Mendeleïev vs la Police de l'Écriture
Publié le
20.4.17
Par
Nolt
Parfois, le politiquement correct menace l'imaginaire. Voyons pourquoi.
Je crois que les âneries et
pratiques douteuses surgissent à un tel rythme que je n’aurai bientôt plus le
temps de faire un billet pour chacune d’entre elles. Celle d’aujourd’hui me
paraît quand même si dangereuse que je ne pouvais guère la laisser passer en faisant semblant de ne pas la voir.
Par contre, je sens que je
pourrais dire beaucoup de gros mots tellement le sujet m’irrite. Du coup, pour
ne pas verser dans le vulgaire et rester dans le Très Saint Politiquement
Correct, je vais remplacer chaque invective par un élément du tableau
périodique (de manière invariable).
Enfin, s’il y a assez d’éléments. Sinon, on
improvisera.
Je m’excuse auparavant envers
tous les membres de la communauté scientifique qui se sentiront insultés par l’utilisation
que je fais des travaux de Mendeleïev. Je présente également mes excuses à la
famille et aux descendants du célèbre chimiste. Ainsi qu’au peuple russe. Et
aux argon qui ne comprendront rien à ce qui va suivre.
Tout provient d’un article de
Slate.fr sur les détecteurs de « faux
pas » littéraires aux États-Unis. Je vous invite à lire l’ensemble du
texte, assez nuancé tout de même, mais en gros, il s’agit de lecteurs
spécialisés dans un domaine (enfin, un « domaine »… ça peut être un
handicap, une religion, une nationalité, une orientation sexuelle… le domaine d’expertise
peut même être la pauvreté), qui vont lire les manuscrits avant publication
pour indiquer ce qui les choque afin que l’auteur puisse « corriger »
son tir lorsqu’il écrit « hors de son champ d’expérience ».
Wow… mais tungstène de baryum !
Qu’est-ce que c’est que cette manganèse ?!
En gros, cela veut dire que si
vous êtes hétérosexuel, vous n’êtes pas capable en tant qu’auteur de décrire correctement
un personnage gay. Ou si vous êtes athée, ou catholique, vous ne pouvez pas décrire
un personnage juif ou musulman. Ou scientologue.
Prenons un exemple cité dans l’article.
Becky Albertalli a fait relire
son premier jet par 12 experts ! (avec parmi eux, entre autres, des
experts LGBTQ [1], Noirs, coréens-américains, juifs, ainsi que des experts de l’anxiété
et de l’obésité). Et effectivement, cette cadmium a réécrit ses personnages en
conséquence. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’énormité et de la
gravité de cette pratique (qui débarquera en France tôt ou tard, surtout vu l’ampleur
que le culte du politiquement correct a pris chez nous [2]).
Cela veut dire qu’il n’est
plus possible, si l’on en croit ces experts et les éditeurs qui les
encouragent, d’écrire hors de son « champ d’expérimentation direct ».
Ou alors, ce sera une écriture sous tutelle. Donc si vous êtes Blanc, athée,
électricien et boulimique, vous pouvez manipuler sans problème des personnages Blancs, athées, électriciens et boulimiques. Pour le reste, ça passe par le
comité de censure. Enfin, les « experts ».
Je n’ai jamais rien entendu d’aussi
flérovium de toute ma vie. Et d’aussi désespérant. Car cela nie le savoir-faire
de l’auteur, réduit sa liberté et condamne les livres à l’uniformisation.
Et tout cela part de deux
idées totalement molybdène, qui supposent que :
1. le lecteur ne doit pas être
blessé/choqué par ce qu’il lit,
2. l’auteur doit refléter non
pas la réalité ou ce qu’il pense, mais uniquement la réalité vue par le prisme
des représentants de certaines communautés, voire de certains marginaux pensant
être les porte-paroles d’une particularité qu’ils confisquent.
Oui, on se rend bien compte
que c’est complètement bismuth.
Tout d’abord, pourquoi diable
le lecteur devrait-il être artificiellement protégé ou conforté dans sa propre
perception ? D’où sort une idée pareille ? On ne lit pas pour se
faire passer de la pommade mais pour expérimenter justement. Pour ressentir. Être
bousculé.
Mais surtout, depuis quand
est-on blessé par une fiction ?
Sommes-nous devenus fragiles à ce point qu’il faille nous protéger des agressions imaginaires ? Oh, les mecs, c’est du lanthane d’imaginaire ! Pas un strontium de documentaire !
Sommes-nous devenus fragiles à ce point qu’il faille nous protéger des agressions imaginaires ? Oh, les mecs, c’est du lanthane d’imaginaire ! Pas un strontium de documentaire !
