Les Neuf Milliards de noms de Dieu
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Aujourd'hui, petit séminaire de théologie appliquée. Non, je rigole. On va se replonger dans la SF du XXe siècle avec un de ses auteurs les plus emblématiques, Arthur C. Clarke, à la fois astrophysicien de renom (c'est le père du concept des satellites géostationnaires) et écrivain célébré, dont nous avons déjà évoqué deux de ses œuvres les plus représentatives : 2001, l'Odyssée de l'espace et La Cité & les Astres.

Pourquoi revenir à lui ? D'abord parce qu'il s'agit d'un écrivain fort passionnant dès lors qu'il aborde le destin de l'Humanité, et qu'il demeure chez lui, constamment, des pulsions messianiques engendrant des visions époustouflantes de lendemains enchanteurs - ou plus désenchantés. Subséquemment, il a une vision très intéressante de la place de la Religion face à la Science qui est censée - d'après lui - la supplanter depuis l'aube du XXIe siècle. Et cette facette, si elle est discrètement sensible dans les romans ci-dessus, l'est bien davantage dans certaines de ses nouvelles, format dans lequel il excelle. Il faut absolument lire au moins ses deux meilleurs recueils : L'Étoile et surtout Avant l'Eden, ce dernier comportant, de l'avis des spécialistes, ses textes les plus réussis.

Or la collection Librio, dépendant de l'éditeur Flammarion, qui propose depuis vingt ans des ouvrages classiques ou indépendants pour une somme modique, a créé une petite anthologie de nouvelles issues des deux recueils suscités, opérant un choix plutôt judicieux comme nous l'allons voir. Pour découvrir les qualités indiscutables de l'auteur, voilà un moyen pratique et pas cher (2 €). En outre, le format des Librio rend la lecture plus agréable (ils sont en effet un peu plus hauts que les livres de poche habituels : avec plus de 20 cm, ils se rapprochent des in-8 en format Carré comparés aux traditionnels in-18 au format Raisin). Cependant, du fait du papier bon marché utilisé - imprimé en Allemagne - et d'une couverture en carton souple plutôt fine, ils ne sont pas destinés à durer, sauf dans les bibliothèques des passionnés bien entendu. 

Il convient de préciser qu'il ne s'agit pas de la traduction de l'anthologie en langue originale portant le même nom (25 nouvelles éditées chez Harcourt en 1967 et sélectionnées par l'auteur).

Dès la première des huit nouvelles, Clarke frappe fort avec le texte éponyme dans un récit qui vous prend par la main en se mettant à distance respectueuse de la démarche entreprise par ces lamas tibétains, venus demander à une firme informatique américaine de leur prêter une de leur machine afin d'encoder tous les noms possibles de Dieu - une entreprise qui permettrait à l'Humanité, selon eux, d'accomplir sa destinée beaucoup plus rapidement que prévu. Racontée sous forme de dialogue très asimovien, la fin est particulièrement réussie, d'une glaçante poésie. Un court-métrage multi-récompensé de 2018 a été réalisé sur la base de cette nouvelle.


La nouvelle suivante, L'Étoile, est une des plus connues et réussies de l'écrivain anglais : un astrophysicien jésuite témoigne de la manière dont sa foi a été "sérieusement ébranlée" après avoir étudié les restes d'une supernova et les répercussions qu'a eu cet événement cosmique sur le destin de milliards d'humains. Les voies divines sont impénétrables, mais on peut les questionner, ce dont ne se prive pas Clarke. Le genre de texte presque anodin par son format mais qui laisse d'indélébiles traces dans notre raisonnement.



