Se7en : beau film et atroce constat
Publié le
31.1.17
Par
Nolt
Thriller noir et tragique mais
aussi constat lucide et amer sur l’évolution de la société moderne, Seven
reste, plus de 20 ans après sa sortie, un incontournable chef-d’œuvre d’une
rare profondeur.
Petit retour analytique sur ce
film à la force encore intacte.
C’est en 1995 que l’on peut
découvrir Seven au cinéma. Pendant 130 minutes, David Fincher sublime un scénario
d’Andrew Kevin Walker, livrant un long métrage coup de poing à l’esthétique
léchée et à l’incomparable maîtrise technique, photographie en tête.
Morgan Freeman et Brad Pitt
interprètent deux flics, William Somerset et David Mills, aux prises avec un
épouvantable tueur en série, John Doe, joué par Kevin Spacey.
Si vous ne connaissez pas l’histoire,
nous vous conseillons de voir le film avant de lire cet article car ce qui suit
dévoile l’intrigue dans son intégralité.
Plutôt que de revenir sur la
symbolique des sept péchés capitaux, limpide, nous allons nous attacher à d’autres
aspects, tout aussi fascinants, de Seven.
1. Personnages et faux trio
Alors que l’on pourrait les
croire opposés, les deux protagonistes ayant le plus en commun sont Somerset et
Doe. Tous les deux sont intelligents, cultivés, patients, et tous les deux sont
arrivés au même constat sur la société. Seules leurs réactions face à ce
constat divergent : Somerset, vieux flic blasé, proche de la retraite, a
développé une forme de fatalisme bienveillant alors que Doe, lui, va verser
dans le délire métaphysique criminogène.
La véritable opposition se
situe donc du côté de Mills, enquêteur impulsif adoptant un optimisme presque
juvénile. Somerset et Mills sont si différents qu’il faudra l’intervention de
la compagne de ce dernier pour qu’ils se « rencontrent » vraiment et
parviennent à une véritable relation de travail. Il est intéressant de noter
que Tracy Mills, en incarnant l’image de l’épouse modèle, de la mère aussi
(elle est enceinte, mais aussi enseignante, ce qui n’est pas anodin), reste (avec le Livre, comme
nous le verrons plus tard), la seule touche positive du film.
Cette disposition
psychologique asymétrique des personnages n’est donc pas très courante puisque, à la vision de Mills, s'oppose celle de son collègue plus expérimenté et
du tueur qu’ils poursuivent. Bien qu’encore une fois leur réaction soit
différente, l’incarnation de la sagesse (Somerset) est parvenue au même constat
que l’incarnation de la folie (Doe) : le monde est un cloaque.
Et pour mettre en scène cet égout
moral, Fincher va utiliser un autre personnage. La ville.
2. Enfer Urbain
Rarement l’on aura vu un environnement
urbain aussi bien décrit dans ce qu’il peut avoir d’angoissant et oppressant (avec des relents de Brazil parfois). La
ville est sombre, éclairée par une lumière sale, jaunâtre. Les ruelles sont
nombreuses, petites, sordides. La circulation est dense, le bruit constant. Des
trombes d’eau s’abattent sans discontinuer sur cet enfer devenu le réceptacle
de tous les vices.
Chose rare, même l’appartement
de Tracy et David Mills, qui devrait être un havre de paix, est « contaminé »
par la pollution urbaine, puisque situé à proximité d’une ligne de métro qui
cause régulièrement tremblements et vacarme.
Même le bureau de Somerset
(qui deviendra celui de Mills) au commissariat est étriqué, sombre. Les casiers
sont ternes, la lumière provenant de l’extérieur presque inexistante. Lorsque
les deux inspecteurs se retrouvent dans une salle plus spacieuse des locaux de
la police, il s’agit d’une fourmilière presque plus angoissante encore, dans laquelle
s’alignent des tas de bureaux éclairés au néon et pleins d’un fatras épouvantable.
Dans Seven, l’on n’échappe
pas à la ville, au système qui s’impose au détriment de l’humain. Le glauque
est présent à l’extérieur mais il s’infiltre dans les foyers et sur le lieu de
travail.
Même lorsque, enfin, les flics
quitteront la ville en voiture avec Doe, pour se perdre dans une nature désertique et aride, la ville les poursuivra par la présence de pylônes
électriques immenses. Ainsi, même la campagne évoquée à plusieurs reprises (par
Tracy qui en vient, par Somerset qui rêve d’aller travailler dans une ferme)
est peu à peu rongée par les maux de la ville, donc du système.
