Dans la tête de Sherlock Holmes : L'affaire du ticket scandaleux 1/2
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Ma courte présence en ces pages m'a amené à donner mon avis sur la série britannique Patrick Melrose mettant en scène Benedict Cumberbatch, aussi interprète du savoureux Sherlock de la BBC. Mais je me suis également prêté à cet exercice au sujet de la bande dessinée The Wendy Project, où l'on explore le fonctionnement mental d'une jeune fille endeuillée en entrant dans son esprit...
C'est donc presque logiquement que je mêle ici les deux en parlant d'une bande dessinée où l'on entre dans la tête du mondialement célèbre Sherlock Holmes, l'un des héros de fiction les plus (si ce n'est le plus) adaptés au monde !

Attention, toutefois : en guise de préambule, je tiens à signaler qu'il s'agit là du tome 1 de cet épisode inédit des aventures de Sherlock Holmes et du docteur Watson. L'histoire s'étendra sur deux albums et le premier n'offre qu'une première partie d'enquête et aucune résolution. Vous voilà prévenus!

Élément Terre

La terre... car il faut bien entendu revenir là où cet album plonge ses racines pour en saisir la pertinence et la légitimité.
Tout comme les auteurs le mettent en exergue, Sir Arthur Conan Doyle avait, dans Étude en rouge, fait dire à son enquêteur fétiche : "Voyez-vous, je considère que le cerveau de l'Homme est à l'origine comme une petite mansarde vide. L'ouvrier adroit prend grand soin de ce qu'il met dans sa mansarde, dans son cerveau."
C'est cette métaphore qui vaut à cette bande dessinée toute l'originalité de son approche : nous n'allons pas, contrairement à la démarche choisie par Doyle, avoir droit un récit des événements narrés par le docteur Watson mais bien à une enquête vue entièrement par les yeux de Holmes qui, dès que cela sera possible, usera du visuel de ladite mansarde pour représenter le travail mental du célébrissime locataire du 221B Backer Street.

Comme The Wendy Project, du même éditeur (Ankama), Dans la tête de Sherlock Holmes propose dès la couverture une vue de profil de la silhouette de son héros (ici représenté de façon architecturale pour coller à la métaphore susmentionnée) et nous offre ce qui se passe à l'intérieur... Mais cet album va plus loin encore puisque la couverture est découpée et donne à voir la page suivante représentant la mansarde que nous allons apprendre à bien connaître (on verra souvent un petit Holmes fureter dans cette mansarde à la recherche de liens logiques entre les indices, allant d'une pièce à une autre dans cette tête représentée comme une vue en coupe d'un grenier débordant de documentation).
Un procédé de trompe-l’œil très sympathique qui, toutefois, me fait un peu craindre pour la longévité de l'objet même si l'exemplaire en ma possession ne présente aucun signe de faiblesse.
Même si c'est insignifiant, je tiens aussi à dire qu'en raison de cette découpe, j'ai lu cette BD posée à plat sur mon bureau, pour ne pas que, machinalement, mes doigts jouent avec ce trou dans la couverture en tenant l'ouvrage, au risque d'en abîmer les bords... C'est un détail mais j'aime parler de l'objet-livre et les auteurs, Cyril Lieron et Benoît Dahan, semblent tant avoir, eux aussi, prêté attention au moindre détail que c'est leur rendre hommage que de faire part de cette réserve. Dans cette position, toutefois, je fus sans doute plus attentif que si je m'étais avachi quelque part avec le livre en mains. Je doute fort que cela ait été anticipé par le duo en question mais l'effet n'en reste pas moins finalement positif.

Élément Eau

L'eau... avec ce récit qui s'écoule non pas comme un gentil ruisseau en rase campagne mais comme une vieille pluie chargée de tous les fluides qu’exsude un centre urbain du XIXème siècle s'insinuant entre les pavés d'une ruelle londonienne.
Le récit débute lorsque l'on amène à Watson un confrère médecin désorienté ayant été trouvé en habits de nuit en pleine rue. L'incongruité de la situation attire l'attention de Holmes et parvient pour un temps à le détourner de ses paradis artificiels.
Au fil de l'enquête que mèneront nos deux comparses pour comprendre l'infortune du sympathique docteur, ils découvriront que cette escapade nocturne cocasse dont le docteur n'a plus aucun souvenir cache en réalité une tentative d'enlèvement.
De fil en aiguille, guidés par les talents de logicien de Sherlock, nous allons découvrir les rouages d'une machination plus vaste en cherchant des indices dans la salle de spectacle où furent sélectionnées les victimes, aux abords d'un cimetière, dans un hôpital, une morgue...
Le scénario est d'un grand classicisme pour tout amateur du détective britannique et il est malaisé d'en dire davantage tant que l'on n'a entre les mains que la première moitié de ce récit. Sachez simplement que l'idée consistant à voir la scène par les yeux de Holmes fonctionne à merveille et que la fidélité au matériau d'origine démontre un respect particulier du scénariste Cyril Lieron pour l'œuvre de Conan Doyle. Ajoutons à cela que la brève apparition du pauvre Lestrade nous le montre plus pathétique et ridiculement poussif que jamais (mais c'est bien le regard de Sherlock, après tout !) et que la BD a le bon goût d'être moins lourdingue que moi et de n'utiliser le terme "élémentaire" qu'une seule fois... et il n'est même pas destiné au "cher Watson", qui plus est!

