Locke & Key : vieille demeure et serial-killer
Publié le
28.11.17
Par
Nolt
Quand le fils d'un géant de la pop culture se lance dans les comics, cela donne Locke & Key. Embarquement immédiat pour la Nouvelle-Angleterre !
Tyler, Kinsey et Bode viennent d'emménager dans un immense manoir appelé Keyhouse et situé dans la petite bourgade de Lovecraft. Pourtant, les trois enfants de la famille Locke n'ont guère le cœur à profiter de leur nouvelle demeure. Car s'ils ont quitté leur ancienne vie, c'est pour tenter de laisser derrière eux l'horrible souvenir du meurtre de leur père. Ce dernier a été massacré par l'un de ses anciens élèves, un gamin violent à l'esprit dérangé.
Ce sont les adolescents, Tyler et Kinsey, qui souffrent le plus. Bode, plus petit, explore son nouveau terrain de jeu et, surtout, trouve l'espoir de revoir son père d'une manière totalement inattendue. Le petit garçon a en effet découvert que les portes de Keyhouse sont dotées de propriétés exceptionnelles. En franchissant l'une d'entre-elles, il a quitté son corps un bref instant et a pu se déplacer comme un fantôme. Après la première frayeur passée, Bode souhaiterait bien partager son secret avec son grand frère et sa sœur, malheureusement ceux-ci ne se préoccupent guère de ce qu'ils pensent être un trop-plein d'imagination quelque peu morbide.
Les Locke vont de toute façon rapidement se détourner des mystères de leur logis et être préoccupés par une épouvantable nouvelle qui les glace d'effroi : l'assassin qui a déjà frappé la famille vient de s'enfuir de l'institution dans laquelle il était interné. Et comme s'il était guidé par une force maléfique, le tueur est déjà sur le chemin de Lovecraft...
Attention, voilà une excellente série qu'il ne faut pas rater si l'on apprécie un peu le mélange entre paranormal et thriller tendu. Le scénario est de Joe Hill, un auteur qui a déjà un roman et un recueil de nouvelles à son actif mais qui est surtout connu pour être le fils de l'illustre Stephen King. Il est peu de dire que la filiation lui aura profité car le fiston semble aussi à l'aise que son célèbre pôpa pour ce qui est de camper des personnages crédibles et profonds. Une ou deux cases et quelques lignes de texte suffisent pour que le lecteur puisse s'attacher aux protagonistes et éprouver une empathie totalement essentielle à ce genre de récits.
Hill revisite le thème de la maison hantée de manière originale, en y associant un serial-killer et un astucieux système de clés et de portes. La narration est remarquable d'efficacité, les tomes gagnant d'ailleurs en richesse et en suspense au fil de la progression de l'intrigue, basée sur le passé de Rendell Locke, les secrets du manoir et ces fameuses clés magiques. L'auteur alterne les scènes étranges, drôles ou tout simplement émouvantes. Les personnages, clés de voûte de l'ensemble, sont parfaitement campés, qu'ils soient cyniques ou d'une naïveté touchante. Même les seconds rôles possèdent leurs particularités, rehaussant le côté réaliste de l'histoire, tout comme son aspect dramatique. Les dialogues et le découpage sont maîtrisés à la perfection, et ce dans la plupart des scènes. La petite expédition de Kinsey et ses amis dans la base navale est à elle seule un monument de savoir-faire. En quelques planches seulement, tension, humour et émotion alternent le plus naturellement du monde.
Si le récit fait la part belle au fantastique, il est toutefois ancré dans la réalité, avec des meurtres sordides mais également des conflits relationnels complexes et tout ce qu'il y a de plus humains. À ce titre, la mère d'Ellie et son fils font sans doute partie des protagonistes les mieux écrits, avec d'un côté une représentation presque palpable d'une méchanceté sans bornes, et de l'autre une manière subtile, presque poétique, d'évoquer le handicap mental et de ne pas cantonner ceux qui en souffrent au seul rôle de figurant ou de faire-valoir. Du grand art.
La partie graphique a été confiée à Gabriel Rodriguez, un dessinateur chilien franchement doué. Le style est doux, très agréable, les décors sont souvent fort beaux et les visages expressifs. Les scènes choc sont bien amenées et les plans se révèlent variés et bien pensés. L'artiste, au travers notamment d'impressionnantes splash pages, a su imprégner la série d'un style personnel qui permet d'intensifier encore les frissons, les larmes et les sourires, aussi amers soient-ils. Sa manière de représenter ce que les personnages ont "dans la tête" (un pouvoir qu'offre l'une des clés) est notamment très habile : l'on va de l'anecdotique amusant (Mme Mayhew quelque peu transformée dans les souvenirs de Bode) au plus dérangeant (la Peur et la Pleureuse de Kinsey) en passant par de véritables fresques adaptées à la personnalité du sujet.
Notons également un épisode spécial, dédié à Bill Watterson (auteur du célèbre Calvin & Hobbes), bâti d'une manière très particulière : l'artiste construit chaque planche à partir d'un strip vertical de quatre cases, elles-mêmes posées sur une pleine-page qui donne le contexte et l'ambiance générale (cf. cette planche). Futé et bien foutu !
Difficile donc de trouver le moindre défaut à ce titre percutant et bien réalisé où stress et émotion se côtoient.
L'ouvrage, à l'origine publié en six tomes par Milady, a été réédité dans une luxueuse intégrale en trois volumes, chez Bragelonne. La traduction de Maxime Le Dain est exemplaire, sans maladresses ou aspérités qui pourraient nuire à l'immersion. En ce qui concerne les bonus, en plus de quelques illustrations, l'on a droit à des extraits du journal de Benjamin Locke, qui présente les diverses clés (chacune ayant un aspect particulier, cf. ces exemples) et leurs propriétés.
Pour l'anecdote, après une première tentative avortée, un projet d'adaptation de Locke & Key en série TV est toujours en chantier aux États-Unis, avec Joe Hill qui devrait se charger de la réalisation du pilote en plus de son rôle de producteur exécutif. Espérons qu'il soit plus doué derrière la caméra que son père qui s'était jadis fourvoyé dans le nanar Maximum Overdrive.
Intelligent, esthétique, fascinant, ce titre s'affirme comme l'une des grandes références du fantastique.
Un très grand comic dont les clés n'ouvrent pas seulement des portes ou des têtes mais bien les champs de perception du lecteur.
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