Catwoman - Le dernier braquage


Quand la monte-en-l'air de classe internationale la plus populaire de chez DC
met toutes ses économies pour voler une babiole en toc, il lui faut se refaire.
Retour à Gotham à contrecœur pour Sélina Kyle.


Dans la même logique que la sortie de Batman Ego au sein d'un recueil éponyme, Urban nous livre avec Catwoman - Le dernier braquage une des aventures ayant officiellement inspiré Matt Reeves pour son film à venir sur l'homme-pipistrelle. Et cette fois encore, il s'agit d'enrichir cette création de Darwyn Cooke d'autres histoires signées de sa main et mettant en scène l'insaisissable Selina Kyle.

Darwyn Cooke, co-responsable de la vie de Catwoman durant un temps avec Ed Brubaker et Doc Allred, est ici soucieux de nous offrir quelques pièces manquantes au puzzle de la vie de notre cambrioleuse de haut vol. En effet, avec ses complices, il l'a souvent mise en scène dans des actes de bravoure purement altruistes qui jurent un peu avec son image initiale de diamond girl. Pour ce faire, il va s'agir de faire reparaître une Selina Kyle et son alter ego dans le collimateur de la faune de Gotham. C'est ce que va entamer l'enquête de Slam Bradley dans Sur la piste de Catwoman (Detective Comics back-up #759 à 762).Cette histoire met en scène ledit Slam à qui le maire de Gotham charge de retrouver une Catwoman... pourtant déclarée morte. Il découvrira bien vite un lien entre elle et Selina Kyle, candidate à la mairie de New York récemment décédée.
 
Avec ce premier récit, on est de tout évidence plongé dans un polar classique où un détective hard boiled distribue autant de patates qu'il en reçoit et élucide une enquête davantage parce qu'il remue la merde que parce qu'il est un fin limier. Une lecture agréable si on aime le roman noir qui bénéficie d'un trait qui lui va étonnamment bien ; l'épaisseur des traits de Cooke s'adapte ici parfaitement à la noirceur du récit en assombrissant les cases.

Le dernier braquage
, quant à lui, est une fiction dans laquelle Selina refait surface à Gotham à la suite de l'échec d'un vol de grande envergure à l'étranger. Pour se remettre le pied à l'étrier, elle va monter une équipe de casseurs qui aura pour objectif de dévaliser un train affrété par la mafia pour transporter 24 millions de dollars vers Montréal. Son indic' est une jeune femme sexuellement exploitée par le parrain de l'organisation, ses alliés viennent de son passé lointain ou de rencontres plus récentes et le plan est on ne peut plus audacieux. C'est ici une aventure de Selina mettant son identité nocturne de côté et dévoilant quelques zones d'ombre de son passé, une aventure rythmée par la conception de ce casse mêlant de la technologie, du culot, des capacités physiques hors normes et une forme de courage confinant à la déraison. Selina y prouvera une fois de plus certains aspects de sa personnalité, comme le fait qu'elle n'appartiendra jamais à personne et que, tel le chat noir, elle porte poisse à qui l'entoure, qu'on la caresse dans le sens du poil ou non. Mais elle, forte de ses neuf vies, s'en sortira-t-elle indemne ? 
 
Une très plaisante lecture offrant plusieurs rythmes et plusieurs atmosphères et qui a le bon goût de changer un peu des sempiternels combats de super-héros. C'est plutôt habilement écrit et, comme pour Sur la piste de Catwoman, le trait de Cooke s'avère très approprié mais, cette fois, parce que son aspect cartoon permet d'atténuer un brin la perception du côté dramatique de certains événements, rendant le tout accessible à de jeunes adolescents. En effet, comme dit dans la chronique sur Batman Ego, même si le dessin de Darwyn Cooke peut sembler désuet ou inapproprié aux comics en raison de ce à quoi la majorité d'entre eux ressemblent de nos jours, il faut lui reconnaître la vertu de jeter des passerelles entre les âges et les genres ; il faut être vraiment allergique à cette patte graphique particulière pour que la magie n'opère pas. Même lorsque l'on y est de prime abord réticent, l'on parvient assez aisément à en comprendre la pertinence. Au moins, sous sa main, les comic books n'ont-ils pas cette gravité et cette maturité excessives dont se plaignent certains détracteurs au regard des productions actuelles de DC...

Vient ensuite Anonyme (Catwoman #1 à #4). Un titre doublement justifié parce qu'il marque le retour de Selina sous le masque et parce qu'elle y affronte une de ces horreurs dont Gotham a le secret auquel ce surnom convient parfaitement. Peu à peu, Selina y trouve un nouvel équilibre et un nouveau but à ses escapades nocturnes. Alertée par son amie prostituée Holly, Selina apprend qu'un homme s'en prend chaque nuit aux filles de la rue. Il est inacceptable, pour Selina, que cela reste impuni et, dans une Gotham où la police considère les péripatéticiennes comme des citoyennes de seconde zone indignes d'un travail de police sérieux, elle décide de prendre leur défense et se lance à la poursuite de celui qui les assassine. Une Selina s'ouvrant au bien et à l'altruisme, acceptant de faire la paix avec son alter ego au seul sacrifice de la queue de chat de son costume... Une fois encore, Cooke interroge la double personnalité de héros ayant une personnalité secrète. Et, comme pour Bruce dans Batman Ego, il offre à Selina un équilibre nouveau lui permettant l'harmonie entre ses deux facettes.

Le recueil se termine par une confrontation acrobatico-romantique entre la chatte et la chauve-souris s'étalant sur 11 planches : Chevalier servant (Solo #1). Dessinée par Tim Sale, cette historiette écrite par Darwyn Cooke est fraîche et amusante. Mieux dans sa peau et dans son latex, Selina se permet de faire tourner Batman en bourrique dans une course-poursuite où elle se montre aguicheuse et émancipée de la plupart de ses doutes.


Oui, on se refera des Catwoman écrits de cette façon bien volontiers. Voilà un album qui se lit avec plus d'enthousiasme encore que Batman Ego. Dans celui-ci, la progression de la personnalité du personnage principal n'est pas due à une sorte d'improbable hallucination l'exposant à son double mais tout simplement à une introspection résultant d'événements que l'on a suivis. Elle en est d'autant plus crédible. Rarement l'on avait aussi bien compris les motivations de Selina et l'on finit par être heureux de ce nouveau tour qu'elle donne à son existence, le sourire aux lèvres. Elle sera la justicière qui s'occupe de ceux qui restent à l'ombre du radar de Batman, celle qui sauvera ceux que personne ne voit et dont personne ne se soucie. Elle sera l'héroïne du quartier... ce qui justifie peut-être les dernières cases de ce recueil qui offrent un clin d'œil évident à un certain Peter Parker.

Slam Bradley avait vu un lien entre Selina et Catwoman... il a fallu un long moment à Selina avant de le retrouver en elle. Mais maintenant qu'elle est en paix avec elle-même, on se délectera de ses aventures nocturnes de justicière à taille humaine.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Trois récits (et un petit bonus) bien écrits et bien équilibrés.
  • La progression du personnage est réellement intéressante à suivre et cohérente.
  • Le dessin offre à ces aventures un mélange de noirceur et de second degré permettant une ouverture à un large public.
  • Selina a rarement été aussi sympathiquement exploitée : c'est ici un personnage attachant qui mélange faiblesses touchantes et forces admirables.
  • Certains n'aimeront pas ce type de dessin. C'est couru d'avance... mais ils passeront à côté de récits de bonne qualité.

Batman Ego


Deux albums signés par le regretté Darwyn Cooke estampillés "Les albums du film The Batman" viennent de sortir en l'honneur du futur long métrage de Matt Reeves avec Robert Pattinson dans le rôle du Chevalier Noir.
Valent-ils l'investissement ?


Urban Comics nous présente en janvier et en février, des jalons importants de la vie de leur justicier nocturne fétiche. Leur point commun est d'avoir été présentés par Matt Reeves lui-même comme les sources d'inspiration majeures de son film à venir. On parle bien sûr de quelques comics « cultes », certains déjà publiés depuis de longue date, d'autres réédités (dans la collection Black Label notamment) et d'un inédit. Il s'agit de Batman Année Un de Frank Miller et David Mazzucchelli, Batman Un Long Halloween et Batman Amère Victoire de Jeff Loeb et Tim Sale, de Batman Imposter (en vente fin février [1]) par Andrea Sorrentino et Mattson Tomlin (co-auteur du script de The Batman avec Matt Reeves et Peter Craig), Catwoman à Rome par Jeff Loeb et Tim Sale et enfin, les deux albums nous concernant : Batman Ego (dans cet article) et Catwoman Le Dernier Braquage (dans un article à venir) par Darwyn Cooke.

