Tous les amateurs de la série Thorgal attendent les fêtes de fin d'année avec impatience, sachant que le prochain tome sera édité avec la régularité métronomique d'un grand éditeur.
Avec ce trente-neuvième tome des aventures de notre Viking préféré sur le papier, on sait à présent comment fonctionnent les remplaçants du duo originel - et multirécompensé - d'artistes (Van Hamme & Rosinski) : Vignaux & Yann s'emploient, après une légère période de flottement, à repartir sur les bases du mythe Thorgal en explorant son passé et en tentant de développer des nouvelles trames à partir d'anciens éléments. Cela engendre plusieurs avantages pour le lecteur assidu : le plaisir de retrouver des références à ses lectures d'origine, la certitude d'être en terrain connu et de ne pas aller vers un développement qui trahirait les principes de la saga et la joie de pouvoir apporter quelque éclairage à certaines zones d'ombre volontairement ou non laissées de côté.Une stratégie maligne, et plutôt probante, même si cela conduit à penser que le filon serait en passe de s'épuiser. On pourrait aussi reprocher une certaine facilité du coup dans les intrigues, n'ayant plus besoin que d'appliquer les recettes habituelles sur les bases d'un univers déjà bien en place. C'est tout le problème des longues séries : le renouvellement dans la continuité. Les chefs de projet des grands éditeurs de bandes dessinées et comics sont continuellement confrontés à ce dilemme.
Ici, c'est carrément vers la Magicienne trahie et l'Ile des mers gelées qu'on regarde, c'est-à-dire le tout début de la saga (cf. notre "First Look" sur les origines de la saga) : après de longs voyages (tel Ulysse), où Thorgal avait trouvé en Afrique d'autres survivants du peuple des étoiles, l'on revient à la case départ et donc au premier vaisseau. Il suffisait pour lancer le scénario de dénicher un témoin vivant des premières aventures et de réincorporer le meilleur ennemi de notre héros...Tout commence donc lorsque Thorgal, de retour sur son île en compagnie de ses enfants, sauve l'occupant d'une embarcation fantôme avant de faire face à une malédiction pesant sur le village et sa population : tout le monde, y compris sa douce Aaricia, est sous l'emprise d'un sortilège qui le mènera à... Kriss de Valnor, son éternelle rivale (et ancienne amante). Leur fils Aniel (cf. notre article sur le tome 35 : le Feu écarlate) est à l'origine de ce méfait qui doit leur permettre d'accomplir quelque sinistre projet, mais ils se sont entre-temps acoquinés avec le naufragé mystérieux qui leur propose de pénétrer la Forteresse de métal de Slive. C'est là qu'ils pourront trouver des armes fabuleuses qui leur permettront de dominer les peuples alentour : Kriss a vu à l'œuvre l'Épée-soleil (une sorte de pisto-laser) et la Couronne d'Ogotaï (un amplificateur d'ondes cérébrales - cf. les albums éponymes) et ne doute pas des possibilités que pourrait receler cet endroit où vivaient les "Dominants" ; le naufragé précise cependant que seul Thorgal (sans doute de par son ascendance) est à même d'entrer sans dommage dans ce lieu maudit : aucun autre être humain n'a pu franchir les défenses de l'édifice extraterrestre. Notre Viking accepte de mauvaise grâce dans le but de sauver sa famille, comptant sur l'aide de Jolan pour retourner la situation à son avantage lorsque l'occasion se présentera.Malgré le schéma habituel (comme le lui avait rappelé Kriss naguère, si Thorgal rechigne à partir à l'aventure, il ne tarde jamais à retrouver le goût du risque qui a fait de lui un pirate sans merci), l'impression d'ensemble est étrange : cela va vite, trop vite peut-être, au point qu'on se demande pourquoi essayer de caser autant d'éléments dans si peu de pages. Une fois sur place, nos héros vont suivre bon an mal an une structure narrative connue avec quelques ressorts usés, mais cela fonctionne à peu près, la magie de la découverte et l'élégance de la narration en moins. Certaines situations sont téléphonées, d'autres amenées sans subtilité, cela manque de liant et de justesse de ton, mais on suit ça sans déplaisir, sans passion non plus. Il faut dire que Thorgal, encombré par un Jolan surpuissant mais incapable d'user de ses pouvoirs quand il le faut (bien pratique), bridé psychologiquement par un nombre incalculable de mauvais choix effectués par le passé pour la sauvegarde de sa famille, n'est plus le héros qu'on adulait une fois privé de sa liberté de jugement et de mouvements. Depuis la Forteresse invisible et la parenthèse Shaïgan, on le sent engoncé dans ses responsabilités et ses principes moraux, constamment en porte-à-faux et chaque péripétie suivante n'a fait que confirmer que le capital sympathie qu'il générait allait en s'amenuisant. Sans doute aurait-il mieux valu qu'il tourne définitivement la page, d'autant qu'on avait lancé Jolan (le fils doté de pouvoirs télékinésiques hérités des ancêtres Atlantes), Louve (sa fille, capable de parler aux animaux) et même Kriss sur des aventures en solo qui auraient pu représenter l'avenir de la franchise. Mais non, il semblerait que la trame principale de la saga devienne le creuset de ces spin-off et que chaque récit converge vers elle, un peu comme dans le Marvel Cinematic Universe, où les films Avengers bénéficient des développements créés dans les autres. Peut-être aussi que ni Louve ni Jolan n'ont pu capitaliser sur leur aura héroïque, largement inférieure au Thorgal des Archers ou de toutes ses aventures au cœur du Deuxième Monde (on regrette la séduisante Gardienne des clefs). La saga semble se déliter irrésistiblement depuis la Couronne d'Ogotaï et Thorgal perd chaque fois un petit peu de son charisme, un petit peu de sa grandeur et de sa noblesse d'esprit, devenant un héros poussif qui passe son temps à maugréer sur son destin. Néanmoins, ses qualités physiques font de lui un aventurier redoutable qui, s'il refuse d'ôter la vie à la légère, n'en demeure pas moins un combattant farouche, un limier affûté et un archer incomparable.
Quant aux dessins, ils sont agréables, avec un encrage très similaire à ce qu'on connaissait, quoique moins porté sur les rouges sombres. Toutefois les visages apparaissent plus durs, plus fermés, moins esthétiquement expressifs que ceux de Rosinski : les gros plans laissent transparaître des profils plus massifs, des traits moins fins qu'auparavant (c'est particulièrement notable sur ceux de Jolan et Kriss). La gestion de l'action apparaît parfois plus brouillonne, mais on peut considérer que le flambeau est bien passé et on n'y perd pas vraiment au change, d'autant qu'on retrouve quelques pages presque muettes où les cases s'épanchent et les décors prennent le pas sur les dialogues.
Un épisode qui s'achève sur un happening annonçant sans doute quelques profonds changements dans l'avenir qui mettront en péril le fragile équilibre que Thorgal tentait, envers et contre tous (hommes et dieux, surtout les dieux, ces sacripants tout-puissants), de préserver.
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