Cet article est une suite
directe aux trois parties rassemblées dans ce
dossier.
L’on va s’intéresser ici à un
sujet très précis qui concerne la manière de susciter la peur lorsque l’on
écrit. Et pour être honnête, il faut même carrément se poser la question de la
possibilité de susciter un tel sentiment, car, comme on va le voir, il n’est
pas aisé d’effrayer un lecteur.
Le roman est certainement le
medium, ou support, le moins approprié lorsque l’on décide de terroriser son
auditoire. Autant au cinéma, il est très facile de faire peur, autant dans un
roman, c’est une mission très compliquée. Essentiellement pour des raisons
techniques. Prenons le "jump scare" par exemple, procédé dont bien des
réalisateurs abusent dans les films d’épouvante. Il s’agit juste, en réalité,
d’un effet de surprise, basé sur un changement de rythme, une irruption
soudaine, chose qui est impossible dans un roman, où rien ne peut "surgir" brusquement et dans lequel, de toute façon, le lecteur
contrôle le rythme. Il en est de même de certains artifices, comme l’ambiance
musicale. Alors qu’un réalisateur possède plusieurs outils efficaces pour
effrayer ses spectateurs, le romancier, lui, se trouve en réalité un peu
dépourvu de moyens.
Pourtant, il existe une vaste
littérature d’épouvante. De Lovecraft à King, en passant par Peter Straub,
James Herbert ou Clive Barker, pour ne citer que quelques plumes "horrifiques". Cependant, posons-nous la question, ces livres
suscitent-ils en nous un sentiment réellement proche de la peur ?
Mais avant tout, pour que l’on
parle bien de la même chose, il est nécessaire dans un premier temps de se
demander ce qu’est la peur.
Techniquement, il s’agit d’une
réaction physiologique involontaire (inconsciente en tout cas) face à une
situation perçue comme dangereuse. Elle a pour fonction de préparer l’individu
à la fuite ou au combat. La peur est donc une réaction universelle,
incontrôlable et très utile. L’on ne peut pas, par exemple, supprimer la peur
que l’on éprouve simplement en le décidant. Heureusement d’ailleurs, car c’est
un mécanisme de survie très efficace. Par contre, on peut éviter, grâce à
diverses techniques, la terreur, la tétanie, la panique, etc., qui sont des "désordres" de la peur (celle-ci n’ayant plus alors d’effets
bénéfiques).
Lorsque l’on a peur de manière "raisonnable", l’on éprouve différents effets physiques, notamment
dus à la décharge d’adrénaline : le rythme cardiaque s’accélère, tout
comme le débit ventilatoire (le corps se prépare à courir vite ou à frapper
fort), le flux sanguin est modifié, les yeux s’écarquillent (les pupilles se
dilatent), l’on peut même, histoire de s’alléger, voir notre corps décider de
lui-même d’évacuer urine et excrément ("se faire dessus" a donc un
réel sens pratique, étant donné que l’on se débarrasse alors d’un "excédent de
bagage", et donc de poids).
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— Quel est ton roman d'épouvante préféré, Sidney ?
— Heu... je sais pas, je ne lis pas trop, moi. C'est pour un jeu, c'est ça ? Donnez-moi un indice, je l'ai peut-être vu en DVD.
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Bien, maintenant que l’on a
compris ce qu’était la peur, avez-vous la sensation d’avoir déjà éprouvé ça au
cinéma ? Sans doute que oui, au moins fugitivement. Le fameux "sursaut" du jump scare va, au moins pendant quelques secondes, augmenter
votre rythme cardiaque, vous arracher un cri, etc.
Avez-vous déjà éprouvé ça en
lisant un livre ? A priori, non, jamais.
Et pourtant, bien des gens
vont avouer avoir "eu peur" en lisant tel ou tel ouvrage. Parce
qu’en réalité, les auteurs (les bons en tout cas) sont des petits futés, des
sortes de prestidigitateurs des mots, qui vont vous donner l’illusion d’avoir éprouvé
de la peur, alors qu’en réalité, ils ont recours à d’autres émotions.
