Robert Silverberg a déjà été évoqué ici-même, nous n'allons donc pas le présenter à nouveau aux lecteurs d'Univers Multiples, Axiomes & Calembredaines. Il n'est toutefois pas inutile de repréciser qu'il s'agit d'un des plus grands auteurs de SF, qu'il est toujours vivant, qu'il a remporté de nombreux prix parmi les plus prestigieux et rédigé un nombre impressionnant de nouvelles et de romans - même si, il faut l'avouer (et il est le premier à le reconnaître), ce boulimique de l'écriture a d'abord écrit dans une logique purement mercantile avant d'être sommé par son éditeur de l'époque, Frederik Pohl, à la fin des années 60, d'utiliser son talent pour des œuvres mieux pensées, plus travaillées, davantage dignes de ses capacités. Lorris Murail disait d'ailleurs de lui que "peu ont écrit autant de mauvais romans [...] et peu en ont écrit autant d'excellents", et Stan Barets de conclure : "Silverberg n'a jamais fait qu'écrire."
C'est à la suite de l'ultimatum de Pohl qu'il a enfin connu ses premières gloires, et bien plus vite que prévu (preuve que ses coreligionnaires avaient raison lorsqu'ils estimaient qu'il galvaudait honteusement ses compétences d'écrivain). Ainsi, L'Homme dans le Labyrinthe en 1969 a été en quelque sorte le déclencheur d'une vague continue de quasi-chefs-d'œuvre, culminant avec le très remarqué, très commenté, très singulier et controversé Le Livre des Crânes en 1972.
Ce roman déroutera les lecteurs à plus d'un titre, surtout s'ils sont profanes : pas d'extraterrestres ici, ni de robots, pas de pouvoir mutant ou de voyage dans le temps. Cela ne se déroule même pas dans le futur. Si cet ouvrage pourrait constituer une porte d'entrée pertinente pour découvrir l'auteur, il n'est guère représentatif de la science-fiction de la fin du XXe siècle, même si celle-ci était déjà en train d'opérer sa mutation en même temps que Silverberg livrait ses meilleurs récits (il est significatif de constater que, bien qu'ayant fait ses armes à l'époque du Golden Age, Silverberg a participé au recueil Dangerous Visions d'Harlan Ellison [1967], œuvre destinée à bouleverser la "SF de papa" en y intégrant nombre de préoccupations plus contemporaines et un style libéré de ses entraves tutélaires - alors qu'Asimov avait décliné l'invitation d'Ellison).
Le Livre des Crânes parle d'un voyage : une quête initiatique d'une pure évidence dont l'objectif n'est rien moins que l'immortalité. La mort a toujours hanté les textes de Silverberg, et ses héros, souvent plus grands que nature, allaient jusqu'à défier la mort elle-même. Néanmoins, alors que l'auteur a régulièrement utilisé des personnages nantis de capacités supérieures ou divergentes (on est rarement loin du super-héros chez lui qui a tant vanté les exploits des personnages mythiques comme Gilgamesh), il nous laisse à lire le périple de quatre jeunes gens bien ordinaires, quoique extrêmement caractérisés dans leur altérité complémentaire, au point d'en devenir de parfaits archétypes.
Cela aurait pu s'intituler Le Livre d'Eli : Eli, Juif new-yorkais érudit, malingre et complexé, qui au cours de ses recherches est tombé sur un incunable rédigé dans une langue proche du catalan, qu'il maîtrise plutôt bien. Un texte étrange évoquant un temple perdu au fin fond du désert en Arizona, et dont les membres peuvent offrir à certains candidats l'accès à l'immortalité. Voilà un programme alléchant pour ce jeune homme qui a eu tant de mal à se faire des copains, comme Ned, le poète homosexuel fasciné par l'étrange et l'équivoque ; Oliver, grand gaillard du Midwest cachant sous un physique d'Apollon une intelligence et une rage de vivre hors du commun ; et enfin Timothy, le WASP magnifique, dont le génotype crie au monde son appartenance à une classe (une caste ? une race ?) supérieure. Ces quatre-là, malgré leurs disparités évidentes, sont devenus potes à la fac : si Oliver ne touche jamais à la drogue (qui circule abondamment sous le manteau), il tombe aussi aisément les filles que Timothy qui jouit en outre de l'aura de son nom et de sa prestance naturelle. Ned s'adonne à toutes formes de jouissances, même les plus glauques, pourvu qu'elles nourrissent sa soif d'inconnu et dissimulent son mal-être existentiel. Eli est le plus acharné au travail, toujours mal à l'aise en société et n'a pas eu trop de mal à convaincre ses camarades de tenter le coup. Si Timothy considère ce périple comme une vaste fumisterie prétexte à une bonne virée pour le fun, les trois autres semblent y avoir trouvé le but qui manquait à leur existence.
