Des zozos en collants
Publié le
26.9.16
Par
Nolt
Zozo pour enfant. |
Les habitués d'UMAC savent que je relève en général les inepties que les médias colportent sur la pop culture en essayant de démontrer en quoi elles sont fausses. Et ce ne sont pas les occasions qui manquent ! Que ce soit le tristement célèbre Envoyé Spécial consacré aux "adulescents", le reportage de M6 sur le phénomène Spider-Man, les déclarations d'un réalisateur mexicain ou même celles de Moore en personne.
Aujourd'hui, je me penche sur des propos tenus sur le site ActuaBD, propos d'autant plus étonnants puisque émanant d'un site spécialisé censé ne pas relayer les pires clichés qui circulent à propos du sujet qu'il traite.
Le rédacteur (dont je respecte l'avis, là n'est pas la question), dans un article consacré à la critique des comics de Jeph Loeb et Tim Sale, sort un truc absolument stupéfiant pour appuyer son propos : "il ne faut tout de même pas perdre de vue que l'on parle de zozos en collants inventés pour distraire et faire rêver les enfants."
Il n'y a pas des masses de mots dans cette phrase et pourtant elle contient au moins quatre idées absurdes, ce qui est tout de même pas mal : le public des super-héros se limite aux enfants (faux), il doit continuer à se limiter aux enfants (pourquoi ?), l'auteur n'a pas le droit de sortir des sentiers battus (ah bon ?), traiter "sérieusement" les super-héros ne permet pas de faire rêver et distraire (heu... ?).
Tout d'abord la cible des comics, censée ici être les enfants, de toute éternité. On se demande bien pourquoi. Bien sûr il existe des comics pour enfants, mais ça ne fait pas du genre super-héroïque un genre destiné seulement aux enfants. Pas plus que la musique n'est spécialement destinée aux bambins sous prétexte que Dorothée et Chantal Goya ont conçus des disques à leur intention.
La plupart des comics sont de nos jours destinés à un "public averti" au contraire. Il y a quelques années encore, les mêmes a priori circulaient à propos de la science-fiction (encore que, Télérama, qui a toujours une époque de retard, ne se prive pas de nos jours pour en donner une image toujours réductrice). Cela n'est en général pas révélateur des propriétés d'un genre mais plutôt des connaissances limitées de celui qui le commente.
Attention, je différencie bien ici la généralité présentée comme une vérité absolue et l'opinion personnelle. L'on est tout à fait en droit d'estimer que Spider-Man n'a pas d'intérêt, mais prétendre qu'il serait par nature destiné à un public infantile est faux.
Passons ensuite à l'étrange culte de l'immobilisme véhiculé par cette affirmation. Sous prétexte qu'un genre aurait été à la base destiné aux enfants (comme pratiquement toute la production de BD à l'époque), il ne devrait être que cela ? Là encore on se demande bien pour quelle raison.
Le genre super-héroïque, comme le western, la SF ou les polars, n'a pas un ADN en lui qui le condamne à se limiter à un public précis. Il est ce que les auteurs en font.
Même les contes pour enfants, pour le coup destinés aux... enfants, peuvent être revisités de manière adulte (cf. l'excellente série Fables).
Je passe sur le côté péjoratif de l'expression "zozos en collants" (c'est une simple inclination personnelle, du coup même si ça parait violent, c'est tout à fait acceptable) pour en venir au troisième point, la dénégation de la liberté de l'auteur.
Car ce qui est finalement reproché à Loeb ici (qui n'est pourtant pas un auteur maladroit, loin de là), c'est tout bonnement de ne pas faire ce qu'on attend de lui. Pire, ce que des enfants sont censés attendre de lui. Or les enfants ont souvent, eux, une bien plus grande tolérance par rapport à ce qu'ils lisent. Ils sont curieux et ouverts, pas encore contaminés par les "il faut" et les "ça doit". Et puis surtout, un enfant, ce n'est pas un crétin (enfin, ils ne sont pas tous destinés à le devenir), on peut lui faire lire d'autres choses que des récits simplistes et fades (contrairement à ce que croient certains éditeurs).
Un auteur fait bien ce qu'il veut de l'univers qu'il aborde. C'est d'ailleurs une qualité que d'aborder un sujet différemment, en s'éloignant des chemins trop parcourus pour être encore excitants. Encore récemment, Michel Pagel, avec son roman Le Club, a fait la brillante démonstration que l'on pouvait s'adresser à des adultes, de manière intelligente, en utilisant un matériel (Le Club des Cinq, d'Enid Blyton) à l'origine destiné aux enfants. En suivant la logique du rédacteur d'ActuaBD, cet excellent livre n'aurait jamais vu le jour sous prétexte qu'il ne faut pas s'écarter de l'étiquette que certains collent sur des morceaux d'imaginaire.
Enfin, l'on peut aussi s'interroger sur l'idée sous-jacente qui donne à penser que, pour se distraire et rêver, il faudrait privilégier les histoires simplistes et éviter les "mélodrames". Si l'on prend le Spider-Man : Blue par exemple, il est pourtant bien plus divertissant que bon nombre de récits mettant simplement en scène de la castagne et des intrigues déjà vues cent fois. Et l'on peut aussi faire rêver en étant sérieux ou triste. Le rêve, ce n'est pas juste des "bang-pan-patatrac", ça peut être subtil et doux. Amer même. Cela ne fera pas rêver tout le monde, j'en conviens, mais c'est justement parce que c'est personnel que cela ne doit pas être limité par des frontières oniriques artificielles. Mettre des barbelés là où il n'y a rien à protéger est une perte de temps.
En fiction, tout est possible. L'on peut écrire une tragédie, ou pour le moins quelque chose de profond, avec un gugusse masqué. Par un effet de contraste, le drame en est d'ailleurs souvent renforcé.
Les mots ont un sens, je ne cesse de le clamer depuis des années (cf. par exemple cet article). Ils ont aussi un effet, parfois durable, sur nos vies. Une simple idée reçue, si elle est suffisamment répétée, peut faire des dégâts, et pas uniquement dans le domaine du Papier. Le cliché n'est pas seulement le "fast-food" des gens de lettres, il est le réflexe opposé à la réflexion, le carcan de l'habitude remplaçant l'ivresse de la découverte, la facilité par rapport à l'analyse. C'est aussi une arme redoutable car il n'a pas besoin de convaincre, connu et reconnu par la foule, il n'attend que l'approbation massive pour se perpétuer encore.
Alors, parfois, il n'est peut-être pas inutile d'en prendre un et de lui tordre le cou. Non pas pour défendre un auteur ou un genre, ni même les comics en général, mais simplement pour défendre ce besoin, essentiel pour un auteur, précieux également pour les lecteurs, de ne pas marcher obligatoirement là où d'autres ont déjà laissé des traces.
Mes pieds, je les mets où je veux. Et c'est souvent dans la gueule.
Chuck Norris, philosophe pédestre.