"La semaine dernière, Gotham a connu sa première nuit sans le moindre crime violent en 54 ans.
Ce n'est pas arrivé grâce aux flics. Ni grâce au maire. Ni grâce au procureur.
Ni parce que Gotham City s'est soudain découvert une conscience. Mais grâce à moi."
Bruce Wayne affirme cela avec résolution, les yeux dans le vague, comme si c'était son double qui parlait. Batman constate ça en versant une larme de satisfaction.
Mattson Tomlin (qui à participé au scénario du film
The Batman actuellement au cinéma mais aussi de
Mother/Android et
Project Power – tous deux disponibles sur Netflix),
Andrea Sorrentino (dessinateur, entre autres, de
Joker : Killer smile et
Old Man Logan) et
Jordie Bellaire (coloriste ô combien indispensable à ce
one-shot comptant déjà à son palmarès des réussites graphiques telles que
The X-Files et
Magneto & Vision)
livrent ici le combat d'un homme brisé qui se reconstruit au rythme de la libération de sa cité, un héros tragique dont l'œuvre nocturne est un inévitable sacrifice.
En ce chapeau d'article se voit résumée la mission de croque-mitaine pour criminels que Bruce Wayne a décidé de devenir lorsqu'il endosse les atours de Batman. C'est ici cerné comme rarement ce fut fait auparavant, avec une pertinence crue et frontale : Bruce Wayne a décidé de ne pas contrôler sa peur, sa haine, sa rage, sa soif de vengeance... mais de les incarner. Pour devenir utile. Pour faire ce qui doit être fait et que personne, pourtant, n'a plus la volonté ou les moyens de faire : faire reculer le crime, jusqu'à sa disparition. On a enfin une esquisse psychologique de Bruce qui tient la route et qui fait grand bien après cet étrange
Batman : Ego que nous nous étions permis d'égratigner quelque peu.
Batman est un archétype de vigilante, d'auto-justicier sacrifiant sa propre pureté morale au bénéfice du plus grand nombre. C'est un homme avec un credo et un code : Batman est la peur et Batman ne tue pas.Et, enfin, il semble que nous entrions dans une ère où les comics et le cinéma vont oser voir en Batman ce que nous sommes nombreux à avoir envie d'y voir depuis des lustres : l'implacable bras d'une justice désabusée, prêt à frapper quiconque s'oppose à la bonne marche de son verdict.
Un peu de cinoche, bien obligé...
Le tout nouveau long-métrage The Batman sous la direction de Matt Reeves (enfin un vrai réalisateur et non un gamin jouant avec des figurines de super héros et des effets 3D pour chier une pub' géante pour jouets estampillés DC... coucou, Zack ! – le correcteur de cet article ne valide pas ce propos ;-)) a la bonne idée d'opter pour cette approche du personnage et d'envisager la deuxième année de sa carrière de justicier (exit, donc, les incessantes et horripilantes relectures des origin stories et bienvenue dans la construction du personnage). Dans un film dont l'ambiance visuelle et musicale ont en commun cette impression de perte de foi en l'Humanité, notre jeune détective capé se voit traité en sorte de héros grunge et nihiliste... ce qu'il ne peut qu'être, de facto. Le jeune richard, le dandy, c'est Bruce Wayne. Bruce le démoli par la perte de ses parents, Bruce l'anéanti, l'épave, la coquille vide... Batman, lui, n'est pas juste l'alter ego de Bruce, encore moins "sa part d'ombre" comme d'aucuns le suggèrent souvent. Batman est la seule entité importante et utile, la force motrice, l'âme du héros. Batman est la véritable identité... Bruce n'est qu'une couverture. Et si Batman a besoin de telle couverture, c'est précisément parce qu'il est tout ce que la société n'est pas, tout ce qu'elle réprouve, tout ce à quoi elle se refuse. Batman est sombre, désabusé, conscient que tout le monde ne peut être sauvé, que très rares sont les innocents et que l'ambiguïté morale est un mal nécessaire pour faire ce qui doit être fait. Batman n'est pas là pour faire des blagues sur sa richesse ou servir de caméo, pas plus que pour servir de faire-valoir à un extra-terrestre en slip ou passer pour un collectionneur de gadgets. Batman, il est là pour briser des coudes et des rotules, fracturer des mâchoires et disloquer des épaules. Il est vif physiquement, il frappe salement et plus vite que son adversaire pour encaisser moins longtemps ; il est vif intellectuellement, il est intelligent parce que c'est nécessaire à la collecte des informations pouvant le mener à l'individu qui mérite d'être puni ; il est vif... c'est-à-dire vivant, là où Bruce n'est plus qu'un être vide traversant la vie sans plus rien en attendre d'autre qu'enfiler le costume et enfin revivre.
