Supergirl : Woman of tomorrow
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Chez Univers Multiples, Axiomes & Calembredaines, on commence à bien aimer Tom King. Il nous avait enchantés par son surprenant traitement de Vision, personnage paradoxal du Marvelverse, et proposé quelques excellents numéros sur la série Batman rebirth, même s’il avait eu du mal à tenir la qualité sur la durée. Mais cet été, il confirme chez nous les grandes espérances qui étaient placées en lui avec coup sur coup deux œuvres de qualité majeure : Strange Adventures, dont on vient juste de vous vanter les qualités, et Supergirl : Woman of tomorrow.

Avec l’acuité et la justesse de ton qui le caractérisent, mais également une grande finesse d’écriture, King va nous parler d’une héroïne trop souvent mise sous l’éteignoir par son illustre cousin dont l’ombre cosmique s’étend jusque dans les prémisses de cet album : car si Kara Zor-El est désormais connue de l’univers entier en tant qu’héroïne, symbole vivant de droiture et de courage (impossible à quiconque l’a lu d’oublier la scène où Superman, en larmes, étreint son corps après qu’elle s’est sacrifiée pour sauver le monde en péril – foncez lire Crisis on Infinite Earths sinon !), si elle a plusieurs fois contribué à la sauvegarde des siens, elle porte encore en elle le poids d’une planète morte, d’une terre natale disparue de laquelle Kal-El et elle-même sont les seuls rescapés. Et depuis que son objectif initial (protéger le futur Superman) n’a plus de raison d’être, Kara cherche à donner un autre sens à sa vie que les sempiternelles missions visant à protéger la Terre des menaces qui pèsent sur elle. 

Ainsi, si son image demeure intacte dans le cosmos, respectée par des milliards d’êtres vivants, la jeune femme peine à se détacher de son rôle de garde-chiourme : malgré son aura incontestable, Supergirl n’est rien à côté de Superman, véritable dieu vivant révéré sur chaque monde habité, craint par chaque apprenti criminel. Pourquoi s’étonner alors de la voir taquiner la dive bouteille pour fêter seule, et raisonnablement ivre, son 21e anniversaire ? Les héros aussi ont parfois besoin de se lâcher, mais quand on est invulnérable, comment faire pour que l’alcool opère quelque action lénifiante sur un organisme inattaquable ? Bah, facile : comme dans Superman contre Cassius Clay (et oui, l’album a existé et désormais, il vous est devenu incontournable, n’est-ce pas ?), on a juste besoin d’un soleil rouge pour annihiler les super-facultés kryptoniennes, tout en laissant intactes les seules capacités humaines. Si le procédé a pu permettre à Superman de s’entraîner à boxer, il peut tout à fait autoriser sa cousine à se biturer. Suffit de choisir une planète éloignée, de faire profil bas, de trouver la taverne adéquate (le genre de lieux bizarrement présents dans tous les recoins du cosmos) et de s’envoyer assez d’alcool pour voir des éléphants roses défiler devant soi. 

Tout aurait pu se passer à merveille, et notre super-blonde aurait pu tranquillement rentrer chez elle après une soirée de beuverie solitaire mais réussie, si elle n’avait pas croisé la route d’une jeune fille : voilà-t-y pas que la petite Ruthye, fille de fermiers, s’en vient en quête de mercenaires qui pourraient satisfaire sa soif de vengeance ? Car la pauvre vient de perdre son père qu’elle adorait, proprement assassiné par un individu sans foi ni loi. De quoi éveiller l’intérêt, un tantinet émoussé par l’alcool, de Kara : foi de Supergirl, ce malandrin saura ce qu’il en coûte de s’en prendre à une innocente ! Sauf que le malandrin en question s’avère beaucoup plus roublard que prévu et que Supergirl n’est pas dans son état normal : c’est ainsi que débute une odyssée interplanétaire où l’héroïne désabusée, flanquée d’une jeune idéaliste fermement décidée, naviguent de monde en monde à la poursuite d’un meurtrier implacable.