L’univers dépeint est d’autant
plus angoissant qu’il ne semble pas y avoir d’échappatoire possible. Pourtant,
il existe une planche de salut… celle de la connaissance.
3. Une Bulle de Beau
La connaissance en général, et
le pouvoir du Livre en particulier, sont évoqués à de multiples reprises dans
le film, souvent d’ailleurs dans des buts différents.
C’est par leurs lectures
communes que Somerset parvient à identifier Doe. Les deux personnages lisent
beaucoup, ils écrivent aussi (Doe, ses pensées sur des milliers de cahiers,
Somerset, des rapports, tapés à la machine, ce qui lui donne une distance par rapport
à la chose écrite que n’a pas Doe). À L’inverse, Mills peste contre les
bouquins, s’énerve, a du mal à comprendre même certains noms (il prononce « Sade »
comme le nom de la chanteuse [1]).
Les livres ne sont pas
seulement utilisés pour souligner la proximité ou l’opposition des personnages,
ils sont aussi (avec Tracy) la seule note d’espoir du film. Un espoir cependant
bien mince et teinté d’amertume. Alors que Somerset se rend dans une
bibliothèque pour y faire des recherches, il déambule parmi les rayons. La
lumière est artificielle mais plus discrète, moins crue que celle diffusée au
commissariat. Les livres demeurent dans la pénombre, pleins de mystère. En fond
sonore, plus de bruits de circulation, de cris ou de polutions mécaniques, mais…
du Bach. Des violons. Un moment de grâce, une bulle de beau au milieu de la merde.
Mais les livres, bien sûr, ne
règlent pas tout. La bibliothèque est vide, seuls quelques gardiens, qui jouent
au poker, sont présents. Somerset leur fera la réflexion qu’ils ont des
milliers de livres à portée de main et qu’ils préfèrent jouer aux cartes. La
réponse, cruelle, ne se fera pas attendre. « On sait tout ce qu’il y a à
savoir » dit l’un d’eux sur le ton de la plaisanterie.
Le désintéressement de la populace
pour les ouvrages écrits et la connaissance en général sera ainsi plusieurs
fois souligné (Tracy est déprimée car les conditions de travail, en ville, sont
si épouvantables qu’elle ne peut pas exercer son métier de professeur). Fincher
et Walker parviennent ici à revenir sur la cause première de tout effondrement
sociétal et civilisationnel : si l’enseignement n’est plus assuré, si les
livres sont délaissés, la pensée niée ou corrompue, alors tous les autres
domaines s’effondrent, de la morale à l’économie en passant par la justice ou
la science.
Car sans réflexion, seule l’émotion
surnage.
4. Humain par la rage
La fin du film est évidemment
tragique [2]. Elle est pourtant inéluctable et brillamment construite. Mills,
réfractaire aux livres (« c’est de la poésie de pédé ! » s’exclamera-t-il
dans un élan de colère) est manipulé par un Doe dérangé et sadique mais
familier du Papier. Somerset, lettré et respectueux des livres, tente de venir
en aide à son collègue, mais c’est tout bonnement impossible.
Mills n’a ni le recul ni l’expérience
de Somerset, il est jeune, porté par un idéal utopiste. Il s’est fermé à des
voies essentielles qui auraient pu l’amener à d’autres choix.
Un être humain est un mélange,
pas toujours équilibré, d’émotion et de réflexion. Hors causes psychiatriques, la
réflexion vient toujours contrebalancer la pulsion émotionnelle. Dans un cas
aussi extrême, peut-être ne serait-elle pas suffisante, mais l’on voit dans le
film que Mills cède à l’émotion dans d’autres cas (quand il fracture la porte
de l’appartement de Doe, au risque d’annuler toute procédure judiciaire par la
suite).
Sans construction suffisante
de la pensée, la réponse émotionnelle est la seule possible. Elle n’est pas
seulement possible, elle devient nécessaire.
Sans cette réponse, que serait
Mills ? Pas grand-chose, car s’il échappe à la réflexion ET à l’émotion,
alors il n’a plus rien d’humain. Cette colère qui l’habite est une manière de
boucler la boucle non pas tant pour Doe (qui après tout n’est qu’un pauvre taré
assassin) mais pour Fincher, qui démontre ici qu’une société délabrée,
apathique et amorale ne peut engendrer de la part de ses composantes qu’une
réponse émotionnelle violente.
À ce point de l’analyse, l’on
pourrait alors objecter que Somerset, lui, n’est pas violent, qu’il est lucide,
calme et réfléchi. Ce qui nous amène au pire…
5. Noir extrême
Somerset, à bien des égards,
est infiniment sympathique. Il est intelligent, bienveillant, de bon conseil,
il respecte la loi, aide Tracy… c’est le brave type que l’on aimerait tous
avoir comme pote. Sauf que… si Somerset est aussi tranquille, c’est qu’il
a renoncé à sa condition humaine.