Avant de commencer, informons tous les amateurs de polémique imbécile que l'on ne se prononcera jamais, ici, sur un film que nous n'avons pas pu voir : laissons les spéculations aux traders et aux amoureux de prose vaine. Au lieu de chercher à deviner le futur, jetons un œil sur le passé. La technique est on ne peut plus simple : vous voulez savoir si Pattinson est un bon choix ? Référez-vous à sa carrière sans vous limiter à Twilight et vous tomberez sur l'incroyable The Rover de David Michod ou The Lighthouse de Robert Eggers, parmi bien d'autres œuvres prouvant le talent du gaillard... ce qui vous amènera naturellement à comprendre que c'est un acteur fasciné par l'incarnation des troubles psychologiques et qui s'est forgé une filmographie extrêmement variée et personnelle. Mine de rien, cette seule démarche très simple permet d'éviter de paraphraser les milliers de Jean-Kévin qui se sont révoltés sur la toile à l'annonce de son nom au titre que : "Eh, mais... c'est le minet de Twilight... il n'est même pas musclé". Un retour de Pattinson aux blockbusters, par le truchement du héros le plus torturé qui soit ? Moi, ça titille ma curiosité !

Le procédé consistant à regarder le passé pour imaginer ce que sera l'avenir semblant concluant, jetons un regard dans le rétro de la Batmobile pour voir (en l'espace de deux articles) ce que valent deux de ces œuvres qui nous sont présentées comme des inspirations de la prochaine incarnation cinématographique de Batou : les comics Batman Ego et Catwoman Le Dernier Braquage. Chacun de ces deux volumes se voit augmenté, dans cette édition, d'autres récits gothamiens ayant bénéficié de la plume ou du marqueur de Cooke et c'est donc dans sa vision de l'univers de Bruce Wayne que se déroulent toutes ces aventures. 

Batman Ego, outre son histoire éponyme, renferme Au pays des monstres (issu de Gotham Knights #23), Le monument (Gotham Knights #33), Déjà vu (Solo #5) et Batman/Spirit La convention du crime (Batman/The Spirit #1). Catwoman Le Dernier Braquage, quant à lui, est complété de Sur la piste de Catwoman (Detective comics #759-#762), Anonyme (Catwoman #1 à #4) et Chevalier servant (Solo #1). Les deux albums sont souvent présentées comme étant une sorte de diptyque qui ne dit pas son nom et l'effet est ici encore amplifié par leurs sorties simultanées et la présence de certains personnages dans les deux livres (Jeff et Stark, les deux voyous de Déjà vu étant ici également associés à Selina Kyle dans Le Dernier Braquage – un temps nommé Le Grand Braquage (cf. image de couverture ci-dessus dévoilée par Urban il y a quelques temps) comme dans sa première édition chez Semic en France qu'Urban adopte définitivement Le Dernier Braquage).

Bien entendu, la jolie composition que nous offrent leurs couvertures lorsqu'on les met côte à côte comme ci-dessus joue elle aussi un rôle sur l'impression sans doute légitime qu'il s'agit là d'un tout totalement cohérent... Panini, par le passé, avait opté pour une politique de rapprochement plus évidente encore entre ces deux titres en les unissant dans un seul album. Mais on sait à quel point Urban se plaît à classer ses récits selon leur personnage principal, permettant aux fans de tel ou tel héros de "tout avoir" concernant leur idole. Vous me direz : "C'est bien joli de regarder l'emballage et détailler la composition du produit mais que goûte la cuisine que nous avait préparée Darwyn Cooke avec tous ces ingrédients ?". Eh bien, voyons cela ensemble ! Et penchons-nous aujourd'hui sur le cas du capé.


Batman Ego : le témoignage d'une époque


Rares sont les amateurs de la chauve-souris de DC à n'avoir pas entendu parler de ce titre. Voyez-le comme une des charnières possibles permettant d'articuler le Batman léger et rigolo façon Silver Age et celui plus mature, sombre et torturé de notre époque. Cela lui est permis, entre autres choses, par le dessin de Cooke qui tient davantage de celui que l'on attend d'un film ou d'une série d'animation que d'un comic, comme le fait d'ailleurs remarquer non sans une certaine jalousie son amie Amanda Conner (Harley Quinn, Before Watchmen, Power Girl) dans une introduction en forme d'hommage à un ami et collègue parti trop tôt (Darwyn Cooke est décédé en mai 2016 âgé de 53 ans). 

Avec un trait rappelant l'insouciance des comics des années 50, voire même certaines manifestations de la ligne claire européenne, Cooke jette sur papier en l'an 2000, entre le Batman marrant et le Batman sinistre, un pont semblable à celui bâti à la télévision par Batman the animated serie en 1992. Ici, nous avons un Batman blessé et pissant le sang œuvrant à rattraper Buster Snibbs, un des hommes du Joker lui ayant récemment livré des informations concernant son employeur. Snibbs est désormais en fuite avec le butin d'un massacre ayant eu lieu dans un bal de charité et ayant occasionné la mort violente de 27 personnes. Toutefois, le malfrat n'est pas réellement en train de s'enfuir : il compte en réalité se suicider en sautant du haut d'un pont pour échapper à la menace que le Joker fait peser sur lui. Batman le sauve de la mort au prix de maints efforts et de bien des souffrances pour que, peu après, Snibbs lui confie avoir déjà tué sa femme et ses enfants pour leur épargner la vengeance du sinistre clown de Gotham. Une fois cet aveu fait, le bandit se fait tout bonnement sauter le caisson sous les yeux de Batman. Ça va, niveau noirceur ?
 
Batman Ego commence donc, malgré ce dessin quasiment enfantin et terriblement épuré, par un des événements les plus crument réalistes que l'on puisse imaginer à Gotham ; sans doute comprenez-vous mieux ce que je disais : le dessin façon "Batman grand public accessible" et l'histoire à l'encre noire des pires tragédies. Assommé tant par les événements que par la douleur engendrée par ses blessures, ce jeune Batman qui dit en être à sa troisième année d'activités héroïques, file au volant de sa Batmobile à l'ancienne en direction de la Batcave. Durant tout le trajet, il ressasse les événements ayant mené à ce drame et se souvient de diverses conversations entendues dans le tout Gotham affirmant que l'homme sous le masque de chauve-souris ne peut être qu'un fou souffrant de graves troubles schizoïdes. Une fois à son repaire, il s'avoue ne pas se sentir à la hauteur de la mission qu'il s'est choisie et décide de tout arrêter lorsque, soudain, un être grimaçant parodiant son costume nocturne s'adresse à lui avec véhémence : le Batman lui parle, débarrassé de Bruce Wayne ! La fatigue, l'hémorragie, la schizophrénie... peu importe ce qui engendre ce dialogue mais c'est enfin l'heure de la mise au point entre l'homme et son alter ego nocturne. 

Pour tout fan de Batman, le moment est bien entendu précieux : l'on sait à quel point Bruce peine à faire la part des choses entre lui et sa créature, au point de souvent lui laisser prendre le dessus. Cette fois, alors qu'il veut renoncer à elle, elle s'impose à lui, comme incontournable, inévitable.

Très rapidement, Batman fustige la faiblesse de Bruce et s'impose à lui dans une grandeur démesurée au point de sous-entendre que Bruce lui voue une sorte de culte personnel, déifiant la figure de Batman dans une planche à l'écriture habile (dont le dessin ci-contre est issu). En cela, Cooke fait subtilement le lien avec le caractère quasi sacré que Frank Miller avait donné peu de temps avant à la mission de Batman.

Batman démonte, dans une explication séduisante, l'idée selon laquelle il serait né du traumatisme consécutif à la mort brutale des parents de Bruce. Il existait, selon lui, bien avant ça dans le cœur du garçonnet, tapi au cœur de sa passion pour le personnage de Zorro, tel un compagnon de route fait de noirceur permettant de mieux endurer les événements les plus sombres... Tout d'abord passager, il prit un jour les commandes lorsque, fou de douleur, l'enfant dut trouver une raison de survivre au deuil de ses parents. Batman se voit comme la pulsion qui mena Bruce à se construire et devenir ce qu'il est, à faire ce qu'il fait. Ils sont pour lui indissociables car son véritable nom n'est pas celui d'un héros. Son véritable nom est "Peur". Une peur qui jamais ne quitte Bruce. Dès lors, le seul moyen de la contrôler est de la partager avec tout qui le mérite ! 
 