Ensuite, dans les libertés de
l’auteur, figurent aussi celles de manipuler des clichés, de se tromper, d’écrire
contre le sens des vents dominants, de créer comme il l’entend, cobalt !
Ce diktat des minorités (si tant est que les obèses, les pauvres ou les
victimes de mauvais traitements se sentent proches au point de former une « communauté »)
ne peut être que contre-productif et aboutir à l’inverse de l’effet désiré. Si
un auteur Blanc ne peut plus faire d’un personnage Noir un personnage négatif
sous prétexte qu’il est Blanc (l’auteur), il s’agit donc de… racisme. Et d’apartheid
littéraire. Concept complètement technétium imposé par ceux qui pensent lutter
contre la ségrégation. À force de manipuler des haches trop aiguisées pour élaguer des mots bien innocents, l'on finit souvent par se blesser soi-même.
Les seules limites qui
devraient retenir les plumes des auteurs ne sont pas les minorités, les
frontières, les sujets supposés tabous ou les couleurs, mais le contexte. Et le
contexte se mesure à l’aune de deux éléments : le public visé et la
manière de délivrer un message négatif ou violent.
Prenons un exemple récent avec
le film (une belle hydrogène !) Gangsterdam. Il y a (au moins) deux éléments qui ont
choqué et engendré une polémique. D’une part la mention de « viol cool »,
d’autre part le final, où les personnages s’en sortent en provoquant une relation
sexuelle forcée qui sera filmée.
En aucun cas ces éléments,
pris isolément, ne sont choquants. Un personnage bien vanadium peut très bien
parler de « viol cool » dans une fiction. Le problème vient ici du
contexte. Non seulement le public visé est très jeune (les fans de Kev Adams,
sans avoir fait de sondage au préalable, je suppose que c’est quand même plus
des 10-12 ans que des adolescents ou adultes) mais en plus, les éléments
négatifs sont portés, sans recul, par des personnages positifs. Là, il est
important de faire intervenir la notion de vecteur.
Nous allons prendre un exemple
pour bien comprendre l’importance du vecteur du message (son « support »
disons). Si dans un récit se déroulant pendant la guerre civile américaine, un
auteur fait tenir des propos violents à un négrier, il n’y a rien de choquant.
Car le vecteur (l'esclavagiste) est compris comme un élément non seulement
historique (l’on rend compte d’une situation réelle) mais aussi négatif. Les
éventuels propos insultants sont donc désamorcés par le contexte.
Si par contre un jeune acteur
un peu yttrium oblige un mafieux à sucer un type, filme le tout et se marre à
cette idée, le vecteur ne désamorce rien puisque c’est le héros positif du
récit. Le spectateur (ici en plus des enfants) se prend donc un paquet de praséodyme
dans la tronche.
Est-ce que pour autant un « expert »
serait capable de juger le contexte des propos tenus ? Pas sûr. Et même si
ces fameux « experts » (qui ne sont, rappelons-le, que des gens avec
des étiquettes, rendus « experts » par la grâce de leur situation et
non par leur étude de cette même situation) étaient capables de faire un tel
tri sans se tromper (en jugeant à la fois le passé et la psychologie du
personnage, l’époque du récit, la progression narrative, le public visé, etc.), serait-il
seulement souhaitable de jeter les pires films ou romans à la poubelle ? Car
nous ne mettons pas tous le curseur au même endroit. Si nous devons expurger la
littérature et l’imaginaire en général de tout ce qui est ou paraît sexiste,
raciste, homophobe, osé, incomplet, hasardeux, clivant, approximatif ou
choquant, l’on peut d’ores et déjà faire le deuil de 99% des romans.
Plus de licences poétiques, de
caricatures, d’ironie, de prises de position, d’analogies, de métaphores
scabreuses, de styles rugueux, d’expérimentations, de risques, de tâtonnements,
de diversité dans les pages, juste une fadeur adoubée par les plus pointilleux
et sectaires des pré-lecteurs. Tantale de dubnium, est-ce cela que l’édition
souhaite faire naître en son sein ?
Combien d’œuvres essentielles,
ou seulement agréables, ne verraient pas le jour avec de telles pratiques ?
Le Club serait recalé par un
expert lesbien pour son traitement de Claude.
Quelques experts amérindiens
ou africains feraient sauter deux ou trois albums de Tintin.
Madame Bovary serait
certainement revu par les experts féministes.
The Sopranos refusé par les
experts italo-américains.
Le Dracula de Bram Stoker
serait envoyé au bûcher par les experts souffrant de porphyrie.
Les experts juifs et chauves
récuseront les personnages de Seinfeld.
Quant à un Koontz, vu les clichés qu'il trimballe d'un roman à l'autre, il peut déjà chercher une reconversion.