Avec ce texte, on commence à percevoir plus distinctement le style de l'auteur, nettement moins direct que son grand compère Asimov et beaucoup moins porté sur les dialogues : Clarke a une plume élégante et de jolies tournures pour décrire les paysages planétaires, les étendues vertigineuses du vide spatial ou les tourments intérieurs de ses protagonistes. Certains des questionnements qu'il aime soulever pourraient faire l'objet d'un devoir de philo au bac. Il ne prive pas en outre de délayer la sauce et d'alourdir la narration afin de donner plus d'impact à la chute de son texte : c'est particulièrement sensible dans Avant l'Eden (qui décrit avec circonspection l'impact d'une expédition humaine sur la biosphère vénusienne, avec une forme de fatalisme inhabituel) et surtout Un été sur Icare, la nouvelle la moins probante sans aucun doute, qui s'appesantit sur la survie hypothétique d'un astronaute échoué sur un astéroïde s'apprêtant à être rôti par les feux du soleil.

Illustration pour Un été sur Icare

Auparavant, on s'était frottés au Mur de ténèbres, un récit plus ouvertement philosophique dont la conclusion procurera aux lecteurs un vertige similaire aux perspectives évoquées dans Le Monde inverti. Clarke parvient cependant à faire vivre ses personnages dans ce format réduit plus proche du conte, et à leur conférer assez d'épaisseur et de sentiments pour nous entraîner.

Supériorité, on aimera ou pas. Le texte souffre un peu de son âge mais traite malicieusement de la course aux armements dans un contexte de guerre interplanétaire : faut-il développer massivement des armes conventionnelles ou investir dans la recherche et inventer de nouvelles technologies, quitte à perdre l'avantage du temps et du nombre ? Déplacez le problème vers la Seconde Guerre mondiale et vous aurez les réponses, Clarke y ajoutant un brin d'humour salvateur.



Le Réfugié accuse le poids des ans et la petite surprise qu'il prépare est assez vite éventée pour nous laisser un gentil texte sur un équipage d'astronef faisant escale en Angleterre avant de repartir vers les étoiles, avec un commandant de bord américain confronté aux particularités britanniques. Et pourtant, l'on se dit que les dialogues pourraient encore fonctionner aujourd'hui (on imagine très bien un Texan gloser sur l'anachronisme de la famille royale face à deux sujets de Sa Majesté, dignes et stoïques).

On finira par La Sentinelle, encore un bon choix d'éditeur avec une nouvelle à la portée extraordinaire qui se trouve aujourd'hui presque dépassée par ce qu'elle a engendré au travers du long-métrage phénoménal et de sa version roman. Le récit de cette mission lunaire menée par un géologue qui découvre un étrange artefact perché sur une crête de la Mer des Crises ouvre des perspectives assez vertigineuses, sous la forme d'un questionnement auquel l'auteur aime se livrer afin de nous tendre une perche métaphysique et nous inviter à disserter dessus.

En bref, en huit nouvelles, voici un moyen idéal pour découvrir le style et l'intelligence narrative d'un des plus grands auteurs du genre.


Illustration pour la Sentinelle (oui, le monolithe de la nouvelle diffère de celui du film ou du roman)



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un des plus grands auteurs de SF du XXe siècle.
  • Une sélection convaincante de certains des meilleurs textes de l'auteur.
  • Un prix très doux même en neuf.
  • Un ouvrage accessible.
  • Un format agréable.


  • Quelques textes n'ont plus la portée et l'impact qu'ils avaient.
  • Parfois, une tendance un peu agaçante à faire traîner les descriptions pour mieux préparer la chute.
Barbares
Par


Nous avions évoqué il y a peu avec le recueil Plus noir que noir les différents formats de récits que les Anglo-Saxons ont classifiés, de la novel (roman) à la short story en passant par des étapes intermédiaires que nous pourrions qualifier de longue nouvelle ou court roman. Barbares de Rich Larson se situe dans ces eaux-là, qualifié de novella outre-Atlantique : édité en France chez Le Bélial dans l'intéressante collection "Une Heure-Lumière" en 2023, il a déjà fait parler de lui par les nombreuses qualités auparavant relevées dans les précédents textes de cet écrivain prometteur (à peine la trentaine et déjà un Grand Prix de l'Imaginaire en poche) venu de la Belle Province.