Tout d’abord, il est
célibataire. Il n’a pas d’attache sentimentale. Ensuite, il a eu l’occasion d’avoir
un enfant et a demandé à sa compagne de l’époque d’avorter. Non parce qu’il ne
l’aimait pas, mais parce qu’il estimait que mettre un bébé au monde dans un tel
système, dans un monde aussi violent et injuste, était une folie. Somerset ne « joue
pas le jeu » dans le sens où il se construit un mur émotionnel qui le rend
intouchable. Ce détachement, ce recul, cette froide analyse ne lui vient pas
seulement de son expérience mais de sa volonté de s’extraire des joies et des
peines de la vie. Si Mills cède trop à l’émotion, Somerset commet, lui, l’excès
inverse.
Somerset s’apparente ainsi
bien plus à un robot insensible qu’à un humain. Il est méthodique, son
appartement est rangé d’une manière minutieuse, il a toujours une apparence
parfaite (contrairement à Mills qui se roule par terre avec ses chiens), même
un métronome, présent chez lui, donne à son intérieur un ton mécanique.
Surtout, il n’a personne à aimer, pour qui s’inquiéter.
Mills est mort involontairement,
du moins moralement (il est inconcevable qu’il se remette de la mort de sa femme,
seul élément positif de son monde, lui qui n’a pas accès à la « bulle de
beau » évoquée plus haut), Somerset est mort depuis longtemps (en se
privant de l’amour d’une femme, du risque lié au fait de devenir père, il s’est
privé de l’essentiel de la condition humaine), Doe est mort physiquement (le seul qui ait
réellement désiré cette mort d’ailleurs), seul le système perdure, atrocité
poussée par une force d’inertie inéluctable.
C'est la Nuit Totale.
Il n'y a rien à quoi se raccrocher. Soit on nie la réalité (Mills) et l'on en devient la victime, soit on la sublime au sens strict du terme (Doe) et l'on devient un criminel, soit on la met à l'écart (Somerset) et l'on se déshumanise aussi, d'une manière moins violente mais bien plus radicale encore.
Se7en, plus de 20 ans après sa
sortie, n’a rien perdu de son impact émotionnel. Surtout, chaque vision permet
d’en apprécier les nombreuses subtilités et l'horlogerie implacable.
Cette métaphore sur l’état de
nos sociétés est l’une des plus dures mais aussi des plus lucides parmi celles
qui ont été portées à l’écran. Elle n’épargne rien ni personne et ne laisse que
peu d’espoir quant à l’avenir. D’autant qu'en 1995, le constat était violent,
le trait appuyé, alors qu’aujourd’hui, je le crains, le film apparaît comme bien en
dessous de l’atrocité du réel.
Le film se termine sur cette
citation de Somerset, citant lui-même un auteur fabuleux :
« Hemingway a écrit "Le
monde est un bel endroit qui vaut la peine que l’on se batte pour lui".
Je suis d’accord avec la seconde partie. »
J’ai bien peur pour ma part de
n’être d’accord avec aucune partie de la citation d’Hemingway. Ce qui en dit long
sur moi mais probablement aussi sur vous le monde.
[1] Un exemple de plus
montrant que les VF sont très souvent bien en-deçà du texte (voire du sens) de
la VO. En VF, Mills dit simplement « marquise » à la place de « marquis »,
ce qui lui donne certes l’air d’un benêt mais n’a pas vraiment de sens, alors
que la VO le montre faire une confusion entre une chanteuse et le nom d’un
écrivain, ce qui en dit un peu plus long sur les habitudes du flic, plus
impacté par la radio que les bibliothèques. Plusieurs sites présentent d’ailleurs
la confusion comme réelle, Pitt s’étant apparemment trompé lors de la scène et
ayant insisté (avec raison) pour conserver l’erreur qui nourrissait
parfaitement le personnage.
[2] Nous avons cependant
échappé à deux fins insipides et idiotes. Les studios ont en effet suggéré à
Fincher une happy end, où Mills sauvait sa femme, ce qui évidemment enlevait
toute sa force au final et venait à l’encontre de tout le propos du film. Pire
encore, il fut proposé au réalisateur une fin dans laquelle la boite livrée en
rase campagne ne contenait pas la tête de Tracy mais… celle d’un des chiens de
Mills. Peut-on faire plus con ? Oui, il ne faut jamais sous-estimer l’imagination
d’un commercial.