La comparaison peut sembler audacieuse mais ce Bruce Wayne peut faire penser à une sorte de psychopathe de fiction à la Dexter, obsédé par la mort, traumatisé par le deuil parental, possédé par un passager sombre qu'il canalise en orientant sa violence vers ceux qui lui semblent la mériter, suivant un code d'honneur impliquant pour Batman de ne pas tuer et pour Dexter Morgan de ne tuer que les gens mauvais... Le nombre de points commun est assez saisissant. Cela expliquerait bien des choses allant de ses difficultés de sociabilisation sincère à ses multiples facettes, en passant par son incapacité à raccrocher la cape. Faut-il voir en le Bruce Wayne de Cooke une sorte de justicier psychopathe en costume de chauve-souris flirtant avec la schizophrénie ? C'est une explication qui a du charme et qui, comme pour Dexter, ne souffre que d'un seul défaut : ni l'un ni l'autre ne sont suffisamment dénués d'empathie pour que l'on soient sûrs de ce diagnostic.

Quoiqu'il en soit, surmonter la peur en l'incarnant, en en devenant le plus implacable des avatars... voilà une origin story de Batman qui colle avec quasiment toutes les itérations du héros, jusqu'à la plus abâtardie que l'on peut trouver, par exemple dans la troisième saison de la série télévisée Titans. Autre point commun avec le Batman du Titans télévisuel, ce Batman-ci a une solution pour endiguer une bonne partie des crimes endeuillant Gotham : transgresser une et une seule fois le code d'honneur de Bruce et éliminer définitivement le Joker. Dans Ego, Bruce s'y refuse, pour ne pas se perdre. Dans Titans, Bruce se perd... 
 
A trop vouloir ne pas avoir de sang sur les mains, Bruce n'a-t-il pas celui de toutes les victimes que le Joker a faites depuis la première occasion où Batman aurait pu le tuer ? Ces vies ne sont-elles pas "le prix à payer pour cette lâche moralité" ? Il faut dire qu'une fois encore, dans Ego, comme dans bien d'autres titres relatifs à Batman, on souligne le parallèle entre le héros et le Joker. Sans Batman, il n'y aurait pas eu de Joker mais si le Joker meurt... plus de Batman ? La synergie entre les deux personnages a déjà amené maints auteurs à s'interroger sur la possibilité du héros à surmonter la disparition de sa némésis. 

De temps en temps, les échanges entre ces deux personnalités sont presque de l'ordre du commentaire méta comme, par exemple, quand Batman affirme, sentencieux : "Il ne fallut pas longtemps avant que ta vanité et ton besoin d'approbation cède à l'appel de la célébrité. J'ai enduré cela, ainsi que ton besoin pitoyable de compagnie.". Cette critique directe de cette survivance de la Silver Age que sont les batgadgets clinquants et les différents sidekicks dans un univers s'assombrissant de plus en plus est on ne peut plus légitime. Le batsignal est devenu inutile dans une ville où Batman a la main sur toutes les informations numériques et toutes les images des caméras de surveillance mais il reste un gimmick des comics malgré tout. Les compagnons adolescents, c'était compréhensible tant que le plus grand risque qu'encourait Robin était de se prendre un coup de poing souligné d'un grand "zbim !" aux côtés d'Adam West... Mais à l'heure actuelle, alors que le Batman moderne combat des monstres de la taille d'immeubles, des tueurs aux victimes se comptant par dizaines, des menaces mystiques venant du fond des âges, il semble nettement plus irresponsable de sa part (ou moins empathique, ce qui va encore dans le sens de notre théorie Dexter) de se la jouer Pascal le grand-frère avec un ado à problèmes à ses côtés ! Et c'est d'ailleurs un autre travers dénoncé dans la série Titans dans laquelle Dick Grayson et Jason Todd lui reprochent de s'être servi d'eux et d'avoir fait d'eux des êtres instables et potentiellement dangereux.

En tout cela, Ego est annonciateur de ce qu'il adviendra ensuite à Batman... On en fera un être double qui tente de concilier la soif de justice expéditive de la créature et l'envie d'incarner un espoir que porte Bruce Wayne. Un être plus sombre, plus secret, plus complexe et plus radical que dans ses premières années... mais un être moins contestable que ce qu'il fut sous la plume de Miller. La dichotomie intrinsèque du personnage fait de Bruce et Batman des fardeaux respectifs l'un pour l'autre. Mais Ego se conclut (un peu facilement) sur une sorte de compromis, de pacte d'alliance entre ces deux extrêmes et a, de ce fait, un final étrangement pacifié, voire presqu'optimiste... 
 
Cela fait d'Ego une transition satisfaisante entre avant et maintenant et, surtout, un témoignage parfois maladroit mais sincère de ce moment où la licence s'est autorisée à raison à se prendre au sérieux, ouvrant la porte à quelques uns de ses albums les plus matures et intéressants aux yeux des fans du Batman hard boiled à tendance réaliste.

Au pays des monstres, un tout petit pays

Sur huit malheureuses planches, nous suivons la version Black & White de Batman dessinée par Cooke dans une histoire signée Paul Grist. N'ayant que peu d'intérêt sur le fond, elle narre l'arrestation de Madame X menant à l'absorption par Batou d'un produit hallucinogène et à son combat mental contre les visions... rien qui n'avait déjà et sera encore maintes fois fait face, par exemple, à l'Epouvantail (un autre taré obsédé par la peur et voulant l'incarner à sa façon). Un récit dans la continuité du Batman d'Ego qui vaut surtout pour la répétition du vœu de Bruce en ces mots : "Je ne permettrai pas que cette ville fasse de moi un monstre". Dont acte, Cooke avait choisi sa vision du personnage !

Le dessin est ici dans un noir et blanc renforçant encore la parenté graphique avec la série animée bien connue. On pourrait croire à des dessins enfantins tant tout se limite parfois à quelques traits rondouillards.

Contrairement à Ego, c'est un récit parfaitement dispensable qui annonce un peu ce qui suivra dans ce recueil : des planches de Batman signées Cooke au scénario, au dessin ou aux deux et qui sont certes divertissantes mais moins emblématiques que les 80 planches donnant leur titre à l'ensemble.

Le monument, ou la déification de Batou remise en question

Deuxième apparition Black & White sans doute plus intéressante mais dessinée par un Bill Wray au trait à mon sens indigne de cet album, cette historiette née de l'imagination de Cooke envisage l'édification d'une statue représentant Batman au centre de Gotham. On y analyse la réaction de la population (le très classique "on lèche, on lâche, on lynche") et celle de Batman face à cette étrange idée. Evidemment, on peut y voir une réflexion sur l'iconisation des héros de la pop culture et, plus pragmatiquement, sur l'érection de monuments à la gloire de quoi que ce soit.

C'est carrément cousu de fil blanc scénaristiquement et relativement moche graphiquement mais la réflexion sous-jacente n'est pas dénuée d'intérêt et l'admiration des super héros par les autorités générant autant d'admiration que d'animosité envers eux au sein de la foule est un thème qui a depuis été repris dans bien des comics... 
Toujours huit planches en noir et blanc, donc, et un thème plutôt accrocheur mais au traitement décevant.

Déjà vu, faute avouée à moitié pardonnée

Oui, en effet, cette histoire est bel et bien inspirée d'une autre œuvre : Night of the stalker, le classique de Steve Engleheart paru dans Detective Comics #439 en 1973. Pour faire simple, imaginez Batman assister à un double meurtre sur une scène de crime lui rappelant le traumatisme de la mort de ses parents ("déjà vu" ayant donc ici un double sens).
 
On assistera alors à un récit aux portes de l'horrifique où les meurtriers deviennent les proies d'un Batman mutique incarnant plus la peur que dans n'importe quel autre récit de Cooke, au point de presque en devenir une sorte d'antagoniste de film d'horreur. Ce n'est qu'au bout d'une dizaine de planches d'une traque implacable qu'il ôtera le masque et offrira au lecteur l'homme caché derrière la créature et les souffrances qui l'habitent dans une planche touchante et à laquelle le trait de Cooke convient mieux qu'aux précédentes.

Batman/Spirit La convention du crime, le crossover

Arrêtée en 1952, la série Spirit est relancée par DC en 2006, après ce crossover avec Batman, signé Darwyn Cooke au dessin et Jeph Loeb au scénario. 

Denny Colt, alias Spirit, est un justicier masqué créé par Will Eisner en 1940. En ne revêtant qu'un léger masque et un chapeau, ce détective privé se distingue de ses collègues super héros de l'époque en ce qu'il ne possède au final pas d'autres pouvoirs que ce qui fait déjà de lui un bon détective... outre un sens de l'humour bien à lui. Batman/Spirit fut l'un des événements comics de l'année 2006, un livre qui réunit deux personnages fort similaires, au final, de par leur lutte et leur absence de capacités surhumaines.