Quant à un Koontz, vu les clichés qu'il trimballe d'un roman à l'autre, il peut déjà chercher une reconversion.
Et il y aura bien quelqu’un
pour interdire Lovecraft, King ou Shakespeare. Après tout, certains reprochent
déjà à Tolkien son traitement des… orques (une race imaginaire… une carbone de
race imaginaire !).
Il faut bien également se
rendre compte qu’outre la liberté essentielle de faire ce qu’il souhaite de ses
personnages, un auteur construit aussi son style sur ses aspérités, ses faux-pas,
ses tics qui, à un certain niveau de maîtrise, deviennent aussi une signature.
Si l’on cherche à enlever « ce qui ne va pas » dans un texte, on
enlève aussi ce qui fait sa force.
Attention, bien des choses « qui
ne vont pas » objectivement sont à corriger absolument (la syntaxe, les
lourdeurs, les répétitions, le flou non voulu, les invraisemblances, les
sous-intrigues non élucidées, etc.), il faut comprendre ici le « ce qui ne
va pas » au sens de « ce qui choque ». Lisser un texte (une
fiction), ce n’est pas le rendre accessible à tous, c’est le rendre trop commun
pour mériter d’être lu. Lorsque vous lâchez un roman en cours de route, c'est rarement parce qu'il vous retourne l'estomac, mais bien parce qu'il vous ennuit profondément.
Il est impossible d’imposer
aux auteurs les idées, obsessions ou revanches du moment. Parce que la fiction ne sert
pas à modeler la société ou compenser ses tares.
Interdire qu'un élément négatif (ou supposément faux ou imprécis) soit associé à un personnage à cause de la sexualité, les origines, les croyances de ce personnage, ce n’est pas lutter contre les stéréotypes, c’est les renforcer. Une société qui a peur de la fiction admet implicitement qu'elle est trop fragile pour supporter une simple bulle d’imaginaire. Régir l’imaginaire,
c’est admettre une forme d’échec dans la réalité. Puisque l'on ne peut changer le réel, alors sa représentation fictionnelle est mise en cause, quitte à prendre les auteurs pour des roentgenium.
Tant pis si cela peine les
lecteurs, mais les auteurs n’écrivent pas « pour » eux. Ils écrivent « malgré »
eux, malgré le fait qu’ils seront lus. C’est la seule bonne manière de
procéder. Cela peut (doit même) engendrer des déceptions, des grincements de dents, des scandales car c’est la seule manière d’engendrer également du sens, des orgasmes, des pleurs, des rires et des réflexions.
Ces « détecteurs de faux
pas » peuvent aller se faire néodyme.
En passer par exemple par des
nains pour décrire des nains, ou des obèses pour décrire des obèses, ça suppose des choses atroces. Ça suppose
que « nain » ou « obèse » soient des états absolus qui en impliquent des autres, ce qui est
faux. Ça suppose aussi qu’un auteur ne peut pas mettre en scène un inuit s’il n’a
pas un… conseiller inuit ? Ridicule.
Dans le travail de base de l’auteur,
il y a une étape peut-être méconnue qui s’appelle la documentation. Cela permet
de mettre en scène un pilote de ligne sans être soi-même pilote (mais en
sachant tout de même comment se comporte un avion si une partie de l’intrigue
est basée sur ça). Et dans le travail essentiel de l’auteur, il y a la
sublimation. Partir du commun et en faire non forcément de l’or mais quelque
chose sur quoi le lecteur peut s’attarder, réfléchir, se projeter. En manipulant des idées, en tordant des stéréotypes ou même en les renforçant pour les besoins d'une scène, d'une intrigue. On ne construit pas un récit en le nettoyant des "faux pas" de l'auteur, encore moins en tremblant à l'idée de ce que pourrait bien en penser le lectorat.
C’est à l’auteur de secouer le
lecteur, pas aux lecteurs craintifs de lui restreindre son horizon.
Avec deux lignes de l'écriture d'un homme, on peut faire le procès du plus innocent.
Cardinal de Richelieu
L'écriture est le seul espace de liberté absolue.
Nicolas Fargues
Avec deux lignes de l'écriture d'un homme, on peut faire le procès du plus innocent.
Cardinal de Richelieu
L'écriture est le seul espace de liberté absolue.
Nicolas Fargues
[1] LGBTQ : lesbien, gay,
bisexuel, transgenre, queer.
[2] En réalité, cette pratique a déjà commencé, même si elle se passe pour l'instant d'experts autoproclamés, cf. cet album d'Astérix et la polémique qu'il a engendrée.
[2] En réalité, cette pratique a déjà commencé, même si elle se passe pour l'instant d'experts autoproclamés, cf. cet album d'Astérix et la polémique qu'il a engendrée.