Strange Adventures
Par

Après le lifting offert à Mister Miracle, Tom King et Mitch Gerads récidivent
en offrant une relecture acide à un autre super un peu tombé dans l'oubli.


Adam Strange, c'est un peu une sorte de prototype de Flash Gordon. Il est le héros de deux mondes : celui de Rann, sa planète d'adoption où il est parfois projeté à cause du rayon zêta, sur laquelle il épousa la Princesse Alanna dont il eut une fille... et celui de notre Terre où il est passé, suite à ses aventures spatiales, de simple archéologue à figure emblématique de la résistance contre les envahisseurs Pykkts qui menaçaient Rann.

Adam Strange, c'est un homme diminué suite à la perte de sa fille au sein de ce conflit. C'est le mari intensément aimant de sa magnifique femme et... c'est la vedette d'une biographie rédigée par son épouse qui prend quelques libertés avec la vérité pour édulcorer la violence à laquelle il leur fallut céder face aux armées d'invasion.
Lors d'une séance de dédicace, un lecteur fait un scandale en librairie, filmé par quelques smartphones indiscrets, en accusant Adam de nombre de crimes de guerre. C'est lorsque cet agitateur sera retrouvé avec le crâne explosé par une arme dont les effets ressemblent à ceux du pistolet laser d'Adam que ce dernier va demander à ses amis de la Ligue de Justice d'enquêter sur son propre cas. Batman, lié affectivement à Adam, va refuser la mission mais acceptera de mettre sur le coup nul autre que Mister Terrific... l'homme qui incarne le mieux selon lui la droiture, l'impartialité, le fairplay et la soif de connaissances.
C'est alors une enquête qui commence et que nous suivrons sur les 364 pages de ce gros volume paru aux éditions Urban

Habitués à la désacralisation des super héros pour notre plus grand plaisir, Tom King (Batman rebirth, The Vision, Mister Miracle...) et son complice Mitch Gerads s'adjoignent ici l'aide d'Evan "Doc" Shaner (Deadpool, Justice League...)
Le premier nous offre un scénario simple mais jamais simpliste dans lequel le héros nous dévoile son humanité dans tout ce qu'elle a de plus touchant mais aussi dans ses pires noirceurs, faisant de lui une victime de traumatismes de guerre dont il devient vite malaisé de cautionner tous les actes. Le deuxième dessine de son style réaliste les scènes se déroulant au présent dans une ambiance oppressante idéale pour mettre en place une sorte de thriller. Le troisième est ici invité, de son agréable trait un peu rétro, à tracer en couleurs vives les exploits d'antan qu'Adam a accomplis sur Rann, à la façon dont ils étaient narrés en comics du temps du succès de ce personnage.


L'album ne mérite objectivement aucune critique formelle négative : tout y est soigné.
La double narration se répond avec intelligence, permettant au passé dessiné par Shaner d'éclairer de ses effets lumineux et crus emplis de vérité un présent que le doigté de Gerads rend terriblement plus sombre et propice aux mensonges et aux dissimulations. 
Les deux styles graphiques, quoique très différents, s'harmonisent aisément au point qu'un jeu de va-et-vient entre ces deux temporalités peut se faire plusieurs fois en deux planches sans pour autant nuire à l'intérêt esthétique de la double page devant nous.
La relation de Strange avec les héros emblématiques de l'écurie DC est crédible et les rares apparitions de ceux-ci sont soit pertinentes, soit amusantes.
La progression des personnages suit la déchéance de Strange au long du volume : de beau blond athlétique au sourire de mannequin pour dentifrice, on va le voir peu à peu sombrer dans une amertume et une violence qu'on ne saurait lui imaginer initialement.
Pour accompagner cette chute, les pages séparant les chapitres sont ornées d'affiches de propagande au nom de Strange se couvrant peu à peu, au fil du livre, de graffitis insultants remettant en question l'authenticité du témoignage dudit héros concernant ses exploits interplanétaires.
Tout a été pensé, calculé, écrit, dessiné pour faire de cette bonne grosse brique une œuvre cohérente et bien finie. Mais ce n'est pas tout... Car qui dit Tom King dit forcément message à faire passer à coup de combat shoes au cul de la société américaine contemporaine. 


Ancien soldat US et membre de la CIA engagé pendant sept ans en Iran et en Afghanistan en tant qu'agent du contre-terrorisme, King a un regard critique sur son pays et ne manque pas une occasion de le faire sentir.
Il attaque le racisme latent en faisant douter Mister Terrific du poids que pourrait avoir sa parole d'homme noir face au héros blond triomphant que s'est choisi l'Amérique en la personne d'Adam Strange.
Il attaque à maintes reprises la désinformation ambiante et les manipulations de la vérité, les interviews coups de poing, les procès médiatisés, les biographies quasi hagiographiques et autres procédés visant à n'offrir au public qu'une seule vision très propagandiste du Monde.
Il attaque la figure-même du héros militaire qui n'est souvent que le tâcheron d'une infecte besogne de mise à mort.
Il attaque enfin la figure du super-héros englué dans ses responsabilités et sa morale au point de ne pas toujours faire le nécessaire, de peur de se salir les mains...

Tout y passe et il est appréciable de constater qu'il est encore possible de lire un comic book sans avoir besoin, comme les disent les crétins défendant trop facilement des œuvres scénaristiquement indigentes, de "mettre son cerveau sur off et kiffer". 

Cet ouvrage sonne comme la dénonciation d'une société trop prompte à sauter sur le moindre conte de fées pour en faire une vérité.
Héroïsme, patriotisme, fidélité, honneur, amour y sont autant de thèmes abordés avec le regard d'un observateur qui ne se veut pas dupe. 
Quand le vernis des jolies histoires craquèle, il dévoile souvent la trame d'un tableau autrement moins reluisant.
Le super-héros au costume rouge, porté dans les cieux par son jetpack, brandissant son pistolaser cède alors sa place à un homme, juste un homme avec toutes ses ambiguïtés et tous ses paradoxes. Et tous ses torts.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un scénario bien ficelé qui désacralise la figure du super héros.
  • Deux dessinateurs complètement appropriés pour caractériser chacune des époques.
  • Nombre de messages engagés laissés par l'auteur à notre réflexion.
  • Parfois quelques petites facilités dans le traitement de la psychologie des personnages secondaires, mais c'est pour chicaner.