Fables : merveilles & tragédies
Publié le
26.11.17
Par
Nolt
Puiser dans les mondes merveilleux de l'enfance pour en offrir une vision moderne et passionnante, c'est ce que propose Fables, une extraordinaire série de comics qui a donné naissance à des spin-offs, des hors-séries et un roman.
Les Fables quittent leurs royaumes magiques. Les peuples fabuleux fuient l'Adversaire et ses hordes. Ils aboutissent dans le monde commun, à New York précisément, où ils fondent Fableville, éloignant les curieux à coups de sortilège. Certains réfugiés, ne pouvant prendre une apparence humaine, sont contraints d'habiter à la Ferme, lieu où sont également expédiés les habitants qui ne suivent pas les règles.
Le chef de tout ce petit monde est le maire de Fableville mais, en réalité, c'est son adjointe, Blanche-Neige, qui fait le plus gros du travail. Bigby Wolf a, lui, le poste de shérif. Intrigues politiques, complots, meurtres : de nombreuses menaces vont démontrer que le destin réservait un peu plus à ces célèbres icônes qu'un "... et ils vécurent heureux".
Si Fables a l'avantage de faire partie de l'excellent vivier de séries Vertigo, sa thématique pourrait dans un premier temps laisser de marbre. Sans doute parce que les Cendrillon et autres Grand Méchant Loup n'inspirent plus que moyennement le lecteur adulte contemporain. Et pourtant, passer à côté de Fables serait pure folie, surtout lorsque l'on aime les grands moments de lecture.
Tout d'abord, précisons bien qu'il ne s'agit pas d'une relecture des contes les plus connus mais bien d'une histoire globale - et originale - dont les légendaires protagonistes sont réécrits et traités d'une manière profondément différente. Fini le symbolisme subtil des contes et les grands idéaux, la réalité a rattrapé la magie : le Prince Charmant en est à son troisième divorce ; Boucle d'Or est une maoïste révolutionnaire (!) ; Blanche-Neige ne veut plus entendre parler des Sept Nains ; la Belle et la Bête ont des problèmes de couple, etc.
Le scénario est l'œuvre de Bill Willingham qui frappe ici un grand coup en démontrant, en plus d'une grande imagination, une parfaite habileté dans la narration. Le premier épisode est à ce titre exemplaire tant il permet à la fois d'installer rapidement les personnages principaux et de mettre en place une première intrigue, tout cela avec une grande liberté de ton et un humour des plus jouissifs. Car évidemment, puisque l'on ne s'adresse plus à des enfants, il n'y a plus nécessité d'édulcorer les dialogues ou de remplacer une scène de sexe par un chaste baiser.
Le plus grand tour de force de l'auteur reste tout de même d'avoir su insuffler chez le lecteur un sentiment de proximité avec les personnages par le biais de noms connus tout en parvenant à construire son propre monde. En plus des noms déjà évoqués, l'on peut citer Pinocchio, le Petit Chaperon Rouge, la Reine des Neiges, Hansel, Barbe-bleue, Sinbad ou encore Mowgli, la seule limite imposée à Willingham étant un problème bassement terre-à-terre de droits car, évidemment, il faut qu'un personnage soit tombé dans le domaine public pour pouvoir l'utiliser.
Les dessins sont assurés, dans un premier temps, par Lan Medina. C'est ensuite Mark Buckingham qui va lui succéder. Le graphisme, tout à fait honnête, n'est pas aidé par une colorisation souvent trop criarde (ce n'est pas le cas des illustrations choisies pour cet article), ce qui amoindrit la beauté des planches, surtout en comparaison des magnifiques covers de James Jean. Les personnages ont cependant une certaine élégance, ou en tout cas une véritable personnalité, comme Bigby par exemple, au charisme intemporel, qui a un côté inquiétant correspondant à son mythe mais qui pourrait aussi bien être un privé un peu glauque du Los Angeles des années 30 qu'un pur produit actuel. Les décors de la série ont de la gueule quand... ils sont présents (de nombreuses cases en étant dépourvues). Certaines scènes valent tout de même le coup d'œil, comme la découverte, très bien amenée, du bureau de Blanche-Neige dans un "plan" large qui fait son petit effet. La composition des planches est, elle, souvent ingénieuse.