Cette première aventure marquant le retour de Spirit et propice à cette rencontre improbable a lieu à Hawaï où les commissaires Gordon (allié de Batman) et Dolan (allié de Spirit) se rencontrent pour la réunion annuelle de la police. Une convention qui intéresse également de très près les criminels de Gotham et de Central City : de Joker et Harley Quinn, à P'Gell, Catwoman et Mr. Carogna, tout le gotha du crime est présent pour faire leur fête aux plus fins limiers de la planète dans un grand boum !

C'est frais, rythmé, rigolo et agréable à l'œil mais si l'histoire est mémorable, c'est surtout en raison du nombre de personnages rassemblés et du fait que cela marque la renaissance d'un héros mis depuis longtemps aux oubliettes. À noter que l'on y apprend que Batman est une sorte de croque-mitaine pour les gens de Central City... Mais au final, Batman n'est-il pas ça pour absolument tout le monde depuis bien des années déjà ?


[1] Batman - Imposter sera en vente le 25 février 2022, découvrez la critique de Thomas en avant-première sur son site www.comicsbatman.fr.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un récit intéressant pour le tournant qu'il signe dans la représentation de Batman, même s'il n'est ni le seul ni le premier à le négocier.
  • Un dessin de Cooke très lisible et efficace.
  • Une écriture cohérente de la psychologie de Bruce Wayne au fil des récits. 
  • L'effort d'exploration de la psychologie de Bruce sous la forme d'un dialogue agité avec Batman est louable mais... ça reste néanmoins assez convenu et superficiel.
  • Comparé à certains dessins actuels, tout cela semble quand même enfantin ; même si ce trait accessible a aussi l'avantage de pouvoir lancer une passerelle entre les approches de Batou.

Le Dieu venu du Centaure


Dans un monde où l'Humanité approche un peu plus de la folie, où la Terre devient chaque jour moins habitable, où la vie des colons sur les autres planètes s'avère misérable, il n'y a d'autres échappatoires que le rêve et l'illusion du bonheur. C'est ce que promet le D-Liss, la drogue dispensée par un Léo Bulero tout-puissant, qui permet de vivre des plaisirs factices avec des simulacres d'êtres humains. Mais voilà que survient Palmer Eldritch. Exilé pendant une décennie sur Proxima, il arrive sur Terre porteur d'une nouvelle qui va déstabiliser la société : sa drogue à lui, le K-Priss, est mille fois plus puissante que l'autre, et les illusions qu'elle procure sont mille fois plus réalistes. La seule différence c'est que Palmer se retrouve dans chacun des mirages créés par la psyché des drogués, dans chacun de leur délire halluciné. Mais qui est ce Palmer Eldritch susceptible de renverser l'ordre établi ? Un fou ? Un sorcier ? Un simulacre ? Ou un dieu tombé du ciel ?

Le Dieu venu du Centaure 
est un livre assez déstabilisant, commençant comme une enquête et se poursuivant en une sorte de quête onirique un peu foutraque. A nouveau, après l'Œil dans le Ciel, le Temps désarticulé ou le Maître du Haut-ChâteauPhilip K. Dick multiplie les personnages-clefs sans qu'on arrive à véritablement se prendre de passion pour l'un d'entre eux : encore une fois, pas de vrai héros, mais des arrivistes couards, opportunistes ou machiavéliques. Comme dans Loterie solaire, dont il semble assez proche, les personnages féminins sont très mal lotis : on ne relèvera qu'une précog qui désire grimper les échelons de sa société le plus vite possible, une illuminée cherchant sur Mars des ouailles à convertir et une artiste réalisant des poteries originales. Elles n'apparaissent que dans le but de donner un sens au destin d'un individu qui aurait pu prétendre au titre de "héros" de cette histoire – mais qui n'en a ni les épaules, ni le comportement. 

Mayerson, chef du département précog de Léo Bulero, chargé de déterminer à l'avance l'évolution des marchés, les tendances, mais aussi les conséquences de certains actes décisifs, est cet homme-là. Ses interrogations, ses hésitations, ses pensées intimes rythment le récit de la confrontation attendue entre son chef, sorte de mafieux de la drogue aussi fascinant qu'horripilant, et ce Palmer Eldritch qui, au départ du moins, semble protégé par les Nations-Unies. L'enjeu ? La mainmise sur un marché unique, celui du commerce d'une drogue vaguement tolérée (mais officiellement, bien entendue, interdite) qui permet aux fermiers martiens, travaillant dans des conditions misérables, d'oublier leur ordinaire en s'évadant artificiellement par le biais d'un hallucinogène combiné à… une poupée Barbie. Bulero commercialise les « poupées Pat », modèles en miniature de ce que désirent les clients (splendide appartement, voiture et corps de rêve, vacances dépaysantes, etc.) et vend sous le manteau le D-Liss, grâce auquel chacun peut s'incarner dans un avatar de la poupée, mais un avatar réaliste. La rumeur de l'arrivée de cet Eldritch que personne n'a vu mais que tout le monde connaît bouleverse ce petit monde : Bulero devra le rencontrer pour tirer les choses au clair, c'est inévitable. Mais Eldritch a tout prévu…


C'est ensuite que ça se gâte. On quitte assez abruptement une progression classique pour une séquence en apnée dans une série de va-et-vient entre les réalités. Car la nouvelle drogue, le K-Priss, n'a plus besoin qu'on se focalise sur un objet et brise toutes les barrières, tant sociales que physiques, permettant à chacun de revivre, à l'envi, des scènes de son passé – ou de se projeter dans l'avenir. Toutefois, un détail a son importance : Eldritch est présent dans tous ces fantasmes, présent dans tous ces rêves, ces réalités illusoires. Omni-présent. Tout-puissant, capable de recréer ces univers oniriques et de les plier à sa volonté. Un tel pouvoir est celui d'un dieu, ni plus ni moins. Dès lors qu'ils s'en rendront compte, Bulero et Mayerson s'en mordront les doigts. Comment échapper à un dieu ? Comment le vaincre ?



Dans cette seconde moitié, on va naviguer dans un futur où la grande confrontation a eu lieu, et dans le passé honteux de Mayerson, désireux de reconquérir sa femme (l'artiste citée plus haut). On va glisser, parfois sans le savoir, dans des mondes éthérés, quelquefois réalistes, quelquefois vides. Eldritch se joue des sens et de la raison de ceux qu'il entraîne dans ses délires, au moins autant que Dick se joue de notre certitude. Au point qu'on ne sache plus ce que l'auteur désire raconter – ou si, véritablement, il cherchait à raconter, voire à finir son récit. Tout au plus observera-t-on qu'il insère dans cet ouvrage des préoccupations plus religieuses, allant jusqu'à questionner la notion d'incarnation, le concept christique de base : si Palmer est présent dans chaque séquence illusoire, la réciproque est vraie et chacun de se targuer de s'incarner en Palmer Eldritch. Comment refuser à quelqu'un la possibilité de toucher la divinité du doigt ?

Le contexte est tout aussi saisissant, mais traité presque par dessus la jambe : une Terre presqu'inhabitable furieusement proche de celle de Blade Runner, des opérations chirurgicales capables d'accélérer l'évolution, des extraterrestres aux motifs obscurs… Ce qui aurait pu donner une aventure rocambolesque, ou un véritable space-opéra métaphysique se trouve réduit à une œuvre difficile à jauger, redondante, bavarde et parfois lourde – mais ô combien fascinante. On peut comprendre qu'à sa lecture, John Lennon manifesta son envie de l'adapter – projet qui demeure à l'état de chimère audiovisuelle mort-née.

Pas aussi ardu ni prenant que le Maître du Haut-Château, pas aussi séduisant ni dense qu'Ubik, ni simplement (avouons-le) agréable à lire, mais incontestablement intéressant. Un bon Philip K. Dick.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un des romans phares du grand Philip K. Dick.
  • Une bonne entrée en matière pour le profane désireux de s'aventurer dans les mondes vertigineux de l'auteur d'Ubik.
  • Des plongées hallucinantes dans les délires fantasmatiques : Dick sait mieux que personne nous faire naviguer entre les réalités.
  • Une description d'un monde désespéré se précipitant vers sa perte qui fait écho à plusieurs des préoccupations actuelles.
  • Un bel effort de traduction.


  • Des personnages auxquels on a du mal à s'identifier.
  • Une narration qui prend au dépourvu.
  • Un récit qui opère un brutal changement de registre et multiplie les points de vue temporels.

