Polémique autour de Ghost Recon Wildlands
Publié le
11.3.17
Par
Nolt
Il m’est souvent arrivé de
m’insurger contre des inepties proférées à l’encontre des comics, des jeux, de
certains pans de la pop culture (cf. cette chronique ou celle-ci). En général, il s’agissait d’énormités
balancées par des journalistes peu scrupuleux ou des auteurs sectaires (cf. cet article ou celui-ci). Mais il
s’agissait toujours d’affirmations négatives, qui tendaient à déprécier un
domaine (cf. cet article qui revenait sur la manière honteuse de présenter les jeux vidéo comme une addiction, au même titre que l'alcool ou le cannabis).
Or, tenter de glorifier une
activité en utilisant un argumentaire fallacieux sans rapport avec la dite
activité est tout aussi coupable. Encore plus si cela est relayé avec
complaisance par la presse.
Le point de départ est cet
article du Monde, qui relate la déception d’un responsable d’Ubisoft devant la
réaction du gouvernement bolivien face à la présentation de leur pays dans
Ghost Recon Wildlands, un TPS dans lequel le joueur lutte contre le cartel de
la drogue dans une Bolivie futuriste.
La présentation par le
journaliste du Monde, dès les premières lignes, est partisane et s’éloigne
clairement du but a priori recherché : informer de manière objective. La
voix de Tommy François, reporter de terrain en charge de récolter diverses
informations pour enrichir les jeux, est décrite comme « penaude »
(recherche d’empathie, rien à faire dans un article) et l’on déclare de but en
blanc que c’est son travail (présenté comme essentiel) qui est visé
indirectement par le gouvernement bolivien. Oh, les salauds de Boliviens qui
n’ont même pas le respect du travail d’autrui et s’insurgent quand on associe
leur pays aux seuls narcotrafiquants, alors que l’on a poussé l’effort jusqu’à
modéliser la moindre motte de terre !
Les Boliviens en colère ont
été jusqu’à convoquer l’ambassadeur français, tombant certainement des nues
devant le motif du grief.
L’ambassadeur actuel, Denys
Wibaux, est diplomate de carrière, juriste de formation, et il a une bonne tête
à bien s’éclater sur Call of Duty. J’avoue, c’est totalement gratuit, m’enfin,
ça m’amuse de l’imaginer en train de s’occuper très sérieusement d’un incident
déclenché par un jeu vidéo. Bref, les responsables boliviens ne sont pas
contents parce qu’ils estiment que ce jeu caricature leur pays, non sur la
forme (apparemment respectée jusqu’à la moindre touffe d’herbe) mais sur le
fond. C’est un peu comme si les anglais sortaient un jeu se déroulant en
France, basée uniquement sur le délit d’initié et les emplois fictifs. C’est
pas totalement faux mais ça emmerde un peu les responsables de l’office du
tourisme. Mais le problème ne vient pas tant de la réaction bolivienne, excessive mais attendue, que des arguments développés par l'employé d'Ubisoft pour défendre son job.
Bon, Tommy continue de dire
qu’il est désolé (il « soupire » en faisant acte de contrition, bravo
encore pour le côté froid et pas du tout orienté de l’article) et pense que
« cela ira mieux quand ils verront le travail monstrueux que l’on a mis
(sic) à retranscrire le monde ».
Prenons un exemple. Imaginons
que l’on fasse un jeu sur votre famille. Basé uniquement sur les ennuis
judiciaires de l’oncle Anatole. Ça va un peu vous surprendre, vous froisser
certainement. Et l’on vous répond : « attends de voir comme on a
super bien modélisé la table de la salle à manger ! »
Ah oui, en effet, je suis
pressé de voir la réaction des autorités boliviennes devant cet argument
imparable.
Alors, pour être honnête, je
ne crois pas une seconde qu’il faille se baser sur la diplomatie pour estimer
ce que l’on a le droit ou pas de montrer ou extrapoler dans une création, qu’il
s’agisse d’un jeu, d’un roman ou de n’importe quelle œuvre artistique ou à but
ludique. Autrement dit, la réaction des autorités boliviennes est
inappropriée, mais la réaction des responsables du jeu (de celui-ci en tout
cas) n’en est pas moins spécieuse et même parfois très... limite.
Le journaliste nous explique ensuite
le métier de Tommy. Il s’agit d’apporter « un supplément d’âme », de
« rencontrer des gens, des visages, de partager ».
Putain, c’est beau comme du
Manu Chao.
Avant de chialer d’admiration devant
la noble mission du globe-trotter, rappelons que tout auteur se documente toujours un
minimum. C’est normal. Ça fait partie de l’écriture (d’un jeu, d’un roman,
d’une BD…). Lorsque le grand nombre d’intervenants (400 !! dont 50 à 80
directement sous ses ordres) est évoqué, on se dit que le journaliste va poser
la question qui vient automatiquement à l’esprit : avec autant de gens,
n’y a-t-il pas un risque de diluer l’information, de la lisser, pour qu’au
final il n’en reste qu’une caricature, sorte de plus petit dénominateur
commun ?
