BRZRKR
Par

Le gars a un prénom signifiant "brise fraîche sur la montagne" et prône la paix et l'amour
en ne cessant de se mettre en scène dans des rôles d'assassin.
C'est ce qu'il y a de beau, avec l'être humain : il n'est pas à une contradiction près !


Comme nous vous l'annoncions dès 2020, Keanu Reeves s'est imaginé en vedette d'un comic bourrin mais mâtiné de spiritualité le mettant en scène dans la peau d'un guerrier légendaire. Eh bien, aux United States of Keanurica, quand Keanu veut un truc, il l'obtient ! Ledit comic a été coscénarisé par l'inévitable Brise Fraîche sur la Montagne et Matt Kindt (Folklords, Mind MGMT...), dessiné par Ron Garney (Captain America, The Amazing Spider-Man, Hulk, X-Men, Daredevil...) et colorisé par Bill Crabtree (personnellement, j'ai une imagination visuelle ; le patronyme de ce monsieur me donne envie de le suggérer à l'I.A. de Midjourney pour voir ce qui en sortirait). Le comic est sorti aux éditions Boom! Studios chez les compatriotes de Robinette Biden puis a été traduit en francophonois pour sortir chez nous sous une couverture arborant le logo Delcourt.

Mais quel est cet étrange projet et que valent les abats que nous sert avec enthousiasme Petit Vent Froid dans les Rochers à chaque page de ce bien sanguinolent volume ?

Eh bien, sous les traits (tant admirés de millions de fans de par la vaste monde) de Souffle Frisquet sur les Cailloux, on apprend à connaître un guerrier huit fois millénaire qui loue ses services experts au gouvernement des USA en échange d'une meilleure connaissance de lui-même. Car si B. (c'est son nom, c'est comme ça...), aussi appelé Unute (c'est son nom aussi, tu vas faire quoi ?), est un demi-dieu vieux de huit millénaires se souvenant de chaque instant de sa vie, il a aussi la capacité de tout tuer... et il a un jour décidé de tuer certains de ses souvenirs (waw, c'est aussi profond que le sommeil que cette idée pourrait m'inspirer dans un bouquin où elle ne flotterait pas à la surface de quinze hectolitres de sang entre un œil humain et un intestin grêle). Le deal est simple : B. remplit, aux quatre coins du globe (chercher les coins d'un globe, ça occupe un bon moment) et au nom de la bannière étoilée, des missions trop dangereuses pour le commun des mortels. En échange, les USA l'aident à retrouver la vérité sur ses origines et à accéder à la mortalité (non pas que B. soit suicidaire mais 8000 ans à voir tout le monde faire un truc sans pouvoir essayer, ça doit rendre la chose tentante). C'est que, las de cette vie de massacre, B. aspire à une certaine introspection, voyez-vous... même si ce n'est pas flagrant lorsque l'on feuillette distraitement l'album.
Peu à peu, B. se souviendra être un cadeau des dieux anciens offert à une tribu primitive suite aux suppliques de celle qu'il considère comme sa mère. Une immaculée conception psychédélique plus tard, cette proto-Marie se retrouve grosse d'un chiard qui deviendra adulte en deux printemps et s'avèrera apte à zigouiller des armées entières à lui seul. Il devient l'outil (l'unute) de sa tribu qui lui voue dès lors un culte... Tout cela est bien joli mais le cadeau des dieux anciens a été conçu avant que les dieux fussent obsédés par la notion d'obsolescence programmée... par conséquent, des millénaires après la disparition de tous les siens, B. ne peut toujours pas mourir. Et visiblement, c'est crevant, de ne pas crever !


B. est un bourrin, son histoire l'est aussi et le tout sera mis en images avec la ferme et ostentatoire intention de faire autant dans la finesse que le vieil oncle bourré qui embarrasserait même Jean-Marie Bigard au beau milieu d'une foire à la saucisse. Ça perfore des crânes à coups de poing, ça arrache des membres à mains nues, ça tranche des gorges avec des côtes, ça se bat encore avec la moitié de la gueule arrachée, ça pisse de l'acide et ça chie du plomb en fusion à chaque planche... ou presque.

Est-ce trop ? Indéniablement. Est-ce intentionnel ? De toute évidence.
La démesure de violence et de force de B. se doit d'être graphiquement explicite. Un surhomme à l'impact limité perd tout de l'intérêt que l'on peut lui porter : faites courir Flash derrière un autre bolide et vous avez l'impression de deux coureurs normaux que nos contingences matérielles n'affectent pas, ils perdent de leur impact sur notre imaginaire au fur et à mesure qu'ils s'écartent de notre réel. Faites courir A-Train à plusieurs centaines de kilomètres par heure jusqu'à ce que sa route croise la jeune fiancée de Hughie Campbell et l'impact qui déchirera le fragile corps de la jeune femme et en éparpillera les boyaux dans toute la rue marquera une génération entière de lecteurs et de spectateurs.

