À la longue, certains auteurs ont fini par susciter systématiquement l’envie à chaque annonce de sortie d’un de leurs ouvrages : chez Univers Multiples, Axiomes & Calembredaines, Joe Abercrombie est incontestablement de ceux-là. D’abord parce que sa trilogie de La Première Loi a été très favorablement accueillie par les membres de la rédaction avec son univers riche, ses personnages fascinants, une intrigue dynamique et un style plaisant, parfois direct mais capable de petites envolées lyriques attrayantes. Les mêmes ingrédients dans ce qui s’annonçait comme une uchronie médiévale avaient de quoi faire saliver, mais apprendre en outre que James Cameron avait officialisé la mise en chantier d’une adaptation cinéma des Diables acheva de nous convaincre : l’arrivée de l’été et d’un peu de calme dans la Pile à Lire (ce succédané du Tonneau des Danaïdes que les bibliophiles connaissent si bien) nous offrit une occasion en or pour vous présenter ce volume imposant édité en France chez Bragelonne et censé être le premier d’une nouvelle trilogie prometteuse.
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Carte de l'édition française |
Le contexte en lui-même est déjà fascinant : l’action prend place dans l’Europe de la fin du Moyen-Âge mais avec quelques modifications d’importance qui confèrent tout son sel à l’arrière-plan historique de l’intrigue. Bon nombre des références inscrites sur la carte présente en début d’ouvrage (un bon point, vous savez à quel point nous sommes friands de ce genre d’ajouts aux sagas littéraires) sont familières, d’autres nous interpellent et quelques-unes vont intriguer : en effet, imaginez un monde dans lequel Troie a remporté le conflit qui l’opposait aux cités grecques, Carthage a dominé la Méditerranée grâce à une stratégie et des avancées technologiques incroyables, et où ce n’est pas le fils de Dieu mais sa fille qui est morte pour l’Humanité (et pas sur la croix, mais suppliciée sur la roue). L’Église a bien étendu ses ramifications sur toute cette partie du monde, avec Rome pour capitale et ville sainte, mais il s’agit de l’Église des Sauvés qui se reconnaissent par le signe du cercle ; une Église qui a dû organiser des Croisades pour protéger Troie contre des invasions… d’Elfes, créatures barbares et cannibales qui servent de croquemitaines pour les enfants de ces royaumes et empires s’affrontant au gré de leurs allégeances fluctuantes.
Voilà pour le décor, déjà plein de promesses.
L’histoire commence dans la ville sainte, justement (sainte surtout pour l’Église d’Occident, qui voit en la Papesse – une fillette même pas entrée dans l’adolescence – l’incarnation de leur Sauveuse là où les schismatiques d’Orient préfèrent une religion plus… masculine et rigoureuse) où frère Diaz, modeste moinillon espagnol rêvant de grandeur, se rend à une audition papale, et dans les bas-fonds de laquelle Alex, jeune voleuse vivant de rapines, se débat avec les hommes de main de ses créanciers. Leur destin va dès lors basculer : Diaz se voit nommé vicaire de la Chapelle des Saints Expédients (un des postes les plus prestigieux de la Curie romaine) et Alex est intronisée officiellement comme héritière légitime du Trône-Serpent de Troie. Elle, impératrice ? Elle qui n’a connu toute sa vie que la misère et la violence ?
Le destin est évidemment bien coquin mais tout n’est pas si rose que ça : les fils de l’ancienne souveraine ne se laisseront sans doute pas spolier du trône par une jeune inconnue mal fagotée et aux origines douteuses. Il va donc falloir l’escorter jusqu’à Troie, un périple qui sera sans aucun doute ô combien périlleux. C’est là qu’interviennent les Saints Expédients : une équipe de choc constituée de pécheurs terrifiants, des individus condamnés pour leurs actes impies et dont les capacités surhumaines devront être mises au service de la sécurité de la princesse Alex. Ainsi, le baron Rickard (un vampire plusieurs fois centenaire), Balthazar, le Nécromancien imbu de lui-même, Sunny (une Elfe très… discrète) et Vigga, une sculpturale Viking sans aucune pudeur, devront faire leur possible pour qu’Alex parvienne saine et sauve de l’autre côté de l’Europe et soit dûment couronnée : une lourde mission qu’ils sont contraints d’effectuer par des biais magiques, sous la supervision d’un paladin immortel flanqué d’une mercenaire délurée et la responsabilité d’un frère Diaz complètement dépassé par les enjeux.
Évidemment, à peine sortis des remparts de la Cité sainte que la première embuscade survient… Et tout cet imposant roman s’articule autour de ces événements qui vont rythmer cette quête apparemment impossible, tant les adversaires sont nombreux, déterminés et puissamment armés – et c’est sans compter les coups du sort (qui s’acharne sur cette troupe hétéroclite) et les missions annexes qui viennent encore compliquer leur tâche. Mais avoir des Diables à son service permet de repousser l’inévitable…
Vous l’aurez compris, cette trame est calquée sur des récits du type Douze Salopards ou Suicide Squad : on envoie des repris de justice faire la sale besogne afin qu’ils mettent pour une fois leurs capacités spéciales au service du Bien (notion qui s'avèrera de plus en plus floue au fur et à mesure que les guet-apens leur tomberont dessus). Et c’est sans doute l’un des rares points faibles du livre : les ressorts sont connus et, partant, nombre d’événements surviennent sans vraiment de surprises, suivant des schémas bien établis. On fera plus amplement connaissance avec ces criminels qui nous apparaîtront progressivement bien moins détestables et tisseront malgré eux des liens indéfectibles avec certains de leurs partenaires. Quant aux deux néophytes que sont Diaz et Alex, ils feront bien vite leur baptême du feu et seront forcés de s’endurcir.
Sur un tempo très élevé, les chapitres s’enchaînent au travers d’autant de péripéties, souvent sanglantes : la fine équipe laissera chaque fois un lot imposant de cadavres derrière elle, et le but à atteindre semblera chaque fois plus inaccessible, permettant au lecteur d’apprécier des descriptions surprenantes d’une Europe à la fois si familière et si étrange. Abercrombie alterne les passages volubiles sur les caractères ou les paysages, multipliant les comparaisons osées ou les métaphores subtiles, avec de nombreux dialogues souvent crus dans lesquels le lexique s’enrichit régulièrement d’innombrables synonymes aux fluides et substances généralement évacuées par notre corps - ou comment exprimer toute la subtilité comprise dans le vocable "étron" de vingt-cinq manières différentes. En cela, le vocabulaire s’accorde au côté iconoclaste de l’intrigue avec de bonnes sentences bien senties sur la religion, la foi, la justice et le sens de la vie, donnant à l’ensemble une tonalité aussi ironique qu’amère qui tranche avec la violence frénétique des combats (ça taillade, découpe, éviscère, décapite, broie, incinère ou transperce dans une joyeuse cacophonie sanglante) et le comique de certaines situations.Vivifiant, tonitruant, grand-guignolesque mais non dénué d’une certaine tendresse pour ses anti-héros aussi puissants que pathétiques, un gros roman qui se lit avec enthousiasme et promet des suites rocambolesques. Espérons que l'adaptation cinéma prévue soit plus convaincante que celle de Alita Battle Angel.
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