Dans la tête de Sherlock Holmes : L'affaire du ticket scandaleux 2/2
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Voici enfin venir la conclusion de ce diptyque.
Le premier tome fut un de mes principaux coups de cœur de 2019 ; que dire du second ?


Avec le premier tome de Dans la tête de Sherlock Holmes : L'affaire du ticket scandaleux, Cyril Lieron et Benoît Dahan avaient donné le jour à un de mes albums préférés de ces dernières années. J'attendais donc ce second tome concluant la première aventure de leur Holmes avec impatience.
La première chose qu'il me faut en dire est difficilement contestable : "La vache ! C'est classe !"
Comme vous pouvez le constater ci-contre, les deux couvertures sont faites pour se répondre : les silhouettes de Holmes et Wu-Jing, mansardes évidées, se font face et se toisent, les volutes de leurs pipes offrent un fond à la titraille, et les couleurs inversées tant dans le dessin que le titre rendent la confrontation plus évidente encore. Seule la silhouette de Wu-Jing sur la couverture du tome 1 donne un peu l'impression que celle du tome 2 ne fut pas planifiée au moment d'imaginer celle du 1.
Je vis à mon grand soulagement dans une zone rurale trop reculée pour le constater par moi-même mais je présume que nombre de libraires auront pris plaisir à poser côte à côte les deux albums dans leur étalage tant l'assemblage semble évident.

Autant ne pas faire traîner cette chronique en longueur pour rien : toutes les qualités (et elles sont nombreuses) mentionnées lors de la chronique du premier restent d'actualité. Relisez-la donc ici avant de poursuivre, s'il vous plaît. Non, bande de faquins, ce n'est pas de la paresse, c'est de l'optimisation de temps d'écriture et de lecture.


Passons dès lors aux commentaires supplémentaires au sujet du tome 2. Tout d'abord, je tiens à maudire Benoît Dahan, si vous le permettez. Parce que c'est bien joli, ces mises en page inhabituelles, alambiquées, symbolistes, abracadadrantes, signifiantes et/ou décoratives, mon petit Benoît... mais avez-vous songé ne serait-ce qu'une seconde au pauvre chroniqueur que je suis qui aimerait tant les montrer mais qui se rend compte que, pour nombre d'entre elles, vous les étalez désormais sur toute la largeur des deux pages qui s'offrent à nous. 
Ah, c'est superbe, mon petit Benoît. C'est ludique, inventif, beau et sympathique en diable mais, par les saintes burnes de tous les papes, comment voulez-vous que je scanne ça avec mon scanner A4, moi ? Du coup, vous l'aurez voulu : je vous gratifie d'une mauvaise photographie d'une de ces "fresques" que vous offrez à nos yeux ravis pour que nos lecteurs réalisent à quel point tout, dans votre BD, déborde de détails enthousiasmants.
Vous m'avez énervé, Benoît. Mais c'est pour la bonne cause : c'est très soigné, très joli, très efficace... rien à redire !

D'ailleurs, mon cher Ben. Je peux vous appeler Ben ? Non ? Tant pis, c'est fait. Cher Ben, disais-je, vous avez le chic pour me surprendre par la rapidité de votre évolution. D'un album à l'autre, votre trait est de plus en plus beau et personnel. Il en était déjà de même avec Psycho-investigateur et ça continue ici : ça reste cohérent mais on sent un "level up" (comme disent les gens dont l'âge avoisine le tiers du mien) à chaque album.

On retrouve ici les trouvailles graphiques et les mises en page originales (parfois moins signifiantes que dans le tome 1, me semble-t-il) qui font l'impact visuel de la série mais aussi la colorisation atypique qui m'avait tant plu et qui, ici, semble se permettre de-ci de-là une palette un rien plus étendue.

Passons maintenant à l'écriture car, au final, on tient entre les mains un Sherlock Holmes ! Alors, quid de cette nouvelle enquête pour le détective de Baker Street ?
Sera-ce à la hauteur de la qualité et de l'inventivité du dessin ?