Autant dire qu'après un traitement aussi radical, réaliste et crasseux de Batman, l'annonce du retour du Batounet version Mickael Keaton dans The Flash m'intéresse autant que l'arrière-plan le plus flou dans le film le plus raté et le plus indigent de Snijder (faîtes votre choix, ce n'est pas ça qui manque ! – ça ok, le relecteur est d'accord), d'ailleurs Batfleck sera lui aussi dans les aventures cinématographiques du bolide écarlate…
Mais nous sommes ici pour parler de Batman : Imposter. Et c'est parfait puisque son auteur a participé au scénario du film (sans être crédité, donc forcément de façon partielle mais peu importe) ! Alors, c'est parti : lançons-nous dans la chronique du seul one-shot inédit ayant reçu, chez Urban, l'honneur de se voir appliquer l'autocollant "Les albums du film The Batman" alors qu'il a plus de chance d'avoir été inspiré par le travail sur le film que d'avoir inspiré le film !
Ça raconte quoi, au juste ? Et ça le fait comment ?
L’on apprend même de sa bouche qu’elle a un jour rencontré un Alfred Pennyworth aux abois face à la trop lourde tâche de gérer cet enfant compliqué : « Je ne suis ni un parent, ni un professeur, ni un assistant social, ni un psy. Je suis un bon dieu de majordome. » La démission de cet Alfred a envoyé le jeune Bruce de onze ans dans une école militaire en Russie… Ce Batman est la création d’un Bruce Wayne qui a grandi seul, c’est le fruit d’un arbre sans racines. Il ne peut forcément qu’être plus radical encore que ses autres itérations : il est refermé sur lui-même et sa vision des choses, ce que son autisme post-traumatique n’arrangera jamais… Jamais Bruce n’a semblé plus humain et brisé ; jamais, à contrario, Batman ne fut plus bestial et inarrêtable. Et au final, quelle version de Batman pourrait bien être plus réaliste que celle-là ? Pour faire un adulte à ce point paroxystique dans l'expression de sa colère, il faut de toute évidence avoir été un enfant tourmenté et pas juste éploré.
Nous en sommes à la troisième année d'activité de Batman. Un an après le film, si toutefois l'on voulait considérer qu'il s'agissait là de la même timeline dans le même univers – ce qui n'a été ni confirmé, ni infirmé à ce jour. Comme Jean-Kévin l’a sans doute découvert grâce aux films de Christopher Nolan, Batman a beau toujours vouloir coopérer avec la police de Gotham, le GCPD a à son égard des sentiments plus mitigés... quand les flics ne sont pas carrément hostiles !
Ce seul commentaire d’un des policiers de Batman : Imposter suffira à vous prouver que nous sommes ici dans un de ces moments où ce n’est pas le grand amour entre ces deux incarnations de l’ordre : « Je ne vais pas vous rappeler ce que la petite escapade de Gordon avec ce cinglé a coûté à ce département. Cet idiot a balancé toute notre crédibilité aux chiottes sans prendre le temps de tirer la chasse. De nombreux flics ont tout perdu parce qu’une bande de cons a jugé bon de laisser un psychopathe encapé faire le boulot à leur place. » Alors imaginez que, dans ce climat, un usurpateur en vienne à flinguer des criminels devant les caméras de surveillance de la ville… déguisé en Batman ! La collaboration entre Gordon et Batou ayant visiblement été consommée, la police va se mettre à traquer le jeune héros.