Tout au long de cette longue série (70 épisodes), Willingham enchaîne les moments de grâce et les coups de génie. Ainsi, un simple soldat de bois va devenir drôle et émouvant en s'éprenant de l'une de ses semblables et en tentant de reproduire les gesticulations amoureuses des êtres de chair. Autre exemple, dans un genre totalement différent, les préparatifs de la guerre sont mis en scène avec une rare intelligence, l'auteur se permettant même de décrire les dissensions existant au sein de l'état-major ennemi avec un certain réalisme, tout comme d'ailleurs la partie dédiée à l'arrivée des plénipotentiaires de l'Adversaire, qui dépeint avec justesse les ressorts, parfois pervers, du jeu diplomatique.
Certaines idées allient références et poésie, comme le vaisseau arabe à base de tapis volants ou les bombes artisanales guidées avec l'aide de ces mêmes tapis.
Une ou deux parties sont toutefois un peu décevantes, notamment la conclusion de la guerre contre l'Empire. Si l'on parvient à s'expliquer l'écrasante supériorité des Fables grâce aux armes à feu des communs et à l'approvisionnement continu assuré par des moyens magiques, les forces de l'Adversaire, qui avaient pourtant été décrites comme terrifiantes (à juste titre puisque responsables de l'écrasement de centaines de royaumes), paraissent bien dérisoires.
Même le duel final est (trop) vite expédié, enlevant à l'ensemble le côté épique que l'on espérait. Pire encore, les pertes, bien que minimes, sont très mal gérées et les personnages qui tombent au champ d'honneur le font dans l'indifférence générale. C'est, à n'en pas douter, le gros moment déceptif de la saga.
Par contre, l'intérêt remonte rapidement, car l'Empire n'est pas la seule menace que les Fables devront affronter. Les histoires sentimentales succèdent aux missions d'espionnage ou encore à la gestion politique des crises, le tout avec une grande fluidité. Il convient d'insister également sur l'union magnifique, improbable et tragique de Blanche-Neige et du Grand Méchant Loup, qui restera probablement l'une des plus belles histoires d'amour vues dans un comic.
Outre la saga principale (publiée d'abord par Semic et Panini, puis Urban Comics), l'aventure peut également être prolongée au travers du spin-off Jack of Fables (cf. cet article), sorti en 2009 et consacré à Jack Horner, un Fable ayant bâti sa réputation autour d'un haricot magique et de quelques géants. C'est cependant surtout à Hollywood qu'il s'est révélé au monde en produisant une trilogie basée sur sa légende et, accessoirement, en faisant fortune. Fableville ayant ses règles, Jack est retrouvé par la Bête - remplaçant alors Bigby Wolf dans le rôle de shérif - qui lui confisque ses biens et lui signifie qu'il est banni du petit monde abritant secrètement les siens dans New York.
Bien plus qu'une simple volonté d'exploiter un filon, cette série est un ajout de qualité à l'univers de Fables. Elle a été suivie par le plus récent Fairest, qui comprend des one-shots revenant sur certains personnages féminins.
Enfin, il existe également un roman, Peter et Max (publié en France chez Bragelonne, cf. cet article), qui navigue entre tendresse et cruauté, dans une intrigue inspirée de la légende allemande du joueur de flûte de Hamelin. Du très bon Willingham qui démontre son aisance en tant que romancier et reprend dans ce livre les ingrédients qui ont fait le succès de la série. Notons que l'ouvrage contient une petite BD inédite de huit planches et des illustrations signées Steve Leialoha.
Dans cette fresque épique, à la richesse exceptionnelle, Willingham aura fait preuve d'un talent narratif certain, et il en faut pour mettre en scène des personnages de contes, des bestioles douées de parole, des êtres aussi fantastiques que parfois improbables, tout en ne laissant aucun doute au lecteur sur la réalité de leurs sentiments, de leurs souffrances, de la moindre de leur joie ou de leur peine. Cela représente beaucoup de travail, de savoir-faire, et un peu de cette magie sans laquelle les conteurs ne seraient que des bonimenteurs de plus. Ici le mensonge devient un enchantement.
Et il fait bon d'y croire, au moins un instant.
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