L’occasion pour Tom King de s’amuser à dresser le portrait de personnages truculents, à décrire par le menu des civilisations étranges engendrant des quiproquos ou des problèmes que notre couple devra s’appliquer à résoudre, les retardant d’autant dans cette quête que Supergirl ne voit pourtant pas d’un bon œil. La Justice, d'accord, mais la Vengeance ? N’est-elle pas bien au-dessus de cette pulsion ? Ne peut-elle pas tenter de dissuader une orpheline trop polie, trop candide, de mener à bien cette mission périlleuse qui lui fera traverser les endroits les plus sordides de l’univers ? Surtout que l’aura de Supergirl, si elle joue en sa faveur par moments, peut également générer quelques complications - et n’importe qui sait désormais qu’il suffit d’un peu de kryptonite pour venir à bout de cette prétendue sur-femme. Au travers de chapitres écrits avec talent, à la première personne (c’est Ruthye qui raconte a posteriori cette aventure hors du commun) et dans un langage extrêmement châtié - le vocabulaire employé par la jeune fille s’avère presque comiquement délicat et subtilement désuet, avec des tournures surannées pleines de fioritures qui accentuent son décalage avec la faune bien plus terre à terre qu’elle va être amenée à fréquenter si elle veut mettre la main sur l’assassin de son père - on assiste à une version euphorique de Candide au pays des super-criminels, mais avec Supergirl qui l’accompagne et veille sur elle, une Supergirl badass, qui a perdu sa patience le jour où on a abattu son chien (vous savez ? Krypto, le super-iench - et si vous êtes bien sages, vous aurez même droit à un super-cheval) : imaginez ce que peut faire une Kara vénère si elle se met en mode John Wick ! Ah, faut pas trop la faire chier, la super-miss ! 


Et si tout cela ne suffisait pas à vous appâter, dites-vous qu’aux crayons on a une surdouée brésilienne, l’artiste Bilquis Evely : son crayonné dynamique magnifie les postures et ses cases s’auréolent régulièrement de décors ésotériques à couper le souffle. Elle qui a déjà opéré sur la série Sandman : the Dreaming va encore plus loin en transcendant ses personnages : par le biais inspiré de sa patte créatrice, Supergirl s’incarne en une déesse ultime, zébrant les éons, rayonnant d’une gloire multiverselle et illuminant les espaces intersidéraux de son infinie puissance. Il y a du Druillet et du Moebius dans ces cases métaphysiques qui nous font, à l’image de la petite Ruthye face à son aînée à cape rouge, nous sentir tout petits et insignifiants devant tant de grandeur d’âme. Une grandeur et une puissance qui ne sont pourtant rien face à l’immensité de la noirceur humaine, amer constat qui poussera chacune d’entre elles à admettre que leur tâche, pourtant noble et juste, s'avère simplement impossible. Tout comme Schiller lorsqu'il affirmait : "Face à la bêtise humaine, les dieux eux-mêmes ne peuvent rien. "


Woman of tomorrow est un album somptueux, à la colorisation exquise, aux dessins éblouissants multipliant les angles, les points de vue et variant les éclairages, à l’écriture élégante teintée d’une douce ironie et d’une subtile gravité. Sous l'apparence initiale d’une quête de justice et de vérité, cette histoire se muera en voyage initiatique à double tranchant parsemé de réflexions acérées sur le statut même du héros, dont les failles, les doutes, les questionnements enrichissent davantage la force de caractère ainsi que l'impact émotionnel sur le lecteur. Des propos pertinents s'y ajoutent, interrogeant les notions d'héritage et de transmission (héritière d'un monde qui n'existe plus, que peut décemment transmettre Supergirl à une fille qui n'a plus rien à perdre ?) et baignant dans une nostalgie indolente. Tom King parvient en outre à instiller la juste dose d’un féminisme bon teint sans que cela sonne comme une figure imposée, avec délicatesse et parcimonie, et réussit à faire de Supergirl, personnage oublié, personnage sacrifié, le symbole doré d’une renaissance pleine de promesses, se permettant le luxe de jouer avec les codes de la narration pour nous offrir une fin délicieusement équivoque. 
Indispensable.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un one-shot hors continuité qui permet  d'aborder l'histoire sans être pénalisé.
  • Une édition soignée, agrémentée de quelques couvertures originales de toute beauté.
  • Une écriture sensible, élégante, usant de la narration à la première personne avec malice.
  • Un récit d'une densité inouïe mêlant vengeance, Justice, rédemption, nostalgie, initiation et héritage.
  • Un personnage central qui transcende l'archétype du (super)héros.
  • Des illustrations jouant à merveille de la richesse du support.
  • Une colorisation sublimant les crayonnés, conférant souvent une dimension onirique aux conflits.


  • Allez, pour chipoter, on peut éventuellement regretter que la dessinatrice fasse des visages un peu trop ressemblants entre eux.