Mais non, pas de réaction, encore moins un début d'approche contradictoire.
Tommy continue à vanter
l’intérêt de son poste en prenant comme exemple le niveau de Tchernobyl dans
Call of Duty : Modern Warfare. Il ne dit d’ailleurs pas que c’est mauvais,
mais que les gens qui ont créé ce niveau se sont basés sur de la doc (comme 99%
des auteurs, qui n’ont pas les moyens de parcourir le monde). Pas de bol, Tchernobyl
n’est vraiment pas un bon exemple car il n’est évidemment pas souhaitable, pour
des raisons de santé, de s’y rendre. Il termine avec cette
sentence : « tu peux passer trois ans sur wikipedia (argh) tu ne me
raconteras pas les dix secondes de l’arrivée à l’aéroport, à sentir des odeurs
différentes, à voir des couleurs différentes, des voitures différentes,
etc. »
On va s’attarder un peu sur
cette phrase qui vaut vraiment le coup.
1. Passer trois ans sur
wikipedia.
Autrement dit, très longtemps
(trop longtemps) sur une encyclopédie collaborative réputée pour ses erreurs.
Est-ce là tout ce que le net ou les ouvrages papier proposent ? Non.
Il y a ici une mauvaise foi
qui vise à opposer dans un cas une mauvaise documentation (comme si la bonne
n’existait pas) et dans l’autre un travail sur le terrain, certes
potentiellement riche mais nullement systématiquement nécessaire.
2. Tu me raconteras pas les 10
secondes de l’arrivée à l’aéroport.
Ben… si.
C’est clairement ce qu’un
auteur va faire.
Cet exemple est tellement con
qu’il revient à dire que pour raconter un crime ou un viol, il faudrait tuer ou
violer soi-même. Heureusement les auteurs n’en sont pas encore là. Et s’ils
peuvent se renseigner sur de tels actes, extrêmes, ce n’est pas trop leur
accorder en termes de confiance que de penser qu’ils parviendront à imaginer
une arrivée dans un aéroport.
3. à sentir des odeurs
différentes.
Probablement la partie la
moins stupide, bien que je ne sois pas persuadé de la variation de l’odeur d’un
tarmac d’aéroport selon les pays. Oui, je sais qu’il ne parle pas spécialement
de l’aéroport là. Ceci dit, il serait surprenant qu’une forêt exhale des
effluves de charquekan sous prétexte qu’elle est bolivienne.
Et si les mecs de Modern
Warfare s’étaient rendus à Tchernobyl, un endroit interdit à juste titre car encore
radioactif, par quel procédé auraient-ils rendu les « odeurs » du décor dans
leur niveau ? Ah oui, tout ce qu'il dit est systématiquement débile. C'est rare.
4. à voir des couleurs
différentes.
Non. Impossible factuellement.
Les couleurs ne sont pas différentes en Bolivie de ce qu’elles sont au Japon ou
en France. Il s’agit donc d’une licence poétique, d’une formule destinée à
faire « joli ». Ce qui serait très bien dans une fiction, mais pas
dans une interview censée justifier l’approche artistique polémique d’un jeu.
5. des voitures différentes.
Il y a vraiment besoin d’aller
en Bolivie pour, de nos jours, voir des voitures « différentes » ?
D’une part, il suffit de se
balader sur Google Earth pour voir des véhicules tout à fait identifiables dans
les rues des villes boliviennes, d’autre part, même si effectivement une
certaine « atmosphère » peut être liée à une présence sur place, elle
est ici décrite avec un manque d’à propos désarmant.
Certains éléments viennent
ensuite (enfin !) apporter du crédit à la fonction assurée par Tommy et
son staff. Ils se sont notamment intéressés au travail des militaires ou
encore à la culture locale, aux pratiques religieuses. Plutôt bien ça. Sauf que, de nouveau, les arguments avancés sont sujets
à caution.
Le type explique par exemple
qu’un « mec » (l’on appréciera la qualité de la source) lui a dit
qu’une maison avait abrité Klaus Barbie. Non seulement il prend ça pour argent
comptant mais en profite pour en remettre une couche sur wikipedia, comme s’il
n’existait que ce moyen pour s’informer en dehors de l’enquête (ou plutôt des
rumeurs) sur place.
La suite est encore pire. Si
jusqu’à présent, l’on en restait aux élucubrations et aux facilités, l’on en
vient maintenant à une forme de condamnation étrange, incompréhensible même.
Ainsi, en parlant de la
cocaïne, le fameux spécialiste de la Bolivie va balancer que c’est une forme de
colonialisme pour « les petits cons blancs (ah ben carrément des propos racistes maintenant, et ça passe dans Le Monde sans problème... parce que ça vise des Blancs je suppose, ceci dit, ça tombe sous le coup de la loi quand même) dans les boîtes de nuit de Miami
ou Paris, qui s’en mettent plein le nez. »
D’une part, je ne suis pas
persuadé que seuls les Blancs se droguent en discothèque dans les pays occidentaux, d’autre
part, il faudra m’expliquer par quel putain de miracle les consommateurs, en
bout de chaîne, sont considérés comme « colonialistes » ? Ceux
qui « colonisent » ne sont-ils pas les producteurs et les acteurs
économiques de ce commerce ? Ou alors le type a voulu dire l’inverse et
dans ce cas il s’y est tellement mal pris que ses propos sont incompréhensibles
en plus d’être insultants (et illégaux).