The Magic Order


Chez UMAC, nous gardons toujours un œil sur les productions de Mark Millar, un œil à la fois fasciné et critique [cf. ce dossier]. Le gars est productif et, même s'il ne fait pas toujours l'unanimité par la manière dont il clôt ses intrigues, il a au moins le mérite de proposer systématiquement quelque chose de pertinent, incisif, dynamique et parfois un brin iconoclaste. Il sait soigner ses entames, souvent brutales et a réussi à booster certaines des séries classiques dont il a eu la charge : son Wolverine : Ennemi d'État est une vraie réussite et son travail sur Ultimates et Ultimate X-Men a rallié tous les suffrages. En revanche, ses créations originales n'ont pas toutes convaincu, quelquefois plombées par une morale douteuse ou un traitement outrageux.

Tout auréolé de ses réussites tant populaires que critiques au sein des deux principaux éditeurs de comic books, le scénariste écossais a fondé Millarworld destinée à appuyer l'adaptation (souvent rentable) de ses titres sur petit ou grand écran : Wanted, Kick-Ass ou Kingsman ont eu l'honneur de sorties en salles, ce qui a poussé le géant Netflix, en 2017, à racheter sa société. Ainsi donc, les créations de Millar auront pour vocation d'être converties à plus ou moins long terme en séries ou téléfilm. Thomas mentionnait déjà Reborn dans cet article et Huck dans un Digest ; nous avions également évoqué Prodigy conçu sur le même modèle et il semble bien que The Magic Order suive le même chemin. Sortie en 2018, la mini-série a été publiée par Panini dans la collection "100% Fusion Comics" l'année suivante : l'élégante quoique discrète couverture cartonnée mentionne la présence d'Olivier Coipel au dessin, et comporte la rouge icône caractéristique "Pour lecteurs avertis" – deux arguments supplémentaires pour aller y voir de plus près.

Après son excellent run sur Thor et l'event House of M, Coipel se voyait proposer un travail légèrement différent des précédents, en ce sens que les limites imposées par les séries grand public de Marvel s'avéraient un tantinet repoussées. En d'autres termes, notre artiste national pouvait se lâcher sur la représentation de la violence et de la nudité – et même si on est très loin des excès gore d'un Crossed (cf. cet article), il faut avouer qu'on peut se trouver un peu perturbé par quelques cases inhabituellement chargées de tripes ou d'hémoglobine. 


Et comme toujours avec Millar, ça démarre fort : deux individus, dont l'un semblant échappé du Carnaval de Venise, surveillent d'un toit l'immeuble voisin, où un couple s'est endormi. L'un d'eux dispose d'une baguette avec laquelle il va manipuler l'enfant de ce couple : après avoir récupéré un couteau dans la cuisine, le gamin va tranquillement assassiner son père sous les yeux horrifiés de sa mère. "Premier sorcier éliminé." affirme placidement le Vénitien avant de disparaître avec son acolyte. Ailleurs, Cordelia Moonstone se retrouve à nouveau aux mains de la police : sa vie faite d'excès en tous genres la conduit régulièrement à être arrêtée - mais qui peut réellement mettre une spécialiste de "l'escapologie" sous les barreaux ? Se volatilisant littéralement de la voiture où elle était menottée, elle arrivera comme à son habitude en retard à la cérémonie de la Baguette brisée organisée pour l'enterrement d'Eddie Lisowski, membre du Cercle Intérieur (le "sorcier" assassiné dans les premières pages). Ce meurtre abject a choqué toute la famille qui ne tarde pas à soupçonner Madame Albany, laquelle semble avoir recruté des alliés assez puissants pour pouvoir aussi aisément se débarrasser de l'un d'entre eux. Dans cette guerre entre clans œuvrant dans l'ombre de la réalité, les Moonstone se décident alors à faire appel à Gabriel, le fils prodigue : encore faudra-t-il le convaincre de revenir parmi eux, lui qui avait décidé de couper les ponts afin de mener une vie de famille tranquille (comme un moldu donc). 

Le récit avance vite. Les six épisodes de la mini-série s'enchaînent sur un tempo élevé et nous permettent de découvrir les à-côtés de cet univers ressemblant à un Harry Potter pour adultes, avec cette confrérie de sorciers protégeant anonymement la population humaine des forces du Mal. Les personnages singuliers côtoient les artefacts les plus étranges et tandis que les victimes commencent à s'accumuler, les Moonstone préparent leur contre-offensive. Il leur faudra requérir toutes les forces vives de leur clan car le mystérieux allié de leur ennemie, ce Vénitien, dispose d'un talent inouï pour manipuler les forces occultes et ils ne savent pas s'ils seront de taille contre lui. À moins d'user d'un sortilège interdit...

Coipel fait des merveilles dans cette course contre-la-montre spectrale et on le sent parfaitement à l'aise dans les séquences les plus violentes – qui ne s'éternisent jamais mais proposent force éventrations et explosion de corps. Ses personnages sont bien définis et on prendra plaisir à admirer ses gros plans avec des visages remarquablement détaillés. L'histoire se double d'une quête effrénée des sorciers en place dans le but de mettre à l'abri des objets de pouvoirs tout en enquêtant sur leur adversaire qui paraît chaque fois posséder un coup d'avance sur eux et ne reculent devant aucune cruauté. Évidemment, nos héros ne sont pas à l'abri d'une traîtrise de dernière minute, un retournement de veste, un acte de lâcheté inopportun - ou simplement d'une subtile et perverse stratégie de longue haleine. Les Moonstone devront ainsi faire face à leurs propres erreurs de jugement : bien que garants de la sécurité des hommes (un peu comme Doctor Strange, en somme), ils ne sont pas tout blancs dans cette affaire, et traînent quelques dossiers un peu douteux. Et si l'entreprise d'Albany était légitime, après tout ?


Pas grand chose à redire sur cette mini-série, dense et mouvementée à souhait. On retrouvera quelques points communs avec des productions précédentes, notamment sur la gestion de ses héros pas si honnêtes que cela et des moments spectaculaires semblant calculés pour frapper les esprits à l'écran ; d'ailleurs, le découpage et la mise en page de Coipel s'avèrent très posés, d'une sobriété exemplaire, multipliant les pleines pages iconisantes et privilégiant les grandes cases. Dans cette affaire, c'est du coup Cordelia qui s'en sort le mieux, montrée à son avantage : le mouton noir de la famille a ce charme des parias, sourire enjôleur et mèche rebelle. Millar se montre toujours aussi efficace et peu volubile, ce qui donne des pages entières où les dialogues disparaissent et les phylactères se font rares. Une aventure extrêmement graphique en somme, qui évite le piège de la morale trop docte pour être honnête ou de la provocation à deux balles. Son ambiance réussit à créer un ton original à mi-chemin de la dark fantasy lovecraftienne avec un background qui ne demande qu'à s'étoffer, plus séduisant que Gravel de Warren Ellis et moins éthéré que Lady Kildare de Brian Haberlin

On prie sincèrement pour qu'un réalisateur du calibre de Guillermo Del Toro hérite de cette possible future franchise, si tant est qu'elle se fasse.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une histoire enlevée, parfaitement rythmée.
  • Un traitement adulte qui évite l'édulcoration de la violence et souligne la noirceur de certains faits perpétrés.
  • Une vision de la magie plus proche de Lovecraft que de Harry Potter.
  • Un excellent travail graphique de Coipel, qui soigne ses pleines pages et ses gros plans.
  • Un Millar en pleine forme, droit dans ses bottes et qui ne se fourvoie pas dans une fin en eau de boudin ou une provocation gratuite.


  • Quelques péripéties donnent une impression de "passage obligé", comme pour un pré-formatage TV.
  • Des bonus chiches (quelques couvertures variantes et une petite étude de personnages).



Simulacron 3 : un roman de Daniel F. Galouye



Tout a commencé par une disparition.