En moins de 100 pages, Larson nous impose un rythme dément pour raconter une histoire de chasse au trésor dans un lieu hautement improbable menée par deux contrebandiers déprimés financés par des jumeaux richissimes qui cachent bien leur jeu. Dès le départ, on est happé par le tempo infernal imprimé par l'auteur qui laisse au lecteur le soin de dresser un background à peu près cohérent au travers de dialogues incisifs, de très courtes descriptions teintées d'ironie et d'une litanie de néologismes et mots-valises avec lesquels le traducteur a dû beaucoup s'amuser (ou s'arracher les cheveux, sans doute un peu des deux). Pas de prologue, pas d'introduction à l'univers qui nécessitera de faire appel à une certaine culture littéraire afin de comprendre les tenants et aboutissants : Larson ne s'embarrasse guère de digressions, à peine une vague analepse sous forme de souvenir honteux pour expliquer comment l'un des personnages en est venu à perdre son corps...

Yanna est le copilote du Bandit chétif, petit cargo de l'espace avec lequel elle traficote en compagnie de son ami d'enfance, Hilleborg. Ce dernier est réduit à une tête reliée à un sac protéinique et s'exprimant par le biais des circuits du vaisseau : les conséquences d'un emprisonnement suivi d'une exécution sommaire après un coup foireux. La proposition des jumeaux tombe à pic : une excursion à la surface d'un nagevide, ces gigantesques créatures qui parcourent les océans de l'espace que Yanna a la chance de bien connaître. Sauf qu'ils en choisissent un qui se meurt en orbite autour d'une géante rouge et qu'ils n'ont pas été très honnêtes quant à leur motivation première...

Vaisseau de contrebandier

Les amateurs de SF auront tôt fait de trouver les points de repère nécessaires pour se sentir en terrain étrangement familier : le ton mordant du narrateur, le techno-babble permanent, les ellipses savamment disposées requerront uniquement un petit effort supplémentaire pour se faire une idée acceptable du contexte. Des contrebandiers de l'espace, la littérature en regorge depuis la nuit des temps : Yanna n'est pas Han Solo et son vaisseau est loin d'avoir les performances du Millenium Falcon (il n'est même pas armé)cependant on comprend bien le concept - et la mention d'une cache spécifique destinée aux marchandises douteuses en fera sourire plus d'un. Un blogueur pertinent évoquait d'ailleurs des images de ses dessins animés de jeunesse, tels Capitaine Flam : la vision d'un Hilleborg réduit à une tête parlante a de quoi frapper les esprits et rappeler ce genre de références. On pourra ajouter également les Acantis, ces baleines extraterrestres utilisées par les Broods (qu'on peut voir dans cet article s'en prendre à Kitty Pryde) comme vaisseaux dans la saga X-Men : c'est en tous cas la première image qui m'est venue en lisant la description de ce nagevide. De même, le bestiaire imaginé tant dans la biosphère de cette gigantesque bête que sur les rares planètes évoquées rappellent certaines des créatures créées par Dan Simmons dans Les Cantos d'Hypérion (les vonNeumanns qui se nourrissent d'énergie semblent un peu similaires aux ergs).

Un Acanti, ces baleines cosmiques utilisées par les Broods comme vaisseaux et habitat dans la saga X-Men

Néanmoins, et systématiquement, ces références se retrouvent perverties par l'ambiance iconoclaste du roman : Yanna est certes une pirate du cosmos, mais elle n'a jamais tué personne. Elle est rongée par le remords à propos de la sentence exécutée sur son ami et pose sur le monde un œil assez désabusé. Hilleborg, presque littéralement désincarné, communiquant avec un synthétiseur vocal, semble lui faire perpétuellement la tête - à raison, comme on finira par le comprendre. On a régulièrement l'impression que Larson cherche à flinguer avec jubilation nombre de codes de ce genre de récits d'exploration et d'aventures, surtout lorsque la fausse excursion se mue chasse au trésor et qu'un cinquième larron vient se joindre à ces réjouissances, bien décidé à empocher le butin avant tout le monde. La perspective de gagner une tonne de fric s'éloigne bien vite lorsque votre existence est remise en question par une bande de mercenaires surarmés... Yanna n'a rien d'une héroïne et ce ne sont que quelques considérations très égoïstes qui vont la pousser en avant dans cette entreprise de plus en plus périlleuse. Au point d'enchaîner les coups de Trafalgar, les coups du sort et les coups de génie à une fréquence de plus en plus élevée.