L’un des problèmes, lorsque
l’on souhaite effrayer le lecteur dans un roman, c’est l’impossibilité de
contrôler le
contexte et le
rythme. Au cinéma, les spectateurs sont idéalement
concentrés, dans le noir, et ils sont passifs. Un livre, lui, peut être lu
n’importe où (sur une plage par une belle après-midi d’été, alors que des
enfants jouent non loin) et son rythme dépend uniquement du lecteur (l’auteur
ne peut rien accélérer, il n’a de contrôle en réalité que sur la structure du
récit).
Mais si l’auteur ne peut pas
faire peur directement, il peut tenter de susciter des sentiments
qui sont souvent associés à la peur, ou un ensemble de sensations qui va donner
l’illusion de sa présence.
Voilà par exemple trois
éléments très efficaces lorsqu’ils sont combinés :
– l’empathie,
l’identification : si l’on ne peut pas vraiment effrayer en littérature,
il est très simple d’émouvoir et de créer peine et tristesse.
– le suspense, l’attente, la
tension : c’est l’art qui consiste à évoquer quelque chose qui n’a pas
encore eu lieu ou n’est pas encore bien identifié. L’inconnu est toujours
générateur de stress.
– le malaise, la rupture, la
réponse non appropriée : ici il s’agit, alors que le lecteur s’attend à un
enchaînement logique, de s’écarter de ce qui est attendu pour créer un
sentiment de gêne.
C’est ce mélange étonnant qui
produit une fausse "sensation" de peur. Imaginez une recette de
cuisine, nécessitant des ingrédients précis pour reconstituer le goût d’un
aliment pourtant absent, ou un mélange de peintures, pour s’approcher d’une
couleur spécifique.
L’identification (si elle est
bien employée) permet de générer un sentiment violent. Or, une situation
émouvante va être perçue, dans un roman, pratiquement exactement comme dans la
vie réelle, au contraire d’une situation de danger. Vous n’avez pas peur si un
vampire poursuit un personnage (vous n’êtes pas en danger) mais vous êtes
réellement triste (toujours si c’est bien amené) quand Capuchon, le petit chat
du personnage, se fait écraser par un 38 tonnes.
Cette émotion, c’est la glaise
façonnable dont l’auteur va se servir. La "base", neutre, qui va
permettre de construire autre chose.
Le stress va, quant à lui,
permettre de conserver l’émotion dans la durée. En générant une attente, une
tension, l’auteur va diluer l’émotion primaire (la tristesse par exemple) et
lui donner par la suite un "autre goût". Imaginons que, cette fois,
Capuchon soit entre la vie et la mort, le camion ne l’a pas encore écrasé, mais
on le voit venir, se rapprocher, accélérer.
Enfin, la gêne, la rupture, va
permettre d’épicer la scène et, en utilisant une réponse inattendue à une
situation donnée, cela va donner, après coup, l’illusion de la peur.
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Le masque ? Ben, c'est pour cette histoire de Covid, là... les gestes barrière, tout ça.
La machette ? Ben approche, je vais t'expliquer. |
Imaginons que Capuchon soit sauvé in extremis par une petite fille, qui a vu le camion approcher et s’est ruée sur le chaton. Elle le prend dans ses bras, lui fait un gros câlin, quelques bisous, et elle le ramène chez elle. Elle demande à ses parents si elle peut le garder, ils ronchonnent un peu mais finissent par accepter. Elle a même le droit de dormir avec. Pendant la nuit, la petite fille se réveille et,
prise d’une pulsion incontrôlable, elle met ses mains autour de la gorge de
Capuchon et serre. Elle serre encore plus fort quand le chaton agite ses pattes
et écarquille les yeux. Elle continue de serrer, le chat la griffe et
s’échappe, affolé. Il tente de trouver un refuge, mais la chambre est petite,
les issues fermées. Un méchant sourire aux lèvres, la petite fille se
précipite, elle n’a qu’une envie : sentir le corps fragile et frêle se
débattre entre ses mains. Capuchon fait un bond et file en dessous du lit,
bientôt délogé par une Barbie lancée violemment. Il tente de grimper sur une
armoire, rate son coup, se réfugie derrière un gros coffre à jouets, tremblant,
apeuré. Son cœur bat vite et fort, il ne comprend pas, il pensait être en
sécurité avec sa nouvelle amie. La fillette apparaît brusquement au-dessus du
coffre, Capuchon n’a que le temps de bondir de nouveau, terrifié. Il aimerait
tant que sa maman soit là pour le protéger, lui indiquer quoi faire. Mais il
est seul, dans un lieu inconnu, en compagnie d’un monstre. Un monstre terrible.