La fête battait son plein, pourtant Douglas Hall, dont la récente promotion à la tête du service de recherches en simulectronique était la raison d’être des festivités, n’avait pas vraiment la tête à ça : il ruminait encore les circonstances tragiques de la mort de Fuller, son collègue inventeur du système promis désormais à un grand avenir. Mais Fuller se faisait vieux, était devenu imprudent, et il avait suffi d’un câble à haute tension traînant malencontreusement sur son chemin… Quoi qu’il en fût, Douglas faisait grise mine pendant que les convives profitaient des largesses de Siskin, le PDG de la REACO et l’hôte de la soirée, qui se frottait les mains grâce aux perspectives gigantesques promises par les futures applications du système mis au point par Hall et Fuller. Ne fut-ce que dans les projections socio-politiques : plus besoin de sondages d’opinion, ils ont désormais la possibilité de
…simuler électroniquement un milieu social et le peupler de simulacres subjectifs, dits unités de réaction. En manipulant l’environnement, en stimulant les unités, [il est possible d’] estimer leur comportement dans des situations hypothétiques.
Pour le coup, toute une profession serait rendue obsolète et des milliers d’employés des instituts de sondages seraient licenciés – des éléments qui n’inquiétaient aucunement le patron, dont les tentatives pour redonner le sourire à Hall se heurtaient à une morosité inaltérable. Même la sémillante Dorothy ne parvint pas à éclairer l’œil éteint de l’ingénieur, jusqu’à ce qu’un certain Lynch fasse subrepticement son apparition à la party. Responsable de la Sécurité, il avait besoin de parler et Hall était l’homme qu’il lui fallait : il lui avoua qu’il ne croyait pas le moins du monde à la mort accidentelle de Fuller, ce dernier ayant prédit sa fin funeste à cause d’une découverte qui bouleversait son schéma de pensée. Fuller, assassiné ? Voilà qui changeait tout. Cela confirmait même certains vagues pressentiments de Douglas Hall sur le projet en cours. Il devait en avoir le cœur net. Seulement, le temps de jeter un coup d’œil à la voluptueuse silhouette de Dorothy dont il avait réussi à se débarrasser, Lynch avait disparu.
Purement et simplement. En un clin d’œil.



Dès lors, pour Hall, tout se compliqua. Sa plainte déposée auprès des forces de l’ordre se retourna étrangement contre lui : rien n’indiquait que quelqu’un avait disparu, il était le seul témoin de son apparition - et de sa disparition. Illusion ? Paranoïa ? À moins qu'il y ait là-dessous un complot visant à déstabiliser ? Cela n’empêcha pas notre héros, perturbé par l’affaire mais arc-bouté sur ses convictions, de mener son enquête sur ce qui avait motivé son défunt collègue – et sur ce qu’il aurait trouvé dans Simulacron 3, le projet d’univers virtuel sur lequel ils travaillaient de concert. Dans ses notes de travail, il y avait bien un dessin intriguant, mais ce dernier disparut également. La situation se compliqua quand on lui fit part de l’inexistence de ce Lynch : nulle part dans les registres il n’était fait mention de lui, alors qu’il était - dans le souvenir de Douglas - le Directeur de la Sécurité ! Non seulement il s’était évaporé, mais toute trace de son existence semblaient s’être volatilisées ! En revanche, Jinx, la fille de Fuller, fit son apparition et se déclara prête à lui prêter main forte. Il aurait bien besoin d’elle pour se sortir de ce cauchemar et parvenir à déterminer si Fuller avait bien été assassiné et sur ce qu'il avait découvert avant sa mort.

C’est là que les problèmes se multiplièrent : la police se mit à le soupçonner, Jinx changea radicalement de comportement et il réchappa de justesse à plusieurs « accidents » qui auraient pu être mortels. Il ne lui restait qu’une piste possible : utiliser à son tour Simulacron 3, explorer le monde virtuel et interroger les « unités sensibles », ces simulacres d’êtres humains qu'ils avaient programmés. La quête désespérée de Hall pour la vérité allait ainsi remettre en cause toutes les certitudes sur lesquelles il avait construit sa destinée.

Publié en 1964, ce petit roman de Daniel F. Galouye, ancien pilote d’essai reconverti dans la littérature de SF, fut favorablement accueilli par des lecteurs avides d’explorer le concept de réalité. Il est sans conteste le livre pour lequel Galouye recueillit le plus de succès, bien qu’il demeurât à un niveau assez confidentiel, car il faisait écho aux préoccupations parallèles d’un auteur qui passa sa vie à questionner le réel et dont les romans et nouvelles inspirèrent durablement l'un des artistes du dernier quart du XXe siècle : Philip K. Dick. Si l’écriture abrupte, grêlée de répétitions malaisantes, n’a pas la portée et l’élégance de celle de Dick, le sous-texte de Simulacron 3 renvoie à nombre de récits de l’auteur d’Ubik [cf. cet article], du Dieu venu du Centaure ou du Maître du Haut-Château [cf. cet article]. Ainsi, en le lisant à notre époque post-Matrix [cf. cet article], et malgré les capacités d’anticipation qui en découlent, on se surprend à suivre avec attention l’histoire échevelée de ce programmeur qui découvre que le réel se déconstruit et s’en va trouver dans le virtuel des explications qui donneront enfin un sens à tout cela – quitte à faire voler en éclats ses principes et certitudes. À ce propos, il est sans doute utile de préciser que : 1) il ne s'agit pas du troisième volet d'une série ("Simulacron 3" est le nom du programme qui est au cœur de l'intrigue) ; 2) il ne s'agit pas non plus du livre qu'on aperçoit entre les mains de Néo dans le film Matrix précité, qui s'intitule Simulacres & Simulation, et qui s'avère être un essai de Jean Baudrillard [je dois avouer que j'y ai cru, un moment].

Lorsqu’il arpente les rues de cet univers de poche qu’il a contribué à créer, alors qu’il n’est que la projection virtuelle de son être conscient, Hall se demande (le roman, écrit à la première personne, permet de suivre l’évolution des réflexions du héros) comment certaines de ces « unités sensibles », sortes de Personnages Non Joueurs dotés d’une certaine autonomie, ont réagi en apprenant qu’elles étaient la création d’êtres pensants. Il va même plus loin : s’il est possible de se projeter dans la simulation, un simulacre pourrait-il se projeter dans le réel ? Mieux : et s’ils n’étaient, lui, Jinx, Siskin et les autres, que des simulacres pour des êtres évoluant dans une dimension encore supérieure ? Bien qu’étourdissante, cette révélation aurait le mérite d’expliquer bon nombre de choses…

Roman stimulant, parfois haletant, riche en péripéties et en découvertes donnant le tournis, il souffre de quelques petits faiblesses qui l'empêchent d'accéder à un rang supérieur : l'aridité de son écriture, déjà évoquée, mais aussi - défaut qui est également notable chez Philip K. Dick - un personnage principal pour lequel on ne se passionne guère, qui peine à créer de l'empathie, sorte de détective-aventurier informatique un peu hautain, dont les tergiversations et certaines réactions finissent par agacer.

L'ouvrage fut adapté deux fois, dont une production de Roland Emmerich, Passé virtuel (1999), beaucoup trop policée pour procurer cette même sensation de vertige existentiel, mais ayant le mérite d’avoir tenté l’expérience cinéma – et d’illustrer en partie cet article. Au moment de la sortie de Matrix 4 : Résurrections, voici un livre qui mérite d'être redécouvert.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman intelligent et efficace.
  • Un questionnement pertinent sur la réalité et les mondes virtuels, plus que jamais d'actualité.
  • Un univers assez dickien dans sa conception, avec des instituts de sondage tout-puissants et des loisirs virtuels.
  • Des révélations qui, sans être révolutionnaires à présent, demeurent vertigineuses.


  • Un héros passablement antipathique, dont on cerne mal la personnalité.
  • Une écriture sans élégance, austère et brutale.

La Brigade Chimérique - Ultime renaissance

 

"A l'époque où les Américains inventaient leur théorie, le facteur X était connu en Europe sous le nom d'Hypermonde et produisait les mêmes aberrations mais la seconde guerre mondiale l'a rayé de la mémoire collective, comme s'il n'avait jamais existé !" 


La Brigade Chimérique - Ultime renaissance
fait suite à La Brigade Chimérique (chez L'Atalante de 2006 à 2010), Masqué (chez Delcourt entre 2012 et 2013), L'homme truqué (chez L'Atalante en 2013, année qui vit aussi la réédition de l'intégrale de La brigade Chimérique chez le même éditeur - cf. cet article) et L'Œil de la Nuit (chez Delcourt entre 2015 et 2016) – voir encadré plus bas.

Toutes ces histoires se basent sur l'idée simple mais géniale d'exhumer quelques faits marquants ou insolites de l'Histoire ayant eu lieu en France au début du XXème siècle, ainsi que des personnages de fiction français de la même époque et d'offrir à ces personnages une vie réelle dont les récits de fiction n'auraient été que l'œuvre de leurs biographes. Le personnage de Fantôme aurait donc inspiré Fantomas à Marcel Allain et Pierre Souvestre et L'Homme Truqué aurait vu ses aventures retranscrites dans les novellas de Maurice Renard, par exemple.