Mercenaires de l'espace

Le nagevide en lui-même s'avère un lieu atypique et absolument hallucinant, propice à bon nombre de péripéties et chausse-trappes : sa surface gigantesque abrite un écosystème aussi varié que dangereux (gaffe aux arbres-bouchers !) et tout l'environnement est saturé par ses fluides vitaux et ses gaz internes qui s'échappent lentement dans l'espace, créant une sorte d'atmosphère vaporeuse tandis que sa peau se craquelle et engendre failles et crevasses titanesques tandis que ses nageoires se délitent au ralenti. Le tout avec un firmament presque entièrement occupé par la géante rouge dont la lumière écrase les perspectives et engourdit les perceptions.

Impossible de s'ennuyer, d'autant que la plume acerbe de l'auteur fait savamment reluire le caractère bien trempé de Yanna, qui ne se prive pas de dire ce qu'elle pense à tous ceux qui l'emmerde, à commencer par ses commanditaires qui l'ont plongée dans cette histoire. 
Frais, revigorant et dynamique, une lecture qui fait du bien.


Image générée par IA



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • De la SF vive et iconoclaste.
  • Un texte court et dynamique.
  • Des personnages particulièrement choyés.


  • Une plongée abrupte dans le futur avec un jargon assez ardu bardé de néologismes (mais on finit par s'y faire).
Écho #63 : Hasbro se lâche sur les prix
Par


Parker par McFarlane (version comics).
Hasbro
, le fabricant des figurines Marvel Legends (et Marvel Comics Spider-Man), a lancé récemment une nouvelle série appelée "Maximum". Voyons cela en détail.

Rappelons que les Marvel Legends sont des figurines de collection d'entrée de gamme, plutôt bien réalisées pour un prix à la base relativement modique (sauf quelques boîtes spéciales accueillant plusieurs figurines ou des personnages plus massifs). Après un bref passage par un packaging absurde qui empêchait d'exposer les figurines dans leurs boîtes (et la chute des ventes qui l'a logiquement accompagné), Hasbro est revenu à la présentation d'origine. Une bonne chose donc. Et sur sa lancée, la société spécialisée dans les jouets nous gratifie de la série Maximum, dont est issu le Spider-Man que nous vous présentons aujourd'hui.

Nous avons ici un Spidey inspiré de la version McFarlane (cf. cet article) des comics. Outre sa toile très réaliste et détaillée, l'auteur était célèbre également pour les poses très "animales" qu'il a fait adopter au Tisseur, ce qui engendre ici la première spécificité de la gamme : des figurines encore plus articulées, capables de reproduire les scènes les plus acrobatiques.
Outre les articulations supplémentaires, l'on retrouve plus d'accessoires (objets, têtes, mains...) que dans une boîte standard. Mais en réalité, c'est surtout le prix qui va prendre une dimension "maximum".

Peter Parker, de gauche à droite : version Marvel Comics Spider-Man / version Marvel Legends Captain Universe / version Maximum


En effet, alors que la plupart des figurines étaient étiquetées à une trentaine d'euros environ, celle-ci est vendue le double du prix, soit... 60 euros ! Un Hulk prévu en juillet dans la même série dépassera, lui, les 70 euros. 
On atteint ici des prix astronomiques que deux articulations et quelques paires de mains en plus pourront difficilement justifier. D'autant que la réalisation est loin d'être parfaite.