Implacable. Avide de sang.
Enfin, après une dernière
course-poursuite, la fillette s’empare de la boule de poils en riant, elle
pousse un cri rauque, mélange de soulagement et de jouissance…
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Ahlàlà, heureusement que c'est fini tout ça. J'ai plus l'âge de hurler et courir comme une hystérique.
Bon, c'est pas tout mais, qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire à bouffer ce soir ? |
Quand l’aube se lève, alors
que le corps du chaton est raide et froid, la petite fille est toujours
agrippée à lui. Un éternel sourire figée sur ses lèvres fines et humides.
Si l’on demande aux lecteurs
ce qu’ils ont ressenti après une scène de ce genre (c’est ici à peine esquissé
et bien trop rapide, cela demanderait, pour être efficace, une réelle
préparation en amont et une réelle immersion dans un récit construit), beaucoup
diront qu’ils ont eu peur pour le chat.
Alors qu’en réalité, ils n’ont
jamais éprouvé un sentiment se rapprochant de la peur.
Mais un sentiment négatif
violent, ajouté à une tension et une rupture dans la logique de ce que l’on s’attend
à voir… ça donne quelque chose qui, après coup, dans les souvenirs, se
différencie difficilement de la peur. Alors que, quand on le "vit",
ça n’a rien à voir.
Il reste cependant à préciser
quelque chose d’important. S’il est pratiquement impossible pour un auteur de
générer une peur réelle (alors qu’il peut donner l’illusion de la peur sans
aucun problème, cf. par exemple
Le Horla, Maupassant jouant dans cette nouvelle sur de nombreux registres très efficaces), cela ne veut pas dire que vous, en tant que lecteur, n’avez
jamais peur en lisant un livre.
Par exemple, étant gamin, j’avais
l’habitude de lire des bouquins ayant pour thèmes les maisons hantées, le
triangle des Bermudes, les vies antérieures, etc. Bref, des "histoires
vraies" sur le thème du paranormal en général. Et je peux vous assurer
que je flippais ma race, mais sévère (je devais avoir 12 ans ou à peine plus).
Sauf que, c’est moi qui générais cette peur, pas une quelconque technique
d’écriture.
Il convient donc de faire la
différence entre ce qui relève de l’auteur et ce qui est propre à votre état
d’esprit. Si vous ressentez réellement de la peur en lisant un livre (rythme
cardiaque accéléré, débit ventilatoire important, sens surexcités, bref, tout
ce que l’on a vu précédemment), il y a de grandes chances pour que cela vienne
de vous. Et, en général, vous verrez que lorsque vous avez peur,
ces trois conditions sont remplies :
– vous êtes seul
– il fait nuit ou au moins
sombre
– vous êtes sorti de
l’histoire (vous ne lisez plus, vous pensez à ce que vous avez lu)
Le troisième point (vous êtes
sorti de l’histoire) est très important. Car, en réalité, même si vous êtes
seul, en train de lire un roman d’épouvante, la nuit, "sous la
couette", tant que vous lisez, vous n’avez pas peur. Vous éprouvez même
en réalité du plaisir. Par contre, vu que le récit vous a conditionné, dès que
vous en sortez, vous risquez de vous effrayer pour des choses a priori banales.
Par exemple, en traversant un couloir sombre pour aller aux toilettes.