Tous ces super-héros à la sauce française sont mis en parallèle avec ceux que les comics américains désignent comme impactés par le facteur X (oui, le facteur X de Marvel)... l'Europe de l'entre-deux-guerres aurait en effet connu les mêmes phénomènes et aurait baptisé cela l'Hypermonde.

Après la série originelle et les trois séries dérivées axées autour de personnages secondaires, Serge Lehman, le papa de tout cet univers, nous ramène enfin ici sa fameuse brigade pour un nouvel opus marquant le retour de son héros Séverac à Paris... mais de nos jours. Séverac a lui aussi inspiré un mythe français célèbre : le soldat inconnu ! Grosso modo, c'est un guerrier exceptionnel issu de l'Hypermonde et investi de la mission de porter la parole de tous les soldats anonymes tombés au combat. 

Tout comme l'intégrale du premier cycle sortie en 2013, La Brigade Chimérique - Ultime renaissance est un gros volume de 240 pages divisé en 8 parties de 30 pages supposées sortir sous forme de livrets, à la façon des comics... mais le Covid a empêché que cela se fasse. 
 
Du coup, on accède immédiatement à l'œuvre entière en s'offrant ce gros tome pour moins de 35 €. Étant donné la qualité de l'ouvrage, remercions Delcourt pour ce tarif extrêmement honnête. Et tant qu'on en est à les remercier, faisons aussi remarquer qu'ils ont accepté d'éditer ce bébé suite à l'abandon de la filière BD par L'Atalante (éditeur historique de la série) et qu'ils ont eu l'extrême bon goût de lui donner le même look qu'à l'intégrale de la série initiale parue chez la concurrence. La classe ! Merci de penser aux collectionneurs. En parlant des collectionneurs, qu'ils se rassurent : cette suite a toutes les qualités intrinsèques de la série originelle. Si vous aviez aimé, foncez !
 
C'est d'ailleurs pour cela que je ne vais pas, ici, chroniquer plus avant La Brigade Chimérique - Ultime renaissance en jouant sur la comparaison avec ce qui a précédé. Comme la BD est cohérente avec sa série-mère, ce serait inutile. Je vais plutôt la présenter comme un projet autonome, pour les néophytes... Car, après tout, elle est bel et bien pensée ainsi grâce à cet artifice très malin suggérant que (attention, je vais en paumer certains, là, je le sais déjà) "la réalité est mentale". On peut donc agir sur elle en changeant les croyances des foules. Car au fond, si le Monde est une pensée ou un idée, rien ne s'oppose à ce qu'une époque entière disparaisse, comme un souvenir refoulé... et ça colle parfaitement avec la théorie de l'Hypermonde. En gros, notre conscience collective aurait tout mis en œuvre pour effacer les souvenirs de l'Hypermonde au point que les héros de l'ère du radium sont sortis des mémoires des personnages de la BD... du coup, les tomes précédents de la BD peuvent bien nous êtres inconnus, à nous, dans le monde réel. Nous apprendrons à les redécouvrir au rythme du récit !


Le résumé officiel de la BD qui nous concerne dit simplement ceci : "Dans le métro parisien, l'apparition d'un mutant monstrueux pousse les autorités à ouvrir leurs archives. Elles y trouvent trace de vieux justiciers aux pouvoirs étranges, oubliés depuis la seconde guerre mondiale. Charles Dex, spécialiste en aberrations scientifiques, est chargé de les ramener à Paris. Mais y a-t-il encore une place pour les super héros européens au XXIe siècle ?". À dire vrai, j'ai très peu envie de vous en dire beaucoup plus sur le synopsis... tout simplement parce que je voudrais que vous conserviez tout le plaisir potentiel à tirer d'une aussi enthousiasmante lecture... Je vais donc dévoiler le moins possible d'éléments de l'histoire dans les lignes qui suivront.

Commençons par celui par qui tout arrive, l'espèce de témoin-narrateur. Charles Dex est un personnage "chimérisé" (introduit dans la mythologie de cette série, si vous préférez) depuis un autre déjà issu de l'imagination de Lehman. Sans doute est-ce d'ailleurs une façon pour Lehman de glisser une part de lui dans le récit, voire de s'offrir une place dans la mythologie entière de l'Hypermonde. Le procédé est élégant puisque ce chercheur ultra spécialisé va vite être comme nous dépassé par ce qu'il découvre sur l'ère du radium et ses super héros européens. Un expert devenant bien vite un candide a l'énorme avantage de ne pas rabaisser le lecteur au rang d'ignorant : si même lui, le spécialiste, n'a rien vu venir, comment aurions-nous pu savoir ? Quoi de mieux, comme personnage central, qu'un homme doué mais pas trop, en sachant beaucoup mais pas trop et désireux de s'améliorer et d'apprendre davantage ? 

Un des torts des comics US est précisément de trop souvent tout centrer sur les supers : on y perd l'échelle de puissance qui les met au-dessus de nous et on finit par se désintéresser de leurs enjeux. Ici, pour nous rappeler l'échelle humaine, on a Dex... Tous les gens du commun qui l'entourent partageant ses recherches font penser à des geeks enthousiastes, un peu du genre de ceux qui s'intéressent à l'heure actuelle à la cryptozoologie... et ses autres contemporains ne cachent que rarement cette impression qu'ils semblent avoir que le brave Dex tremperait peut-être bien dans des thèses complotistes un peu louches (réaction on ne peut plus naturelle face à un historien vous soutenant que des héros dotés de super pouvoirs ont été entraînés par Marie Curie, non ?).

Mais qui sont donc les êtres aux pouvoirs surnaturels que nous offrira ce livre ?

Au rang des gentils, nous rencontrerons L'homme truqué (désormais appelé Rigg) qui survit depuis de longues années grâce au remplacement successif de parties de son corps par des prothèses robotiques de son cru. Cet inventeur de génie a trouvé refuge, missions, renommée et financements aux États-Unis après la seconde guerre mondiale et il offrira par ce biais à l'auteur l'opportunité de dénoncer habilement l'emprise économico-stratégique de l'Amérique sur le vieux continent par le biais d'un traitement métaphorique de la situation de Rigg. Âgé de 126 ans, c'est un personnage attachant qui incarne la mémoire de La Brigade. Nous pouvons aussi mentionner Félifax, sorte de tigre-garou monstrueusement coriace pouvant à loisir prendre sa forme bestiale mais dont il m'est impossible de parler trop longuement sans divulguer certains détails de son identité que je préfère vous laisser découvrir. Il en va d'ailleurs de même pour Palmyre, la magicienne capable de transcender les limites entre notre réalité et l'Hypermonde.
 
Mais, pour impressionnants qu'ils soient, ces héros ne sont rien à côté du Soldat Inconnu, sorte d'ange portant une bague à l'effigie d'un être lui cédant volontairement sa place en ce monde. Il n'apparaît que lorsque le pays est en danger et brandit alors son épée vengeresse face à n'importe quel opposant osant menacer la France. Ça sonne bizarrement, pour vous ? Si oui, j'espère que Captain America vous fait vous tordre de rire parce que son background patriotique est le même mais le Soldat Inconnu est autrement plus charismatique !
 
Du côté des méchants, on a essentiellement deux créatures. Tout d'abord le Roi des Rats, qui est un humain (un prof de lettres) traumatisé par plusieurs agressions et qui... qui est devenu une sorte de Splinter contrôlant les rongeurs de Paris et partageant sa malédiction avec les pauvres bougres qu'il traumatise. Il sera la menace surnaturelle motivant le retour de La Brigade Chimérique à Paris... Mais le Roi des Rats n'est qu'une sorte de prophète de l'Apocalypse à venir : il est l'annonciateur de la venue du Maître de la Terreur ! Et en ce qui le concerne, son concept est original, tout autant que sa quête et ses motivations...

Des supers froggies, donc ?

Comme le reconnaît Lehman dans la très intéressante postface, il y avait une sorte d'incongruité, en 2010, à traiter de super-héros français... D'ailleurs, certains témoins des exploits de nos héros en plein Paris leur parlent spontanément anglais, dans cet album ; ce qui est bien vu, tant les individus affublés de super pouvoirs semblent être l'apanage du pays du président Joseph Robinette Biden Jr... (je sais que c'est bas, mais je ne peux m'empêcher de l'appeler Robinette !) Pourtant, depuis 2010, La brigade a eu des collègues et fait des émules et l'idée de héros tricolores est de moins en moins grotesque aux yeux du public. 
 