Les voilà donc sur la route de ce "Shangri-La de l'Arizona" grâce à l'inépuisable réserve de crédit de Timothy, sillonnant les routes au volant d'une voiture louée, ne s'arrêtant que pour dormir et baiser. Un voyage vers l'inconnu narré du point de vue des quatre protagonistes, chacun à leur tour dans des petits chapitres à la première personne pleins d'amertume, de nostalgie, d'illusions, d'espoirs secrets et de désirs coupables. Petit à petit, leurs confidences, leurs souvenirs, leurs altercations dévoilent des facettes plus sombres, plus traumatiques de leur personnalité : tous ont quelque chose à cacher, un vice ou un délit inavoués. Et, lentement, patiemment, se fait de plus en plus lourde l'évidence du terrible marché auquel ils devront se soumettre lorsqu'ils seront face aux responsables de la Fraternité des Crânes (si jamais cette chimère existe) : car pour que deux d'entre eux puissent accéder à la vie éternelle, un troisième devra choisir de mourir et le dernier devra purement et simplement être sacrifié.
Le simple fait d'avoir accepté cette quête irrationnelle, en croyant sans trop y croire en l'existence de ce culte millénaire, démontre la fragilité de leur groupe, entre leurs divergences et les points d'achoppement de leurs relations dysfonctionnelles. Le poids de leur passé, de leur culture, de leur expérience émotionnelle explose dans chacune de leurs disputes : la judéité de l'un se heurte à l'orientation sexuelle de l'autre tandis que l'aristo et le bouseux font mine d'être amis pour la vie. Leurs atermoiements, la profondeur de leurs doutes et l'éclat de leur ferveur révèle la période troublée au cours de laquelle a été rédigé le roman et, de fait, sans la mention du monastère des Crânes et le potentiel qu'il recèle, on pourrait croire à un de ces livres questionnant la société en plein Flower Power et Guerre du Viêt-Nam, plein de considérations intellectuelles voire métaphysiques ; la religion, le sexe, les classes sociales, le fric, tout y passe, et allègrement, avec une destruction en règle des croyances et des préjugés. Seul le monde politique est épargné, n'offrant pas suffisamment de prise à ces jeunes hommes dans le vent, débattant sur tout et engoncés dans leurs propres paradoxes. Et pourtant, unis envers et contre tout.
Ainsi mis à nu, ces personnages en perdent leur statut de héros, d'autant que l'aventure et la quête promises cèdent le pas à un voyage intérieur puissamment pervers. Évidemment, l'on en arrive à se demander lequel survivra (pour l'éternité), lequel se sacrifiera ou sera tué et, même si on finit par avoir ses préférences, la face obscure de chacun d'entre eux laissera obligatoirement une tache indélébile, et un goût passablement amer à la résolution finale.
On est loin des standards de la SF de l'époque et, aujourd'hui encore, ce récit s'avère étonnant. Déroutant donc, frustrant sans doute dans son refus du sensationnalisme ou de l'exotisme, voire un tantinet rébarbatif lorsque ses personnages glosent sur le monde qui les entoure, leurs pulsions et leurs remords, mais parfois aussi envoûtant, souvent pertinent : un roman somme toute brillant et indispensable.
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