Les royaumes carnivores
Publié le
7.12.17
Par
Tacgnol
En-cas laissant sur sa faim, les Royaumes carnivores, trouvaille des éditions Akata, se déroulent sur les terres africaines où la tribu des lions exerce la terreur, à cause de leur quête absurde de la chair de goût. Dominant hyènes et gazelles de Thomson [1] dans leur territoire, ils ne remarquent pas la rébellion poindre.
Cérémonieuses, disciplinées, sous le joug des fauves, les Thommies s’inclinent au retour des chasseresses royales. Les carnivores amènent un troupeau de zèbres pour nourrir l’imposant clan. Si les herbivores esclaves ne deviennent que rarement le diner, c’est la faute de leur chair réputée peu savoureuse. En échange de protection et de sécurité, elles servent les lions, mais gare aux débordements ! Une seule incartade et voilà la gazelle incriminée déchiquetée sans pitié devant le peuple réuni. Les hyènes, elles aussi esclaves des grands félins, se délectent des reliefs des repas. Dans ce semblant d’ordre où la loi du plus fort règne, Buena, un bovidé adolescent, refuse le massacre de très jeunes zèbres pour le plaisir du palais des imposants fauves. Idéaliste, il imagine chacun capable de désobéir en face de ce qu’il considère comme une injustice. N’écoutant que son courage confinant à la bêtise, il s’oppose aux lions pour délivrer les jeunes équidés. Alors que tout semble perdu pour lui — il ne fait pas le poids face aux carnivores —, la « démone blanche », dernière représentante des guépards, surgit et massacre une partie des fauves de l’assemblée, donnant l’occasion à Buena de fuir. Elle ne se nourrit que de ces félins à crinière depuis que son espèce a été décimée par eux, guidée par leur goût culinaire. Buena libéré, il ramène les zèbres à leur troupeau et essaye de fomenter une rébellion avec les mammifères des alentours.
Ce titre étonnant, dynamique et bien dessiné est la première œuvre de Yui Hata.
Dans son univers, les animaux de la savane anthropomorphes possèdent des caractéristiques humaines : ils ont abandonné la quadrupédie pour la bipédie, ils usent de la parole, et portent des cache-sexes et des colifichets. Les lions façonnent des armes, des bijoux, vivent dans des maisons et, ultime indice d’« évolution » : la gastronomie. La famille royale comporte des mâles aux caractères affirmés : le replet dissimulant une grande force, la brute, le seigneur coquet mais retors, pervers et redoutable, sans que l’on ne rencontre le roi. Les gazelles, toutes semblables jusqu’au slip en tissu, sont de même bipèdes et cantonnées au travail de force. Elles sont surveillées par les hyènes, bipèdes elles aussi. Tous se partagent des territoires et sont hostiles les uns envers les autres, redoutant par-dessus tout les lions, incapables de tenir la moindre parole.
L’auteur arrive à insuffler une personnalité à chacun de ses protagonistes et utilise avec habileté leurs caractéristiques animales tout en évitant le manichéisme : les carnivores et les herbivores peuvent s’associer pour affronter un ennemi commun. Les expressions faciales et gestuelles soignées paraissent naturelles. Les relations sociales naturelles sont exploitées. Le mangaka adapte les visages : si la majorité des bêtes possèdent une vision sur le côté, ici, les créatures ont quasi toutes des yeux de face ; cela peut être perçu comme un signe d’évolution, la bipédie amenant le regard facial scrutateur. Dans leurs interactions, les combattants que réunit Buena sont tous experts dans leur art bestial. Les affrontements sont brutaux, Yui Hata ne craignant pas de montrer la violence des fauves, les éviscérations, déchiquetages, arrachages de membres. Les organes tombent au sol, étalant l’horreur de la domination.
La tribu des lions apparait comme une métaphore d’une société totalitaire à la recherche du plaisir soi-disant le plus raffiné, le plus inutile pour la survie : faire la fine bouche devant la nourriture, n’hésitant pas à la gaspiller, à la consommer sans prendre soin de renouveler et d’entretenir le cheptel et surtout, imaginant des accouplements inter-espèces pour en dévorer les petits.
En seulement trois tomes, l’auteur ne résout pas son postulat de base : la rébellion contre les lions. Pire, dans le second volume, l’histoire change de cap et se concentre sur la guépard, majestueux personnage, et le sauvetage de son unique progéniture, contre les rois de la savane. L’amour du mangaka pour la blanche féline transparait, ses apparitions sont sublimes, son regard, magnifique. Elle dégage un tel charisme que l’on est irrésistiblement attiré et que l'on attend chacune de ses irruptions. Hélas ! en refermant le dernier volume, un goût amer d’inachevé reste en bouche et appelle irrémédiablement une suite. Ces trois tomes ne sont que les prémisses d’une longue aventure, originale, d’un graphisme de qualité, avec des enjeux certes simples (la loi du plus fort n’est pas forcément la meilleure, la résignation non plus, mais l’entraide peut apporter beaucoup, plutôt que d’être dominé, classé, noté gustativement, les animaux préfèrent être dévorés selon la nature établie, pour la survie...) mais forts et universels, portés par des personnages intéressants.
La version française propose de belles couvertures au logo travaillé, la quasi-totalité des onomatopées adaptées, la traduction soignée, impression de qualité sur du papier assez épais.
La version française propose de belles couvertures au logo travaillé, la quasi-totalité des onomatopées adaptées, la traduction soignée, impression de qualité sur du papier assez épais.
Notons que ce manga n’est pas la première bande dessinée animalière asiatique sortie en français qui se consacrent à des bêtes sauvages ; l'éditeur Clair de Lune avait en sont temps, publié plusieurs récits autour des tigres [2].
Les Royaumes carnivores demeure une œuvre que l’on aimerait plus développée avec une conclusion sur le sort des lions et de leurs esclaves. Une histoire à potentiel trop vite terminée, laissant un arrière-gout de frustration, un suspense intolérable.
Les Royaumes carnivores demeure une œuvre que l’on aimerait plus développée avec une conclusion sur le sort des lions et de leurs esclaves. Une histoire à potentiel trop vite terminée, laissant un arrière-gout de frustration, un suspense intolérable.
[1] La Gazelle de Thomson, également appelée Thommie, fait partie de la famille des bovidés. De petite taille, elle se trouve uniquement en Afrique de l’Est.
[2] Tigre (2 volumes), Histoires de tigres (1 volume), le Tigre blanc du mont Baekdu (1 volume), Kaichambi le bébé tigre (1 volume), tous par AHN Soo-Gil. Mais les animaux aux visages expressifs demeuraient sur quatre pattes.
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