Chroniques des Classiques : Brazil
Par

Si nos Chroniques des Classiques concernent essentiellement des romans, comme Des Fleurs pour Algernon, ou des nouvelles, comme Le Horla, l'on abordera de temps à autre quelques films également. C'est le cas aujourd'hui avec un pur chef-d'œuvre : Brazil.

Sam Lowry est un petit fonctionnaire du Ministère de l'Information. Perdu dans la fourmilière du département des archives, il mène une vie terne et conformiste. Sauf... sauf lorsqu'il rêve. Là, il se transforme en chevalier ailé, et surtout il est fasciné par une magnifique jeune femme, douce, pure, inaccessible, qu'il ne fait qu'apercevoir en songe. Un jour cependant, à cause d'un simple insecte, une erreur est commise. Et cela va indirectement faire basculer la vie de Sam. En effet, un certain Buttle est arrêté à la place du Tuttle recherché. Alors que Sam doit rencontrer la veuve de Buttle (le département du recoupement ayant précipité le décès du malheureux lors de son interrogatoire), il aperçoit sa voisine... c'est elle ! La fille de ses rêves, au propre comme au figuré.
Pour Sam, à cause d'un simple "bug", c'est le début de la fin. Car dans ce monde sinistre, l'amour ne peut apporter que des ennuis.

La carrière de Terry Gilliam, en tant que réalisateur, est parsemée d'œuvres pour le moins intéressantes, mais Brazil est, sur bien des points, aussi unique que fascinant. Ce film, sorti en 1985, deux fois oscarisé (meilleur scénario original, meilleure direction artistique), a pourtant connu des débuts... chaotiques. Universal a notamment imposé, à l'époque, une version raccourcie et une happy end absurde. Ah ben, c'est le fameux discours du commercial (si caricatural que l'on a l'impression que c'est le même mec partout, dans les boîtes de prod, les maisons de disque et les maisons d'édition) :
— Heu... je voudrais juste revenir sur la fin, là. Attends, Terry, il est énorme ton film, t'es un génie mec, je t'assure. Mais... les gens ne sont pas prêts. Ils ne veulent pas voir des trucs sinistres, comme ça. T'en penses quoi si à la fin, le mec gagne et embarque la fille ?
— J'en pense que ça n'aurait plus aucun sens ni aucun impact.
— Ne te braque pas non plus, Terry. T'as pris le melon toi, hein, depuis les Monty ?
— Mais absolument pas, je...
— OK, t'as gagné ! On va couper la poire en deux : à la fin, Sam est blessé au bras.
— Blessé au bras ?
— Oui, c'est pas trop grave le bras, ça montre qu'il y a du danger, mais le héros s'en sort. Regarde Rambo, il meurt pas à la fin.
— Ouais mais mon histoire, c'est plus dans le genre 1984 que Rambo hein...
— Justement, on est en 85 mec, t'as un an de retard là. Et puis, t'es gentil, nous, ton histoire, on doit la vendre derrière. En plus, bon... Jonathan Pryce, dans le rôle, il est super. Vraiment. Mais... t'en penses quoi si on prenait Chuck Norris ?

Repas cauchemardesque où les mondanités résistent à tout, même aux bombes.

Bref, après ce document exclusif (oh, ça a dû se passer un peu comme ça quand même), revenons au sujet. Si le film s'inspire grandement en effet du 1984 d'Orwell, il ne possède pas son coté visionnaire ni ces concepts fascinants que sont la novlangue et la doublepensée. Cependant, la vision de Gilliam (nous parlons bien de la troisième version du film, d'une durée de 142 minutes, la seule reconnue par le réalisateur, qui est quand même le premier concerné) est tout aussi passionnante que la dystopie d'Orwell, notamment parce qu'elle est basée sur des ressorts quelque peu différents.
Quand tu sens que tu ne vas pas passer le meilleur moment de
ton existence.
Dans les points communs, l'on peut citer le système inhumain, la ville pesante, étouffante (présente également, certes sous une autre forme, dans le Se7en de Fincher), la corruption du Beau (nous y reviendrons), le poids des fonctionnaires, petites fourmis remplaçables dédiant leur vie à la paperasserie, les bâtiments écrasants, représentant la toute-puissance d'un état-système régulant jusqu'à la pensée des individus, et bien entendu l'histoire d'amour qui met en péril ceux qui la vivent. 

