Clear
Par


"Des instants riches de promesses. Pas au sens abstrait ou poétique, mais de véritables promesses que l'on se fait
à soi-même, à ses enfants, en jurant que l'on va s'améliorer, qu'on fera tout pour rendre le monde meilleur.
C'est d'eux qu'il faut s'éloigner à la voile. Le rivage où demeure notre sensibilité débile.
Les mauvais moments, les échecs ?  Je les préfère mille fois, putain !"


Vous aimez acheter un comic et vous dire que vous tenez en mains une bonne histoire complète, originale, cohérente et bien illustrée ? Vous aimez l'anticipation et les héros durs à cuire au passé douloureux ? Vous aimez que votre récit soit saupoudré de questionnements sur le progrès et de réflexions philosophiques, autant que de scènes d'action et de poses charismatiques ?
Vous avez frappé à la bonne porte.

Avec Clear, Scott Snyder (American Vampire, Batman : La Cour des Hiboux, A.D. After Death...) nous fait entrevoir un avenir proche dans lequel les USA ont perdu la guerre contre la Chine et la Russie. Humiliés, ils se sont alors réfugiés en masse dans l'implantation de puces cérébrales altérant leur perception personnelle de la réalité. 
Baptisée "voile", cette technologie offre à son porteur une sorte de skin qui s'applique sur la superstructure inchangée de l'environnement. Ainsi, par exemple, percevrez-vous toujours les immeubles, vous n'en percuterez aucun... mais vous pourrez décider de leur donner l'apparence de châteaux médiévaux si vous investissez dans le voile "fantasy". Le Hollywood de l'âge d'or, les dessins animés, le western, le porno... tout est dérivé en voiles qui permettent d'échapper à la bien trop morne réalité. 
Vous personnalisez votre environnement de travail numérique sous Windows, Linux ou Android ? Eh bien le voile fait de même... avec votre environnement de vie réel !
On est bien entendu dans de l'anticipation pure et dure à la Black Mirror ; une sorte de fable noire nous mettant le nez dans les travers de nos modes de vie gavés de numérique.

Dans cet univers, quelques rares individus ont choisi le mode clear : sans aucun skin. Ils s'obstinent à regarder en face la laideur d'un monde terne dont la perception a été abandonnée par l'espèce humaine.

Sam Dunes est l'un d'eux : un ancien flic devenu, comme dans tout polar qui se respecte, détective privé ascendant dépressif. Son job consiste essentiellement à traquer les voiles illégaux, comme ceux permettant à des maris lassés de leur épouse de lui donner l'apparence d'une autre femme.
La vie de Sam et ses convictions vont basculer le jour où il se mettra en tête d'enquêter sur la mort de son ex-femme... un travail qui risque bien de remettre en cause la thèse officielle du suicide et les fondements même de cette société de l'illusion.

Au dessin, un Francis Manapul (Darkness, Tomb Raider, Witchblade, Flash...) déchaîné nous offre des cases au découpage sage mais à la mise en scène spectaculaire. Le dessin fait preuve d'une maîtrise indéniable, les personnages sont d'une grande justesse dans leur expressivité, la mise en couleurs est accrocheuse et sent bon les néons cyberpunks. Avec une telle patte graphique, l'album a une identité qui lui est propre, qui colle au thème et à laquelle nous avons adhéré d'emblée. En tant que lecteur, on n'a jamais l'impression de scruter un monde entièrement esthétique. Le cadre est utilisé pour nous informer sur les thèmes et sur le récit, et non l'inverse. Ce n'est pas du vomi néo-punk prémâché ; c'est l'univers de Clear

Tout cela, c'est bien joli... l'objet est une réussite. Mais qu'en est-il de la réflexion proposée par l'auteur ?
Jamais niaise, jamais alambiquée, elle a le bon goût d'être distillée tout au long de l'épisode au fil de révélations sur le passé du pays, du personnage central et de son ex.


Scott Snyder
 est un authentique narrateur, pas simplement un scénariste : il connaît les rouages et les ficelles du métier, il sait raconter une histoire à travers ses événements mais se targue aussi d'alimenter progressivement grâce à eux la réflexion du lecteur pour, peu à peu, faire naître en lui la teneur du message qu'il a à dispenser, lui donnant ainsi l'impression, par appropriation, de l'avoir conçu lui-même.
Certes, le message de Clear est relativement convenu et attendu mais il est délivré de façon percutante et habile.

En cette période de fascination mêlée de crainte pour les intelligences artificielles (dont l'appellation semble être une insulte pour tout être réellement doté d'intelligence), Snyder et Manapul démontrent par l'exemple que la création reste une affaire d'hommes là où la machine n'est capable que de plagiats, aussi complexes soient-ils.
En ce sens, Snyder livre une leçon de construction avec le bon nombre d'entrelacements narratifs, la bonne dose de sous-entendus, la distillation au compte-gouttes de révélations, l'illustration par les événements des arguments du sous-texte... comme un défi lancé à la platitude mécanique des écrits de ChatGPT devant lesquels seul peut s'extasier un créateur de vide comme Eiichirō Oda (le mangaka derrière One Piece a en effet demandé à ChatGPT d'écrire la suite des aventures redondantes de son personnage Luffy et de son équipage, parce qu'il a conscience de tourner en rond comme une chèvre accrochée à un piquet... et il a bel et bien validé une des propositions banales au possible qui lui fut faite par le bidule).
Manapul, quant à lui, regarde MidJourney bien en face et lui dit de bien aller niquer sa carte-mère en pondant des planches pleines de trouvailles et en mettant son talent au service des idées de son auteur comme, ci-contre, l'idée géniale de l'arme qui projette des munitions répondant un peu à la même technologie que les voiles : elles font voir des éclats de skins un peu partout, comme une mosaïque d'univers. Rien de plus perturbant lors d'une course-poursuite ! Une idée juste parfaite puisqu'elle sert autant l'action que la réflexion sur le message tout en rappelant lors d'une phase frénétique le sujet principal de l'intrigue.

Comme tout récit d'anticipation, il vaut pour l'avertissement dont il est porteur.
Comme tout polar, il vaut pour son atmosphère pesante.
Comme toute fable noire, elle vaut pour sa morale.
Comme tout comic one shot digne de ce nom, il vaut pour la liberté de sa forme et de son propos.
Comme tout divertissement de qualité, il ne s'abstient pas de nous faire réfléchir en nous divertissant.

Au final, vous aurez donc compris qu'il s'agit là d'un ouvrage hautement recommandable.
Nous nous risquerons même à dire qu'il est de ceux qui peuvent parvenir à fédérer autour de lui bien plus que les amateurs de dystopies et les fans de comics.

Il pourrait servir aisément de base de réflexion sur le progrès et les nouvelles technologies dans certaines classes peuplées de chérubins biberonnés à Tik-Tok et Instagram dont les filtres ne sont en fait que des voiles de poche... en attendant, peut-être, la version en implant.
D'ailleurs, l'idée d'une exploitation pédagogique n'est pas sotte... je vous laisse, je vais préparer une leçon.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Tout y est maîtrisé, de l'écriture à la mise en couleurs, en passant par le dessin. Et le tout forme une œuvre cohérente et poussant à la réflexion sur nombre de sujets contemporains en matière de progrès scientifique.
  • Amélie Nothomb écrit toujours des romans... 
    Rien à voir ? Certes. Mais on m'a demandé de trouver un truc négatif !