Ici, B., c'est A-Train au ralenti : il en met partout sur les murs, le saligaud ! Mais c'est parce qu'il s'agit d'un être surpuissant et insensible, d'essence divine et habité par une inextinguible pulsion de violence ! En le laissant à échelle humaine et en lui offrant comme adversaires des combattants modernes aguerris, l'on prend mieux acte du feu qui le consume et de son potentiel. 
Tout ce paragraphe visait bien entendu à nous distinguer des puritains qui seraient choqués à la vue de tant de corps éclatés comme des pastèques un lendemain d'Halloween. Nous ne sommes en rien choqués par cela. 
La violence graphique est ici scénaristiquement justifiée ; bien plus encore que dans The Boys, d'ailleurs, pour reprendre notre exemple ci-dessus.


L'avatar de Pet Glacial à Flanc de Colline a un background cohérent et assez soigné, les planches (trop nombreuses) relatant son passé nous l'expliquent avec force détails d'un gore esthétisé assez défoulant.
Mais l'histoire qui nous est contée est essentiellement contemporaine et l'anachronisme vivant qu'est B. nous y est dépeint avec d'autant plus d'efficacité que, fort de 8000 ans d'expérience de la rage, il maîtrise désormais l'art et la manière de tuer et mutiler mais aussi une façon bien à lui de faire face à l'immortalité. 
Certaines facettes de sa personnalité transparaissent dans son comportement et l'on perçoit parfois des idées de caractérisation toute bêtes dans certaines bastons qui s'avèrent d'une redoutable efficacité pour mieux cerner ce qu'est ce personnage. À titre d'exemple, conscient que sa fureur de berzerker (oui, BRZRKR, en somme) est sur le point de l'emporter, il se débarrasse en quelques cases de tout l'équipement moderne que lui confie son employeur (armes à feu, gilet pare-balles...) au beau milieu d'une fusillade. Bien entendu, on sent que Souffle d'Eole caressant la Face Nord s'est offert un petit fantasme badass qu'il pourra revoir en boucle dans la série animée et le film R-rated d'ores et déjà négociés avec Netflix. 
Mais ce n'est pas tout : cette séquence permet surtout de nous dépeindre le personnage comme pleinement conscient de sa bestialité primitive lorsque sa fureur de berzerker le gagne. Il sait alors que, loin de ces artifices modernes, sa meilleure arme reste encore sa rage elle-même, viscérale, inextinguible !

En ce qui concerne le dessin, nous vous en offrons ici quelques échantillons représentatifs. Le trait est lisible et souvent très précis, la mise en couleur fait la part belle aux contrastes très marqués et aux couleurs signifiantes, comme le font tous les comics se revendiquant peu ou prou de l'influence de titres comme Watchmen. La violence stylisée à l'extrême peut parfois rappeler un Hard Boiled de Frank Miller et Geoff Darrow.


Vous remarquerez que l'on est plutôt bienveillants envers ce comic ; il a d'indéniables qualités. Mais il n'en reste pas moins une impression étrange à sa lecture. Sans doute même la somme de plusieurs impressions : l'impression que Keanu Reeves met sur papier un fantasme vraiment très égocentré faisant de lui une sorte de dieu de la violence, l'impression que le comic est un condensé de nombre d'inspirations qui ne trouve pas nécessairement une autre originalité que son personnage central et son apparence, l'impression désagréable que rien ne compte ni ne comptera puisque tout est vu à travers le regard d'un être quasi éternel et invulnérable, l'impression (renforcée par le style graphique et les nombreuses inspirations) d'une œuvre contemporaine mais appartenant déjà au passé...

Au final, un bon moment de divertissement dont nous attendions peut-être trop mais qui ne risque pas de décevoir le lecteur occasionnel en quête de personnage de dur à cuire, d'action et de violence.

Allez, je vous laisse avec une image de B. enfant, envoyant son poing à travers la tête d'un type qui n'en demandait sans doute pas tant, au mépris de toutes les lois les plus élémentaires de la physique, de la biologie et de la mécanique. C'est cadeau.



+Les points positifs-Les points négatifs
  • Un personnage charismatique à la caractérisation efficace.
  • Une violence graphique décomplexée.
  • Un scénario clair.
  • Un ego trip un peu trop voyant, quand même, pour sieur Keanu.
  • Une façon de montrer la violence finalement déjà vue ailleurs, même si la quantité peut ici faire office de qualité pour un certain lectorat.
  • Un scénario au final assez pauvre, malgré ses grands airs.