Trouvant nuitamment refuge auprès d’elle alors qu’il est blessé suite à une de ses missions, Bruce livrera ses blessures physiques et morales au docteur Thompkins à travers une thérapie certes peu diserte mais convaincante. Et, pour une fois, l’on a affaire à une version de cette spécialiste qui a sur le jeune Bruce un avis crédibilisant ce qu’il deviendra : « Lorsqu’on me l’a confié, mon diagnostic ressemblait à une liste de courses. Hyper-anxiété, comportement obsessionnel, symptômes d’autisme, et bien entendu stress post-traumatique. Mais plus que tout, c’était sa colère qui m’effrayait. »
C’est en ce contexte que l’inspectrice Blair Wong établit un profil de l’homme chauve-souris : « C’est un homme blanc entre 20 et 40 ans. Il a peut-être reçu un entraînement militaire, mais rien de moins sûr… Son équipement suggère un accès à une fortune considérable… ». Bien vu ! La suite de l’histoire (que je ne compte pas vous dévoiler) fait preuve d’une jolie maestria dans sa construction et offre entre ces deux personnages pas mal de constructions en miroir, que ce soit narrativement ou même graphiquement. Tous deux excellents enquêteurs traumatisés par la perte de parents qui leur furent enlevés trop tôt, ils ont la même faim de punir les coupables.
Les jeux de miroirs ne s’arrêtent pas là :
- un magnat du nom d’Arnold Wesker (un nom qui parlera aux fans) affirme : « Je suis Gotham » en raison de ses fréquentes contributions financières au profit la ville… ce qui lui fait voler une réplique maintes fois tenue par Batman dans divers comics.
- un dératiseur appelé Otis Flannegan (idem) s’identifie aux rats qu’il considère quasiment supérieurs aux humains mais estime rejetés comme lui de manière arbitraire. D’un rongeur à un rongeur volant, il n’y a qu’un pas. Impossible ici de pousser l’analyse de ce parallèle plus avant de peur de trop en révéler mais il est d’une pertinence glaçante.
Plus qu'un comic, une leçon !
Une leçon d'écriture à tous ces crétins d'Hollywood qui pissent de la copie formatée à longueur d'année. Une leçon de dessin personnel à tous les clones qui, depuis longtemps, tracent paresseusement les mêmes (certes jolies) images aseptisées dans cette industrie. Une leçon de mise en couleurs à ceux qui pensent qu'un comic, c'est clinquant ou que mature et violent, c'est forcément noir et blanc. D’un point de vue visuel, entre la diversité des styles, la mise en page inventive, les couleurs savamment choisies et la richesse de l’ensemble, on est face à une œuvre plus qu’un comic. Une leçon de symbolisme et de finesse puisqu'au détour de chaque planche, l'on trouve des cases aux formes signifiantes, des couleurs évocatrices ou des cases prenant la forme d'onomatopées. Les trouvailles sont légion mais jamais, jamais l'on n'insiste dessus : si le lecteur les a captées, elles fonctionneront mais si tel n'est pas le cas, tout reste compréhensible ; ce n'est pas là pour la frime, c'est là parce que c'est efficace et utile. Comme Batman se doit d'être.
Batman : Imposter est une réussite tant formelle que sémantique. Si ce personnage vous intéresse, il vous est strictement interdit de passer à côté de cet album unique dans tous les sens du terme. Ça va, on a été assez clairs au sujet de notre enthousiasme, là ?
Pour conclure, nous vous laissons avec une réflexion au sujet d'une seule case qui emplit la largeur d'une double page (celle qui clôt cet article) et qui va vous permettre de vous ranger forcément à notre avis, à moins d'être borné comme une route de campagne ou abruti comme lemming sous protoxyde d'azote. L'on y voit Bruce embrasser la femme pour laquelle il avoue ici éprouver des sentiments intenses. Sous la majorité des plumes, ce serait un bisou. Au mieux, certains osent un bisou sous une pluie non significative. Pour les plus originaux, le héros est suspendu la tête à l'envers comme un reste de jambon pendant qu'il galoche une gueuse au sol sous une pluie moulant sa poitrine adolescente dans un chandail ravi de la situation.