Pourtant, là, ce n’est pas lié à une technique d’écriture. Vous étiez bien tant
que vous lisiez, c’est le fait de sortir du récit qui vous fait flipper à
l’idée d’accomplir un acte simple et banal. Même chose si vous entendez un
bruit non identifié. Des bruits de ce genre, vous en percevez des dizaines tous
les jours. Et surtout toutes les nuits. Mais votre cerveau ne vous met pas en
état d’alerte, au contraire, il les ignore, car ils font partie des bruits de
fond quotidiens (vent, craquement du bois qui travaille, robinetterie, animaux,
circulation, voisin qui ferme ses volets…). Si à chaque fois qu’on entend un
truc que l’on ne peut pas parfaitement identifier on devait l’analyser, d’une
part on perdrait un temps fou à ne faire que ça, d’autre part, on deviendrait
fou. Par contre, quand vous lisez un roman d’épouvante, si vous entendez un
bruit, vous aurez plus tendance à vous "arrêter" dessus et à
l’identifier comme "bizarre" (pourquoi ? parce que votre état
d’esprit a été artificiellement modifié, vous êtes stressé,
même légèrement). Mais
là encore, il ne s’agit pas d’une technique d’écriture. Vous êtes juste en
train de vous autosuggestionner. Vous éprouvez de la peur en dehors du récit,
pas parce que le récit vous fait peur directement. Cette peur réelle, ressentie
parfois dans la "vraie vie", va renforcer, par la suite, votre
impression de récit "effrayant".
C’est exactement la même peur
que l’on éprouve, gamin, lors des récits d’Halloween, au coin du feu, quand on
est parti camper. Vous n’êtes pas effrayé par la qualité de la légende que
votre pote raconte, mais parce que vous êtes au milieu de nulle part, en pleine
nuit, et que vous vous projetez en dehors du récit.
Bien entendu, pour en revenir
à la technique d’écriture, nous sommes loin d’avoir fait le tour des moyens techniques à la disposition des auteurs pour générer une impression de peur.
En plus des trois éléments
déjà évoqués, l’on peut renforcer le malaise et le stress grâce à diverses astuces. Par exemple en employant des phrases plus courtes, voire même des mots
sans phrases construites, avec peu de verbes, pour donner un effet saccadé qui
s’associera inconsciemment avec le "souffle court" généré par la
peur : "Mais il est seul, dans un lieu inconnu, en compagnie d’un
monstre. Un monstre terrible. Implacable. Avide de sang."
Le choix du vocabulaire est
lui aussi important, tous les termes négatifs auront sans doute un certain
effet, mais des termes recherchés, rares, peuvent renforcer aussi le côté "malaisant".
L’on n’utilise donc pas la
même construction grammaticale selon que l’on souhaite décrire une scène
romantique, un moment drôle ou un acte odieux. En général du moins, car l’on
peut aussi violer les règles habituelles pour donner un supplément de sens à
une scène. Il ne s’agit donc pas dans ce cas d’ignorer la technique, mais de la
contourner, ou de s’en servir
différemment, dans un but précis.
C’est aussi, dans ce genre
particulier des romans d’épouvante, ou plus généralement appartenant au genre
fantastique (qui regroupe aussi bien la science-fiction que l’heroic fantasy), que
l’on se rend compte que les mots ont un sens, précis, et un effet, réel. Leur
choix est donc crucial. Quand Lovecraft décrit des lieux particuliers, liés aux
Grands Anciens, il va ainsi parler d’abominations, de géométrie répugnante,
d’alignements cyclopéens, de choses tordues, croulantes, poussiéreuses mais néanmoins
vivantes et habitées. Quand, plus récemment, Adam Nevill décrit la forêt
suédoise dans Le Rituel, elle n’a rien d’agréable ou de folklorique : elle
est froide, boueuse, hostile, moche, sinistre, humide, et au final devient un
lieu où l’être humain n’a rien à faire. Mais là encore, on est bien dans le
malaise, pas la peur. Si vous comparez Cthulhu et le gros con qui vous
emmerdait dans la cour, au CM1 ou en sixième, vous verrez qu’en réalité, un
enfant, pas bien menaçant et plutôt stupide, vous a effrayé bien plus que la
pire des entités lovecraftiennes.
Chaque art a ses contraintes,
ses avantages uniques et ses limites réelles. On ne peut pas faire passer
forcément la même chose, en tout cas pas de la même manière, en peinture, dans
une nouvelle, en musique ou en bande dessinée. Le roman, s’il est réputé
permettre une très grande liberté, a lui aussi ces impossibilités. En tout cas,
en apparence. Car, c’est bien là toute la magie de l’écriture, le romancier
peut inventer de nouveaux sorts qui permettront de combler les lacunes
supposées de son domaine.
La peur des livres est une
escroquerie. Mais pour une fois, les escrocs ne vous veulent pas de mal.