On ne peut s'empêcher notamment de remarquer le visage de Peter Parker, assez peu réussi (cf. comparatif ci-dessus). On s'arrête dans un premier temps sur la colorisation des lèvres, autrefois réservée aux seuls personnages féminins, mais surtout, c'est l'expression faciale de Peter qui ne va pas du tout et lui donne un air de benêt complètement ahuri. Quant à ses yeux inexplicablement jaune pisse, cela n'aide pas non plus à lui donner meilleure allure. Bon, dans les comics, le visage de Parker par McFarlane n'était souvent pas extraordinaire non plus, mais le prix délirant de la figurine n'incite pas du tout à la clémence. À 30 euros, le visage raté de Parker était une anecdote. À 60, ça devient un scandale.
Les deux visages avec masque sont, eux, quasi semblables (notons cependant la présence d'un "spider-sense"). Et six paires de mains, c'est sans doute un peu exagéré (d'autant que les seuls autres accessoires consistent en un peu de toile). 

Alors certes, la tenue classique version McFarlane du personnage phare de Marvel va très certainement assurer un grand nombre de ventes, mais une version basique, à moitié prix, aurait largement pu contenter tout le monde. Le contenu ressemblant tout de même beaucoup à du remplissage conçu à la va-vite, il faut espérer que cette gamme Maximum reste limitée ou soit repensée pour un prix plus raisonnable.

Parker par McFarlane.

Les accessoires : deux visages supplémentaires, six paires de mains en tout, un "spider-sense", un support et diverses constructions en toile (bouclier, jets...).

la Chute des Géants
Par

Le 22 juin 1911 est le jour où Billy Williams descendit pour la première fois dans une mine du pays de Galles. Cette initiation est le point de départ des destins croisés de plusieurs familles, certaines galloises (Billy justement qui deviendra soldat, sa sœur Ethel qui passera d’intendante à journaliste puis députée travailliste) ou britanniques (comme le comte Fitzherbert, qui aura Ethel pour maîtresse, et sa sœur Maud, suffragette avant l’heure, amoureuse d’un aristocrate allemand), d’autres américaines (Gus Dewar, conseiller du président Wilson) ou russes (les frères Pechkov qu rêvent d’aller en Amérique pour y trouver un régime démocratique, l’un finissant par participer à la chute du tsar, l’autre faisant fortune à Buffalo), ou encore germaniques (Walter von Ulrich, ami des Fitzherbert et attaché militaire à Londres). Tous ces personnages vivront le choc ultime que sera la Première Guerre mondiale et en subiront les conséquences tant morales que sociales ou économiques : leur monde va changer, et de manière irrémédiable. Les relations de naguère, les amitiés et amours y survivront-elles ? 

Publié en 2010, La Chute des géants est un roman historique de Ken Follett constituant le premier volet d'une saga intitulée Le Siècle qui s'étend des prémisses de la Première Guerre mondiale jusqu'aux conséquences de la Seconde. Le fait est que le roman a tout pour plaire, et pas seulement aux lecteurs qui ont apprécié (ils sont nombreux) Les Piliers de la Terre et Un monde sans fin : on y trouve comme d'habitude chez l'auteur une flopée de personnages au caractère marqué, un contexte historique à la véracité enrichie de nombreux détails et des passions capables de déplacer des montagnes bien que contrariées par des pressions familiales ou politiques. Tout y est, et c'est perceptible dès la lecture du résumé de quatrième de couverture. Mieux : au lieu d’un conflit majeur mais trop méconnu par son antiquité (la Guerre de Cent Ans, qui sert de point d’ancrage à Un monde sans fin), on nous expose ces amours et désamours au travers de la Grande Guerre, la der des ders ! Follett affiche son ambition de retranscrire au travers d’une sélection pointue d’individus entiers, tourmentés, rigides ou révolutionnaires la façon dont notre civilisation a basculé irrémédiablement, bouleversant les anciens ordres établis et plombant l’avenir sous la menace permanente d’une déflagration universelle. Ambitieux et alléchant programme.