Mais analysons ce que donne ici cette scène toute bête...
Bruce embrasse cette femme vêtue de rouge qui en lâche son parapluie tout aussi rouge. Un rien de "symbolique des couleurs pour les nuls" nous apprend que ce rouge mis en exergue représente à la fois la passion (de leur amour) et le sang (de leur combat commun). C'est un bon début et nombre de comics s'arrêteraient là. Mais pas celui-ci. La pluie est battante mais elle lâche son parapluie : aux côtés de Bruce, cette femme se sépare de ce qui la protège et se met à nu, malgré les vicissitudes de la vie ici représentées par cette pluie abondante.
Le parapluie, lui, est dessiné dans un angle lui permettant de suggérer les lèvres d'une femme maquillées d'un rouge capiteux. C'est un rappel de la passion et une annonce de cette malédiction qui frappe Bruce et ses amours en ce que, à peine naissante, la passion est déjà en train de prendre le large. Le fond de l'image est une immense tête de chauve-souris en forme de pleine lune (parce que oui, Batou, c'est un gars de la nuit...) partiellement dissimulée par un envol de ses congères rappelant que Batman est présent à chaque instant et domine la personnalité du jeune Wayne, que ce serment qu'il s'est fait d'incarner la peur prévaut sur tout le reste. Même quand les chauve-souris se dispersent sous la fougue du moment, l'homme chauve-souris continue à veiller, les yeux grands ouverts. La pluie elle-même, en dessinant des éclaboussures aux pieds des amants, donne l'impression que cette image est déjà en train de s'effacer et renforce le message des lèvres qui s'éloignent : Bruce a bien droit à quelques moments de répit mais ils sont voués à disparaître dès leur apparition ; ce qui prévaut et prévaudra toujours est son serment ; l'invariable, c'est la chauve-souris !
Alors, je sais : on aura Jean-Kévin Trouduc qui va venir jouer les sceptiques à deux balles (si seulement elles étaient de plomb et qu'il s'en mettait un peu dans la cervelle !) et nous sortira la phrase qu'on a tous trop entendue : « Wah, bah tu vas un peu loin, mec. Arrête de fumer la moquette : qu'est-ce que t'en sais que le gars a voulu dire tout ça dans son dessin ? Il trouvait peut-être juste ça classe ! ». Alors d'abord, merci Jean-Kévin de toujours te plier au difficile exercice de ne jamais décevoir en terme de connerie abyssale et ensuite... on s'en contrebat les rognons à la spatule, que le dessinateur partage ou non cette vision ! Ce qui compte, c'est que contrairement aux conneries que tu ingurgites, cette planche est suffisamment riche pour suggérer autant de choses ! En art (or, ceci est bien de l'art), l'auteur est certes acteur de sa création mais le spectateur est tout aussi acteur de sa perception. Moi, cette planche a été capable de me faire imaginer tout ça. Parce qu'elle est vachement belle, suggestive, symbolique et impressionnante... ce que ne seront jamais, Jean-Kévin, tes dessins et CGI dégueulasses réalisés sans passion par des gens déconnectés du projet initial déjà lui-même trop souvent pondu par des personnes plus intéressées par le potentiel d'iconisation mercantile de l'image que par sa sémantique et son pouvoir de suggestion.
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Les points positifs |
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Les points négatifs |
- Tout, de la narration à la mise en images, fait montre d'une maestria évidente et d'un souci du détail qui fait plaisir à voir.
- Ce Batman est sans doute le plus crédible et réaliste qui soit. Le plus dangereusement déterminé et le plus profondément déprimé.
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| - Le seul défaut évident de ce comic est son caractère unique... Si la nouvelle direction que prend Batman depuis New 52 est plaisante, si Infinite a encore relancé l'intérêt en le mettant en difficile condition... cette version-ci n'est-elle pas ce que Batman devrait être ? N'est-elle pas celle que notre époque désillusionnée mérite ?
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