Captain Swing & les Pirates électriques de Cindery Island
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Londres, 1830. Le jeune flic Charles Gravel ne cesse d’être témoin de choses qu’il ne devrait pas voir : un navire volant, des pirates armés d’étranges artefacts électriques… et un individu rebelle qui nargue la police, un révolutionnaire qui défie la loi pour remettre au peuple la science et ses miracles afin de le libérer du joug des puissants. Dans les rues, on murmure le nom de Spring-Heeled Jack… mais il préfère qu’on l’appelle Captain Swing.
Voici son histoire.

Captain Swing & les Pirates électriques de Cindery Island est un album paru aux éditions Bragelonne en janvier 2012 dans la collection Milady comics, illustré par Raulo Caceres & scénarisé par Warren Ellis. Cette fois, le grand auteur britannique (nous vous conseillons de jeter un œil sur le dossier qui lui est consacré) se frotte au steampunk, après avoir longtemps écrit sur la condition de super-héros (voir No Hero ou Black Summer présentés dans le dossier sus-cité mais aussi Supergod). 
 
Le résultat est surprenant. 

Loin d’être mauvais, il est surtout frustrant tant on a l’impression que l’on est face à un projet avorté contenant en germe toute la virulence d’un Ellis réfractaire au système. C’est que le monde qui nous est présenté ressemble à un mélange improbable entre Rex Mundi et From Hell : les rues de Londres, façon gaslight, sont glauques et sombres, et les forces de l’ordre peinent à en contenir les ombres. Seulement, l’irruption de la « magie technologique » se fait par le biais de l’électricité, cette énergie encore mal maîtrisée et trop méconnue. Sa variété d’utilisation en fait une arme terrifiante pour qui sait comment la canaliser. Encore faut-il aussi décider de ce qu’il convient de faire avec cette source de puissance : la dispenser gratuitement au peuple en souffrance (1830 est une année charnière dans les revendications sociales en Europe, et l’Angleterre connut alors quelques émeutes de mineurs qui firent date) ou la réserver à une élite désireuse de conserver la mainmise sur une société obscurantiste ? 
Captain Swing, c’est un peu le Terrible Pirate Roberts [1] de ce conte philosophique moderne, à mi-chemin entre Robin des Bois et Rorschach : peu importe son identité, ce sont les idées véhiculées qui comptent.




Ainsi, difficile de s’attacher aux personnages, si ce n’est à ce Charlie Gravel, un « Peeler » - c'est-à-dire un officier de la Metropolitan Police de Londres fondée par Sir Robert Peel - gardien de la paix sans arme chargé d’agir comme il peut contre une criminalité galopante à laquelle les « Bow Street Runners » (précurseurs des policiers londoniens, des hommes armés sous la houlette des magistrats) ajoutaient leur grain de sel en s’opposant constamment à eux. Charlie, à la fois respectueux des règlements et fougueux, n’écoute que son courage pour partir à la poursuite de ce bandit capable de sauter par-dessus un immeuble et de s’enfuir dans un bateau volant. Mais est-ce vraiment cet homme étrange adepte de la science philosophique qui est responsable du meurtre d’un policier ?
Charlie se retrouvera sans le savoir au cœur d’une conspiration touchant jusqu’aux plus hauts responsables du gouvernement.




Les dessins de Caceres ont cet agréable aspect des comics vintage, bourrés de détails et d'expressions faciales exagérées. Il y ajoute de nombreuses planches de machines pré-technologiques qui, avec les tonalités sombres choisies, confèrent une ambiance oppressante bienvenue.
L’ensemble va néanmoins bien trop vite et pose beaucoup plus de questions qu’il n’en résout, s’attardant sur une péripétie alors que le mystère reste entier. Warren Ellis a toutefois le mérite de rattacher ce récit à l’Histoire par le biais d’anecdotes bien réelles, qui donnent un éclairage nouveau à cette aventure. Un peu comme un V pour Vendetta à l’envers.




[1] : un personnage légendaire du film (et du livre) Princess Bride, pirate sanguinaire ayant la réputation de ne jamais laisser de survivant, mais dont on découvre qu'en fait il est régulièrement incarné par de nouveaux individus.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Warren Ellis, gage de qualité.
  • Un comic dans la mouvance steampunk.
  • Une époque méconnue et peu exploitée.
  • Une ambiance sombre bien rendue par l'encrage.
  • Une édition française classieuse.
  • Une intrigue qui fourmille de détails pas toujours exploités.
  • Des personnages souvent juste esquissés.
  • Des visages grimaçants, un style archaïque.
Arsène Lupin - les 120 ans : de Leblanc à Boileau-Narcejac
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Un personnage légendaire, des auteurs au génie indéniable... bienvenue dans un univers littéraire brillant et toujours aussi enthousiasmant 120 ans après sa création.

La littérature regorge d'auteurs habiles et de personnages devenus mythiques. Il est cependant assez rare d'allier les deux (cf. Bob Morane, héros légendaire mais issu de romans de piètre qualité). Et il est encore plus rare que les héritiers littéraires d'une grande plume se révèlent aussi ingénieux que leur maître. C'est pourtant le cas pour Arsène Lupin, dont Maurice Leblanc va entreprendre de conter les nombreuses aventures, sans se douter qu'il resterait quelque peu "prisonnier" de son plus célèbre personnage.
En ce mois de juillet 2025, les admirateurs d'Arsène Lupin peuvent fêter ses 120 ans. Il est en effet apparu pour la première fois dans une nouvelle, dans le magazine Je Sais Tout de juillet 1905. Ce fut le point de départ d'une carrière exceptionnelle pour le "gentleman cambrioleur", détective à ses heures, devenu légende à la renommée mondiale.