Mais, là où Brazil s'écarte significativement de 1984, c'est dans le recul, le cynisme, l'absurdité de la violence soulignée par l'humour. Tout est si poussé, si extravagant, si déshumanisé, que Gilliam offre toujours au spectateur une raison de rire de ce qu'il voit. D'un rire glaçant cependant. 
L'une des scènes les plus réussies se déroule dans un restaurant, alors que Sam dîne avec sa mère, l'une des amies de celle-ci et sa fille. Tout est exposé de manière subtile mais magistrale. La scène va essentiellement servir à rendre compte de la corruption de cette société, de son côté tordu (alors qu'accessoirement, Sam tente de dire à sa mère qu'il ne veut pas d'une promotion obtenue grâce à ses relations).
Tout d'abord, l'on se rend compte qu'il faut commander les plats par leurs numéros, et non leurs noms (altération des Mots), le serveur refusant de "comprendre" ce qu'on lui dit. L'on évoque ensuite l'apparence des femmes présentes et leur recherche de la jeunesse, alors qu'elles sont défigurées par la chirurgie (voire les acides) et qu'elles portent des pansements dégueulasses (altération de la représentation du Moi). Enfin, alors qu'une bombe explose dans le restaurant, Sam et les autres convives font fi des victimes et continuent leur repas (altération du bon sens et des sentiments essentiels, comme l'empathie). En une scène, surréaliste, baroque, l'on comprend à quel point ce monde se meurt, gangréné par un culte de l'administration et du politiquement correct qui a refoulé jusqu'aux élans les plus naturels. 

Même si les encasqués font peur, les bureaucrates sont bien pires encore.

Mais là où Brazil devient époustouflant, c'est dans son esthétique. Les tuyaux omniprésents, les pièces ridiculement petites, les hauts murs gris ou noirs, les uniformes stricts et massifs, les écrans multiples offrant une image déformée de la réalité, les multiples papiers, tampons, reçus, formulaires, le magma humain frémissant parfois derrière un petit chef, tout cela impacte durablement l'œil et l'esprit. 
Fonctionnaire le jour, chevalier la nuit.
Le contraste est d'autant plus fort avec les scènes oniriques, parfois non dénuées de danger, mais permettant au moins de combattre, de s'échapper, de voler, d'espérer.
Et puis il y a cette fameuse femme idéale, non corrompue par ce monde abject, véritable îlot de beauté et de pureté. Car au sein du système, le Beau est soit entaché par quelque chose (l'on peut trouver un certain esthétisme dans les uniformes des gardes par exemple, mais qui cache des êtres froids, dénués de sentiments, et violents), soit carrément altéré par une sorte de folie malsaine (notamment les horreurs, tant architecturales qu'humaines, dont le film est parsemé). Cette société est d'autant plus effrayante qu'elle n'est sans doute pas le résultat d'une adhésion immédiate et consciente du peuple à des comportements déviants, mais plutôt un glissement discret, une patiente gangrène qui, accumulant petits renoncements et compromissions banales, peut prendre des décennies avant de dévoiler son épouvantable ouvrage. 

Brazil dépeint une société infecte, rendue infecte par l'acceptation d'une technocratie qui n'a plus pour but que sa propre existence. Il n'y a pas d'ennemis dans Brazil, pas d'idéologie spécifique, juste l'effet corrosif de l'habitude et les sinistres cohortes de la lâcheté quotidienne, la pire, celle qui ne laisse que peu de traces sur les consciences. 
Même Sam, finalement, qui se rêve en héros, ne le devient que parce qu'il trouve un intérêt égocentrique à défendre non pas une femme en danger, mais la femme dont il est amoureux. Dans ce monde en déliquescence, il ne reste finalement que Jill pour incarner la pureté. Jill qui, alors qu'elle n'était concernée en rien, mettra sa propre sécurité en péril pour défendre un citoyen lambda, arrêté par erreur. Et qui, après avoir repoussé Sam, finira par porter un regard bienveillant sur cet agent du système...

Tragédie baroque, grotesque, poignante et caustique, Brazil, malgré le temps passé, n'a rien perdu de sa force. Et, comme tous les bons récits, le long-métrage de Gilliam peut se voir et revoir, en offrant toujours plus de détails, de profondeur et de perspectives. Le tout avec une poésie évidente et cette petite musique, qui reste longtemps en tête...

Jill, havre de paix, femme idéale et fantasmée sur laquelle se reposer.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • L'aspect graphique et visuel, que ce soit pour les bâtiments, les costumes ou les tronches. 
  • Le propos, permettant moult interprétations.
  • Le casting.
  • La fin selon Gilliam, la seule qui ait du sens.
  • Le côté tentaculaire et oppressant du système représenté.

  • La musique d'ambiance, parfois tonitruante et pénible lors des scènes d'action.
  • Un style probablement un peu ardu (et faussement opaque), qui demande un peu d'implication pour rentrer dans l'histoire. En même temps, demander aux bourrins de faire un effort, je ne sais pas si je fais bien de le foutre dans les points négatifs.