Cyril Lieron sait écrire, bien entendu. Et son enquête est divertissante même si, je le regrette, elle ne m'a guère surpris. Pour qui a lu quelques romans de Conan Doyle, le cheminement des pensées de Holmes dans sa mansarde crânienne est on ne peut plus classique. Mais saurait-ce être un reproche ? Bien sûr que non : révolutionner cela dès la première enquête eut été une trahison. C'était un bon choix et l'histoire est amusante.
Là où j'accroche beaucoup moins, c'est lors de la révélation du plan de l'adversaire que l'ami Cyril (oui, égalité de traitement dans le ton adopté avec son dessinateur, c'est plus équitable) a choisi d'offrir à Holmes. Je ne supporte plus les méchants qui se décident (peu importe la raison) à se raconter sans fard lorsque le récit les y invite. C'est une facilité qui n'en finit plus de me fatiguer. Je comprends son utilité et je comprends que le classicisme de cette formule fait elle aussi écho à ces écrits policiers d'antan mais c'est une pratique tellement artificielle que je rêve du jour improbable où il me serait permis de constater qu'elle a été abandonnée aux limbes de l'oubli. 
Et c'est d'autant plus dommage que l'histoire, ces disparitions d'individus ayant tous des yeux et des cheveux clairs, tout comme les motivations de ce méchant sont une belle trouvaille ; je ne me souviens pas avoir lu nulle part ailleurs un tel background ni de tels mobiles pour un criminel de fiction. Son histoire apporte à l'aventure un intérêt historique et une moralité inattendue dans ce tome qui se concentre davantage sur l'action, en dehors de cela.

Et parlons-en, tiens, de cette morale. Les deux hommes à l'initiative de cette exploration du cerveau du plus grand détective de tous les temps ont très visiblement eu envie de braquer la loupe grossissante de Holmes sur certains agissement passés, particulièrement discutables, des Occidentaux. Mais, intelligents, ils ne versent pas dans la moraline, la repentance et la mièvrerie. Le récit se veut adulte. Il accuse le coup, regarde la vérité en face et assume les torts et leurs conséquences. Le récit se clôt certes sur une critique de Holmes à l'égard de certaines pratiques impérialistes mais ne s'autorise pas à porter un jugement moralisateur et définitif : tout au plus appelle-t-il de ses vœux un avenir plus éthique... mais si les auteurs accordent à Holmes une once d'espoir, ils ont eu l'intelligence de ne pas en faire un naïf. Merci pour ça. 

S'il fallait encore souligner une chose que ces deux hommes ont en commun, ce serait sans doute un certain amour du détail, de la précision. Les dessins foisonnants se marient aisément aux exigences de fidélité aux romans et à l'époque historique. Dans le très élégant dossier de presse accompagnant le livre (et présenté sous la forme d'un journal de l'époque), Cyril Lieron insiste sur le soin apporté au choix des idéogrammes chinois les plus adaptés pour l'époque, des plans de Londres les plus proches de l'année du récit, des techniques de combat les plus crédibles pour Sherlock, du lexique le plus adapté à chaque classe sociale... Rien ne semble laissé au hasard, à tel point qu'on se prend très vite à faire confiance à ces bandes dessinées et à leur confier notre imaginaire pour qu'elles le remplissent de nouvelles images mentales nourrissant notre mythe personnel de Sherlock Holmes.

Dans ce même dossier de presse, il est sous-entendu qu'un troisième tome plus épais que ses prédécesseurs serait déjà sur le feu. Ce sera avec plaisir que j'en parlerai à nouveau ici ; cette seule phrase devant vous faire comprendre si, oui ou non, cette approche de l'univers de Doyle continue à me convaincre. 


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une adaptation de Sherlock Holmes toujours aussi respectueuse et néanmoins formellement inventive.
  • Une utilisation intelligente et experte des codes de la bande dessinée.
  • Une intrigue bien ficelée d'un fil rouge qui court au fil des pages. 
  • Un récit un peu moral mais pas moralisateur.
  • Une charte graphique toujours aussi attrayante.
  • Un livre-objet si beau et intrigant qu'il constitue une très bonne idée de cadeau à offrir ou à recevoir.

  • Une narration à mon sens un rien moins experte que le dessin. Mais ça reste tellement au-dessus de la grande majorité des productions actuelles que considérer cela comme un réel défaut reviendrait à faire preuve de tant de mauvaise foi que même moi, j'en serais incapable.
  • Une malheureuse exposition in extenso du passé et des plans de l'antagoniste principal gâche un peu le plaisir de lecture... mais rien de grave : on voit ça (bien trop) souvent dans des œuvres autrement plus calamiteuses.