Jongler avec autant de personnages tout en les insérant dans des actualités au déroulement millimétré est une tâche ardue et complexe et l'on sait désormais que Follett en est largement capable. En fait, dès l’entame du bouquin, pour peu qu’on ait apprécié l’une ou l’autre de ses précédentes prestations littéraires, on s’attend à un chef-d’œuvre ou, à tout le moins, à une réussite grandiloquente.

p. 131 de l'édition Robert Laffont 2010

Or, on déchante. Et vite.

D’abord parce que le savoir-faire qui permet à tous ces héros de se retrouver mêlés de près ou de loin aux événements politiques préalables à l’entrée en guerre de l’Allemagne, de l’Angleterre et de l’Amérique ou à la chute du régime tsariste ne s’avère rien d’autre que ce qu’il est : un mécanisme, habile certes, mais indubitablement artificiel, rendant la lecture de ces chapitres largement moins palpitante qu’elle aurait pu l’être. Certes, on s’émeut volontiers de la condition exécrable des mineurs gallois (sur)exploités ou du combat permanent (qu’on sent vain) de ces femmes au caractère bien trempé qui cherchent à se faire entendre au niveau du gouvernement – Follett semble d’ailleurs toujours avoir été fasciné par les personnages de femmes modernes construisant sur les vestiges de leurs malheurs la volonté inébranlable de créer un monde meilleur (on retrouve un peu de Caris chez lady Maud). Mais on déchante vite lorsqu’on tombe sur ces péripéties laborieuses censées rythmer le roman autrement que par la cadence des faits de guerre : ainsi, comment faire progresser l’intrigue liée à lord Fitzherbert ou aux frères Pechkov ? Facile ! Il suffit qu’ils mettent enceinte la femme avec laquelle ils couchent. Le procédé, s’il fait sourire au départ, devient vite répétitif et agaçant : on se doute bien que les rejetons de nos protagonistes leur joueront des tours plus tard. D’autant que les scènes un peu lestes dans lesquelles se complaît l’auteur de L’Arme à l’œil deviennent ici autant de passages obligés, en perdant du coup leur pouvoir érotique.

p. 561 de l'édition Robert Laffont 2010

Et c’est bien là que le bât blesse. En dehors de quelques passages où l’écrivain gallois parvient encore à transcrire la flamme qui anime les amants maudits (le couple Maud/Walter jouissant des plus belles scènes avec leur liaison secrète), et de quelques piques bien senties envers l’establishment conservateur, seul l’intérêt historique anime le reste de l’ouvrage et l'on se contente bien vite de suivre d’un œil distrait l’ascension et la chute de Lev aux États-Unis ou le destin d’Ethel, féministe avant l’heure. Sans déplaisir, mais sans vraiment de surprise non plus. L'amateur d'Histoire ou d'anecdotes historiques saura néanmoins se réjouir de la masse d’informations distillée avec maestria, tout en pestant contre une traduction parfois douteuse (mais difficile à prendre en défaut malgré tout, la faute sans doute à un manque de coordination entre les traducteurs – ils étaient quatre !) et surtout la présence de coquilles inhabituelles à ce niveau d’édition : une phrase telle que 

Malgré l’arrogance avec laquelle les autres demandes étaient formulées avec une certaine arrogance, les Serbes pourraient probablement les accepter. 

est difficilement acceptable à ce niveau. Quelques autres répétitions ou maladresses du même acabit parsèment l’œuvre : elles sont rares, mais sensibles. 

Saluons tout de même la présentation du livre chez Robert Laffont : quoique épais et volumineux, il dispose d'une couverture légèrement veloutée, certes sensible aux traces de doigts mais qui s'avère très agréable au toucher et résistante au transport. Le visuel en ombres chinoises, bien que discret, est également réussi.

Une déception donc, à la hauteur des promesses, mais un ouvrage d'une rare ambition et à la portée imposante qui saura trouver son lectorat.

p. 727 de l'édition Robert Laffont 2010





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des perspectives vertigineuses.
  • Les destins croisés de plusieurs familles de différents pays sur fond de guerres mondiales.
  • Des personnages forts.


  • Des scènes de sexe trop complaisantes.
  • Une forme d'artificialité dans les intrigues et l'enchaînement des péripéties.