Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde
Publié le
3.6.18
Par
Vance
Étrange rencontre que ce roman de Steven Hall, édité la première fois en France chez Robert Laffont en 2007.
Dès le premier abord, de nombreux éléments attirent l’attention
: le titre, suffisamment troublant et déjà évocateur, mais aussi la quatrième de
couverture, car elle reproduit également le texte d'une lettre que le
personnage principal lit peu de temps après son réveil initial, laquelle commence
par ces mots : Si tu lis ceci, je ne suis plus de ce monde. Et qui est signée : le premier Eric Sanderson.
Immédiatement troublant. On se prend à imaginer des tas de
pistes sibyllines et des références à la psychologie comme aux littératures de
l'Imaginaire : un Doppelgänger ? Une histoire de métempsycose ? de clonage ? de
déplacement temporel ou d'univers parallèle ? Peut-être simplement une enquête
menée par un fantôme…
Assez pour exciter le lecteur moyen. Donc suffisant pour y
aller voir de plus près.
Toutefois, il y a mieux.
Ce livre peut éventuellement rappeler aux lecteurs avertis, par certains détails, et avant même d’entreprendre sa lecture, cet OVNI littéraire ardu et méritoire qu'était La Maison des feuilles de Danielewski : récits entrecroisés et jeux typographiques dans une mise en page révolutionnaire constellée de renvois à des annexes conséquentes, un roman labyrinthique éreintant et passionnant tant par sa construction que par sa présentation.
Toutefois, il y a mieux.
Ce livre peut éventuellement rappeler aux lecteurs avertis, par certains détails, et avant même d’entreprendre sa lecture, cet OVNI littéraire ardu et méritoire qu'était La Maison des feuilles de Danielewski : récits entrecroisés et jeux typographiques dans une mise en page révolutionnaire constellée de renvois à des annexes conséquentes, un roman labyrinthique éreintant et passionnant tant par sa construction que par sa présentation.
Le fait est que c'est moins, et bien plus à la fois.
Steven Hall, en prenant en exergue un texte de Jorge Luis Borges, annonce la couleur : les territoires de l'inquiétude destinés à être explorés ne seront pas ceux du fantasme ou de la rêverie, mais ceux, sombres et fluctuants, de la mémoire. Ses créatures évoluent dans les fissures/lisières de notre réalité, dans cette texture conceptuelle qui sous-tend le monde concret. Et lorsqu'elles ont faim, elles deviennent prédatrices et lorgnent sur le tissu même dont sont faites nos personnalités, les fondements de notre Moi, les piliers de notre individualité préhensile.
Eric Sanderson se bat dans un monde qui ne lui est rien. Il s'éveille dans un ailleurs aussi familier (parce que correspondant à des échos de réalisme cohérents avec le fonctionnement de son propre corps) qu'étrange : il ne sait pas qui il est. À part qu'il porte le même nom, la même identité distincte de cet autre qui lui écrit d'un autre temps. Qu'est-il arrivé pour que ses souvenirs soient ainsi annihilés, effacés de l'ardoise de son existence ? Première et terrible question, quoique nécessaire pour la reconstruction. Mais elle en suppose une seconde, encore plus inquiétante : ce drame peut-il se reproduire ? Est-il en sécurité ?
Steven Hall, en prenant en exergue un texte de Jorge Luis Borges, annonce la couleur : les territoires de l'inquiétude destinés à être explorés ne seront pas ceux du fantasme ou de la rêverie, mais ceux, sombres et fluctuants, de la mémoire. Ses créatures évoluent dans les fissures/lisières de notre réalité, dans cette texture conceptuelle qui sous-tend le monde concret. Et lorsqu'elles ont faim, elles deviennent prédatrices et lorgnent sur le tissu même dont sont faites nos personnalités, les fondements de notre Moi, les piliers de notre individualité préhensile.
Eric Sanderson se bat dans un monde qui ne lui est rien. Il s'éveille dans un ailleurs aussi familier (parce que correspondant à des échos de réalisme cohérents avec le fonctionnement de son propre corps) qu'étrange : il ne sait pas qui il est. À part qu'il porte le même nom, la même identité distincte de cet autre qui lui écrit d'un autre temps. Qu'est-il arrivé pour que ses souvenirs soient ainsi annihilés, effacés de l'ardoise de son existence ? Première et terrible question, quoique nécessaire pour la reconstruction. Mais elle en suppose une seconde, encore plus inquiétante : ce drame peut-il se reproduire ? Est-il en sécurité ?
Steven Hall agace, au départ. Ses brillantes tournures
constellées d'ellipses fulgurantes, de raccourcis osés et de métaphores
dispendieuses tendent à user la patience du lecteur, qui peut assez vite se
lasser de ce qui ne pourrait être que poudre aux yeux verbeuse. Mais l'Étrange,
l'angoissant suspense d'événements insoupçonnables, vient progressivement,
quoique implacablement, peser sur l'évolution des premiers chapitres. Perturbé
par des lettres de sa « première occurrence » qui arrivent à son domicile
régulièrement mais n'apportent aucun des éléments de réponse auxquels il
s'attendait (à quoi sert donc cette description d'un certain Ryan Mitchell ?), Eric cherche à reconstruire sa vie privée de ses bases : un médecin lui apprend
qu'il est victime d'une amnésie dissociative consécutive à la perte de sa
femme, décédée à la suite d’un accident de plongée. Il se croit donc malade.
Jusqu'à ce qu'il se trouve confronté à la « chose » qui en veut à ses souvenirs
: une bête terrible, effrayante, surgie de l'espace contextuel. Dès lors, il
est temps pour lui d'écouter les conseils du « premier Eric », de s'armer, de
se protéger (avec une fascinante utilisation de quatre dictaphones disposés en
boucle) et de partir en quête : pour survivre, et trouver une réponse.
Quête fastidieuse, où seul un chat nommé Yann sera, un
temps, son équipier. Avant qu'une jeune femme dynamique et spontanée ne vienne
le tirer d'affaire. Avec elle, Eric réchappera à une organisation secrète et
voyagera dans les recoins obscurs de notre réalité, se frayant un
chemin dans ces lieux oubliés du temps et des hommes. Des fragments de son
passé resurgiront chaque fois qu'il décodera un journal intime où nous
découvriront sa relation avec celle qui a disparu, les derniers instants de ce
couple en vacances…
Au gré d'une traduction particulièrement inspirée (il fallait oser le titre français, tiré d'un vers de Baudelaire !), se nourrissant au charme intemporel de Casablanca et copiant adroitement
son dernier acte sur celui des Dents
de la Mer, le roman ballotte le lecteur entre frayeurs ataviques et
curiosité malsaine, avec des petites fulgurances d'une romance adorable : Hall
n'évite pas l'émotion dans ce qui ne pourrait n'être qu'un coup d'essai et sait
dispenser un peu de poésie dans un univers où les concepts fluctuent comme
autant de jeux de mots.
Brillant, souvent passionnant et intense, construit sur un
excellent rythme en crescendo et faussement complexe. Une réussite.
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