Élément Air

L'air... le vide, les espaces. Puis son absence, l'encombrement, l'étouffement. Benoît Dahan aime jouer avec l'aération de ses planches, tantôt épurées tantôt surchargées. Dans cette bande dessinée, il existe un dialogue constant entre le fond et la forme, le propos et la façon de le transmettre. C'est bien là (et de loin) ce qui m'a le plus fasciné : on sent une vraie interaction entre l'écrit et le dessiné. On a sans cesse l'impression d'assister à un florilège d'idées originales en termes de mise en page, de forme de cases, de colorisation et, à chaque fois, lesdites idées sont pertinentes par rapport au propos, comme si écriture et dessin se complétaient et qu'aucun des deux n'était davantage au service de l'autre. Dahan est sans conteste un très bon dessinateur avec une patte personnelle et qui nourrit un goût particulier pour la très saine activité consistant à "se jouer de" et "jouer avec" tous les codes du neuvième art. Tantôt les cases s'organisent comme les vitres d'une fenêtre d'esthétique victorienne, tantôt elles se désagrègent pour sous-entendre les effets d'une drogue, tantôt elles s'organisent toutes autour d'une image centrale qui elle n'est pas cerclée de son bord noir... chaque planche offre une trouvaille ou une audace visuelle. Mais ce n'est jamais gratuit : cela vient toujours se mettre au service de l'idée développée par le scénario de Lieron : on est dans la tête de Sherlock Holmes !
Pour figurer le fil des pensées du grand homme, les pages sont littéralement parcoures d'un fil rouge, symbolisant la piste suivie par nos enquêteurs. Fil rouge passant entre les cases, s'enroulant autour d'elles, accrochant de petits inserts en médaillon représentant chaque indice collecté. Très vite, il nous accompagne et nous indique naturellement, inconsciemment, le sens de lecture de ces planches à l'anatomie bédéistique si particulière.

Élément Feu

Le feu... celui de la passion qui anime les auteurs !
Le papier, de sa couleur sépia à son grammage, donne l'impression de tenir entre vos mains un ouvrage plus précieux que les 14 € que vous aurez déboursés pour vous le procurer.
Chaque environnement a droit à sa teinte dominante (par exemple, les pensées de Holmes, dans sa mansarde, ont une dominante bleue ; là où le théâtre est majoritairement d'un rouge rappelant les lourds rideaux de velours).
Le physique anguleux de ce Sherlock est très clairement inspiré de celui de Peter Cushing (à qui le livre est d'ailleurs dédié), interprète du personnage dans Le chien des Baskerville produit par la Hammer en 1959.
À plusieurs reprises, de petites trouvailles amusantes vous demandent de "jouer" avec l'objet-livre en vous suggérant, par exemple, de rapprocher deux parties d'une même image à deux pages différentes (en recourbant les pages pour qu'elles se touchent)... un peu comme Holmes rapproche deux idées éloignées pour créer un lien entre elles. À dire vrai, j'aurais même apprécié avoir encore un peu plus de ces petits "jeux" tant ils sont originaux et bienvenus. Et pourtant, je ne suis guère friand de cela en temps normal. 
Tout dans cet ouvrage semble avoir été longuement réfléchi afin de faire mouche. Bien des trouvailles ayant forcément nécessité réflexion et temps prouvent qu'il ne s'agit pas là de ce que l'on pourrait appeler une "œuvre alimentaire" comme il en existe trop, mais bien d'un travail d'amoureux de la bande dessinée.

J'ai bien décelé trois erreurs orthographiques et une petite coquille maladroite dans l'album mais je ne doute pas que cela sera corrigé dès la seconde édition. Car oui, j'ose espérer que les bédéphiles auront assez de pénétration et de sagacité pour voir en cet album une des bonnes surprises du rayon BD en cette année 2019, j'ose espérer que les ventes seront à la hauteur de l'investissement et de la passion des auteurs ! 
Pour ma part, j'attends la suite avec impatience, tant pour connaître la conclusion de cet épisode que pour être témoin des nouvelles inventions graphiques de ce dessinateur plein de personnalité.
Et là, mon regard est attiré à nouveau par la couverture... Il semble que L'affaire du ticket scandaleux soit le titre d'un épisode... Se pourrait-il alors que Dans la tête de Sherlock Holmes soit promis à devenir une série comprenant maints chapitres ?
Si c'est le cas, on est preneur !




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une adaptation de Sherlock Holmes respectueuse du matériau original.
  • Une utilisation (et un détournement) des codes de la bande dessinée au service du récit.
  • Une intrigue intéressante.
  • Une charte graphique attrayante.
  • Un bel objet atypique.

  • Quelques rares coquilles.
  • Il faut attendre pour lire la conclusion de l'enquête...
  • Il eut peut-être été amusant de pouvoir encore un peu plus jouer au détective...
  • Non, rien d'autre... vraiment ! Si vous aimez la BD, lisez-moi ça ! Et au trot !