Le portait continue. On nous
vante son bureau à Montreuil, ouvert sur le monde. Forcément. Et la malice du
gars. Son « appétit » de rencontre (un appétit de rencontre qui pousse à tenir de tels propos caricaturaux et méprisants, on s'en passerait). Sa « bi-nationalité de
nature » (je ne sais pas ce que ça veut dire, j’ai toujours cru qu’avoir
une bi-nationalité relevait de l’administratif, donc du domaine culturel au
sens strict, et non de la nature).
Et l’on en vient aux propos
les plus crétins (ah tiens, il lui restait de la marge) : « le jeu vidéo est une forme d’apprentissage de
demain. »
Misère.
Quand on voit ce que donne un
système d’apprentissage dédié, avec plus d’un million de fonctionnaires en
France (uniquement dans ce seul domaine, oui) et un budget de plus de 150 milliards
d’euros… (en tout cas en 2014. Ça a certainement un peu augmenté depuis, vous
savez ce que c’est), eh bien… on se rend compte que c’est très compliqué l’apprentissage
et l’éducation. Même quand on les laisse à des professionnels (le niveau des
collégiens et des bacheliers en témoigne, je ne parle même pas des universités
françaises, totalement méprisées – à raison – sur la scène internationale).
Alors avancer qu’un domaine ludique a une « mission » de ce genre,
c’est de la pure science-fiction. C’est même totalement mensonger. Bien
entendu, cela peut arriver que l’on apprenne quelque chose avec un jeu, mais
c’est un effet secondaire, ce n’est pas ce qui le caractérise et ce n’est
surtout pas son putain de but !!
Il y a des gens qui sniffent
de la colle, mais vous bousiller les neurones n’est pas l’objectif premier de
la colle. La colle, c’est fait pour… coller. Donc un jeu, c’est fait
pour… ? « Apprendre » ? Non, comme son nom l’indique, c’est fait
pour jouer. Et ce n’est pas péjoratif. Le jeu a une fonction psychologique
essentielle, même les adultes jouent (ou devraient jouer), ça n’a rien de
régressif, c’est un signe de bonne santé mentale. La mission réelle du jeu est
suffisamment noble et utile pour que l’on ne soit pas obligé de mentir à son
sujet.
Ainsi, Gabriel Balbo,
psychanaliste, directeur du Journal français de Psychiatrie, explique
qu’historiquement, les jeux étaient destinés aux adultes et que les historiens
qui se sont penchés sur l’évolution du jeu défendent l’idée que l’esprit
ludique est l’un des ressorts principaux, pour les sociétés, des plus hautes
manifestations de leur culture. Et pour les individus, de leurs progrès
intellectuels (source : psychologie.com).
Concepteurs et programmateurs,
réjouissez-vous : le jeu est utile en tant que jeu. Nul besoin donc de mettre en avant des qualités imaginaires pour le défendre.
Suit ensuite une condamnation
(un comble !) de l’aspiration des joueurs (qui ne demandent qu’à… jouer)
face à l’incroyable mission dont le mec se sent investi. Ou face à un égo
démesuré qui se prend pour un professeur. Et drôle de professeur, parce
qu’en fait, le mec fait peur. Surtout lorsqu’il dit que son objectif, c’est de
faire en sorte que ses deux enfants « ressortent plus intelligents
lorsqu’ils auront passé 300 heures sur un jeu ».
Ah, 300 heures quand même... c’est pratiquement
deux semaines non-stop à ne faire que ça. Un mois entier si l’on prend le temps
de dormir un peu et se nourrir. Hmm… c’est pas un peu trop pour des
enfants ? Surtout que, pour qu’ils deviennent plus
« intelligents » (ou cultivés plus exactement), il existe tout de
même des activités plus appropriées. Aller quelques heures en cours par
exemple. Ou lire.
Donc, clairement, non.
Non, les jeux vidéo ne sont
pas dangereux mais non, ils ne sont pas pour autant éducatifs, en tout cas, ce
n’est pas leur mission. En réalité, les jeux vidéo clairement pointus ne vont
pas « éduquer » les joueurs mais attirer les joueurs éduqués ou déjà
curieux. C’est différent.
Ce Ghost Recon Wildlands
propose certes apparemment un vaste monde ouvert, des graphismes qui claquent
leur race, mais sa valeur didactique reste à démontrer, surtout en sachant que
la même chose pourrait être proposée dans un monde totalement imaginaire. Et
puis, qu’un jeu du genre Civilization ait une valeur ajoutée éducative, on
l’imagine facilement. Pour un jeu de tir, c’est déjà moins évident. Cela n’est
pas trop s’avancer que de dire que rares seront en tout cas les enfants qui
l’achèteront pour « découvrir » la Bolivie.