Un autre facteur plus malheureux a probablement aussi œuvré en ce sens (et les auteurs en ont bien conscience) : il existe en France le sentiment collectif d'être entré dans un monde plus hostile, plus dangereux. Les attentats islamistes de 2015 n'y sont pas étrangers... mais avec eux arrivent aussi les récits d'actes héroïques anonymes, voire d'authentiques sacrifices comme celui du Colonel Arnaud Beltrame lors de la prise d'otages de Trèbes en 2018. Comme l'affirme le Soldat Inconnu, finalement... "Il y a toujours la guerre". Même si ce n'est pas toujours au sens où lui l'entend.

À plusieurs reprises, le récit joue sur son identité française et ses spécificités en découlant... et c'est assez souvent pour mettre des taquets aux collègues de chez Marvel. J'avoue avoir été amusé par ces propos un peu méta tout à fait légitimes puisque, dans l'univers du livre, les comics Marvel existent et sont les biographies d'authentiques héros... tout comme le livre La Brigade Chimérique - Ultime renaissance existera lorsque l'on aura retracé les exploits des compagnons de Dex. Au rang des critiques adressées à Marvel, on peut trouver un des personnages s'indignant de n'avoir été choisie, selon elle, que parce qu'elle est femme et "issue des minorités". Que l'héroïne se révolte elle-même est ici un pied de nez évident à la politique éditoriale américaine qui farcit les comics actuels de héros d'origines variées, d'orientations et identités sexuelles diverses et de toutes religions... au point d'en être parfois ridicules quand elle se mêle de transformer un personnage existant au point de le trahir. Ne nous méprenons pas : un nouveau personnage peut bien être musulman ou homosexuel mais si (et non, ce n'est pas arrivé, c'est un exemple par l'absurde) on nous pond un Peter Parker suisse shintoïste bisexuel transgenre végétalien et s'identifiant à une fillette noire de 4 ans pentecôtiste bipolaire, j'aurai du mal à ne pas y voir une tentative étrange et cynique de Marvel de cocher le plus de cases possibles sur le tableau des luttes intersectionnelles. Dans le même état d'esprit, un des personnages de La Brigade est ouvertement bi et elle n'en fait pas mystère mais il est clairement spécifié que l'on doit s'en contrefoutre, contrairement à sa famille qui lui pourrit la vie avec ça... famille qui aura sans doute une surprise plus difficile encore à avaler lorsqu'elle verra ce dont sa fille est capable, au sein de La Brigade !

Ces thèmes appartiennent à notre quotidien et sont donc présents dans cet album confrontant des héros du siècle dernier au nôtre... mais ils sont anecdotiques et non centraux, comme ce serait le cas pour des héros d'outre-Atlantique.

Que dire alors de cet album ?

Le scénario de Serge Lehman est aussi divertissant que malin. Il puise dans une culture quasi encyclopédique du fantastique et de la science-fiction des XIXème et XXème siècles. Nous sommes aussi divertis par la bande dessinée que fascinés par la postface et les métadonnées de fin d'album où Lehman énumère patiemment et commente les multiples références disséminées dans les cases de son bébé.

Le talentueux dessinateur Stéphane de Caneva le complète parfaitement tant il semble lui aussi passionné par ces thèmes, au point que les deux hommes avouent s'être parfois surpris à utiliser des références communes qu'ils se pensaient seuls à avoir envie d'exploiter. La mise en couleurs de Lou, quant à elle, est très lisible et n'a objectivement rien à se reprocher, apportant un côté légèrement old school à l'ensemble, ce qui n'est pas incohérent avec le propos.

La Brigade Chimérique, c'est du comic book français mais ça a aussi des relents de Jean Ray, d'Henri Lanos, de Philip K. Dick, de Jules Verne, d'Isaac Asimov, voire d'Alain Damasio et de bien d'autres... jusqu'à des clins d'œil à des héros récents comme Fox-Boy, le super héros breton dessiné par Laurent Lefeuvre en 2011. Avec toutes ces références, on finit parfois par trouver la BD un peu cryptique... mais c'est bien là le jeu mis en place par les auteurs : ils tricotent des héros sur base d'indices laissés dans notre passé par des auteurs de fictions supposément inspirées de personnes réelles... Libre à nous de nous laisser simplement porter ou de tout détricoter et faire la chasse aux références.

La Brigade Chimérique - Ultime renaissancec'est beau, amusant, riche, intelligent, érudit et bien foutu, en plus de poser quelques questions métaphysiques pas inintéressantes... Alors vous savez quoi faire, non ?

Présentation des séries annexes • Par Thomas
 
Comme évoqué en début d'article, La Brigade Chimérique - Ultime Renaissance fait bien sûr suite à la première Brigade mais est aussi connectée à d'autres œuvres, toutes scénarisées par Serge Lehman. De son propre aveu (dans la postface d'Ultime Renaissance), tout ne se vaut pas. Tour d'horizon et sélection des meilleures. Entendons nous bien, aucune de ces bandes dessinées n'est obligatoire pour la compréhension des deux Brigades, ce sont des compléments sympathiques, plus ou moins pertinents.
 
Peu importe l'ordre de sortie dans le commerce, entamons la présentation par LE titre qui est le plus relié à Ultime Renaissance et à La Brigade Chimérique au global : L'homme truqué. Récit complet en un tome, il met en scène le personnage du titre qui était évoqué brièvement au détour d'une case dans La Brigade Chimérique et qui occupe une place de choix (un second rôle très présent) dans Ultime Renaissance. L'homme truqué se déroulait peu avant la première Brigade, c'est certainement le titre à la fois le plus accessible (si on n'a rien lu de tout l'univers) mais aussi le plus connecté et « fidèle » à la bande dessinée initiale – ce n'est pas pour rien qu'elle est dessinée par Gess également. 

Pas du tout connecté à Ultime Renaissance, L'Œil de la Nuit ravira par contre les passionnés de la première Brigade Chimérique qui veulent en savoir plus sur le fameux Nyctalope. On conseille les deux premiers tomes (sur trois), formant un tout complet dévoilant les origines du fameux Sinclair. Le troisième opus est moins passionnant, on y ressent une certaine lassitude (assumée) de l'auteur qui n'a pas réussi à faire ce qu'il voulait avec son personnage (aussi bien pour des raisons de droits – n'ayant pas pu les récupérer – que de narration ; on attendait en effet légitimement la passation entre Marie Curie et lui, longuement évoquée dans La Brigade Chimérique et saupoudrée de mystères, mais elle n'arrivera hélas jamais…). On retrouve Gess aux dessins pour cette immersion européenne qui met en avant un protagoniste froid et énigmatique mais toujours charismatique (davantage que dans l'œuvre-mère où il ressemblait à François Hollande – déso pas déso !).

Masqué était – est toujours – considéré comme la « première suite » de La Brigade Chimérique. Les quatre tomes fermaient d'ailleurs « un premier cycle », montrant un Paris plus ou moins futuriste, trop éloigné de la première Brigade pour être embarqué dedans mais avec quelques connexions éparses sympathiques. Les personnages sont moins attachants ou passionnants ; néanmoins Ultime Renaissance évoque (ou plutôt balaye en quelques cases) cette période. Lehman l'évoquera a posteriori, des choses fonctionnaient, d'autres non… Nous sommes d'accord (et par conséquent on vous déconseille l'ensemble).

Enfin, Metropolis est mentionné comme une série annexe de La Brigade mais, dans les faits, elle raconte tout autre chose : une uchronie dans laquelle la Première Guerre mondiale a été évitée. Ce n'est que le point de départ de la fiction dans laquelle on suit surtout deux flics à la recherche des auteurs d'un attentat. Hommage au film et à la ville du titre, mais aussi à plein d'œuvres noires et, à nouveau, à une foule de personnages ayant existé (historiquement ou fictivement), la série en quatre tomes est une petite pépite. On la recommande chaudement mais il ne faut pas s'attendre à y trouver une véritable extension de La Brigade Chimérique, au contraire (malgré des éléments familiers, notamment pour le traitement narratif, il n'y a pas du tout de réelles connexions entre ces œuvres).


+ Les points positifs
- Les points négatifs
  • Une œuvre intégrale, belle, érudite, amusante et intelligente pour un prix dérisoire.
  • D'une telle qualité qu'elle vous donnera sans doute envie de vous procurer la première intégrale.
  • La suite d'un univers maîtrisé et cohérent avec le seul Serge Lehman aux manettes.
  • Du super héroïsme dans toute sa démesure qui n'oublie pas de nous rappeler l'échelle humaine.
  • Ça risque de coûter cher à ceux à qui ça donnera envie de lire tout ce qu'a écrit Lehman… mais c'est un coût qui vaut le coup.
  • Si chaque album doit peser 240 pages à la balance, on va encore devoir attendre la suite pendant des années... si suite il y a (ce qui dépend des ventes, évidemment !).