Pour ma part, c'est au début des années 80 que je vais rencontrer ce brave Arsène et, surtout, devenir un admirateur inconditionnel de Maurice Leblanc. Car, évidemment, la raison de ce succès bien légitime, c'est lui. Ce bougre d'auteur va se révéler aussi prolifique que talentueux. Et même intemporel.
Car, lisez donc un Arsène Lupin aujourd'hui, et au bout de quelques lignes, vous serez conquis. Le style de Leblanc n'a rien de désuet ou lourd, bien au contraire, il s'avère élégant, efficace, agréable et au service d'une intrigue toujours solide et parfaitement construite. La plume de cet étonnant Leblanc n'a pas pris un gramme de poussière et s'avère toujours aussi virevoltante et grisante. Quant aux quelques termes ou tournures d'époque, ils permettent de donner au texte une patine qui accentue son charme. 




Mais une aventure d'Arsène Lupin, qu'est-ce donc exactement ? Sur quoi reposent ces décennies de fascination et de succès ? 
Eh bien, outre le style élégant de l'auteur et la construction minutieuse d'un récit solide, il faut souligner le côté très fluide et vivant de l'ensemble. Le suspense et les retournements de situation sont constants, les dialogues nombreux et bien écrits, et un humour subtil vient régulièrement apporter une délicate touche de légèreté entre meurtres et complots. 
Ce n'est cependant pas tout. Outre le cadre aujourd'hui idyllique de la Belle Époque, il faut souligner la richesse des romans signés Leblanc. Certains vont puiser dans l'Histoire, comme L'Aiguille creuse, ou flirter avec la géopolitique et la diplomatie secrète, comme 813. N'oublions pas non plus un côté parfois presque surnaturel ou en tout cas assez effrayant, et l'on comprendra que nous sommes loin de la "simple" énigme policière.
Il s'agit ici d'aventure, au sens le plus noble du terme, avec un Lupin évoluant au fil des intrigues, et passant du stade de voleur astucieux et de quasi super-héros avant l'heure à celui de marginal sombre et hanté par son passé. 

Tous les ingrédients étaient réunis pour que Lupin excite l'imagination de milliers de lecteurs, et ce à travers de très nombreuses rééditions (allant jusqu'à la célèbre Bibliothèque Verte). Attention cependant, de nos jours, le personnage étant tombé dans le domaine public, il est courant de déplorer la sortie de bouquins indigestes publiés à la va-vite par des incapables n'ayant aucune compétence (pas même celle de la simple mise en page). Prenez donc soin de porter votre choix sur les versions professionnelles des véritables maisons d'édition.

De nombreux scribouilleux, bien avant que cela soit légal, ont tenté des "pastiches" d'Arsène Lupin. Terme édulcoré pour désigner un plagiat et un manque de respect total pour le droit d'auteur. Fort heureusement, dans les années 70, le flambeau est officiellement repris par le duo Boileau-Narcejac, les auteurs obtennant l'accord des ayants droit de Leblanc. Et vu le talent et l'expérience, déjà à l'époque, des deux écrivains, cela n'a rien d'étonnant. Le tandem a un mode de fonctionnement très particulier : Boileau bâtit l'intrigue, Narcejac la met en forme en assurant l'écriture, puis retour à Boileau qui révise et enrichit le tout. Le duo s'est forgé une réputation internationale dans le polar (et la littérature jeunesse, cf. la partie "Sans-Atout" de cet article) et a en commun, avec Leblanc, de posséder un style fluide et prenant, toujours au service d'histoires parfaitement structurées. Difficile donc de trouver mieux en termes de relai littéraire. 

Le tandem (aujourd'hui disparu) a donc sorti cinq ouvrages qui constituent la seule "suite" réelle (et de qualité) à la saga bâtie par Leblanc. Et il est peu de dire que c'est là une réussite. Non seulement l'esprit des aventures de Lupin est conservé, en alliant mystère et panache, mais le style narratif s'avère aussi envoûtant que celui de Leblanc. Chaque scène est parfaitement ciselée, chaque dialogue bien pensé, chaque rebondissement bien amené. Boileau et Narcejac se montrent à la hauteur de leur réputation en livrant de solides polars, bien écrits, mais mieux encore, ils parviennent également à enrichir le mythe sans le dénaturer, à faire évoluer Lupin tout en préservant son aura et son charme. Bref, un sans-faute qui prolonge de belle manière l'œuvre principale.

Que dire de plus ? La littérature est parsemée de personnages marquants qui brillent comme des phares dans la nuit. Ces héros de fiction sont rentrés dans la légende grâce à leurs auteurs, parce qu'ils ont suscité une adhésion populaire, mais aussi parce qu'ils incarnent un stéréotype, une vision, la marque d'une époque. Arsène Lupin fait partie de ces piliers éternels sur lesquels le temps n'a plus d'emprise, ou presque. Si son ombre plane encore sur les romans modernes où s'allient aventure et énigme, les péripéties personnelles de Lupin demeurent encore fascinantes et grandioses, n'attendant que l'œil d'un lecteur pour retrouver toute leur vivacité, comme la sauge après la pluie. Lupin pourrait se figer, sa voix s'assourdir, le jour où plus aucun regard ne viendra raviver les textes de Leblanc. Mais tant que des curieux et des passionnés continueront à tourner ces pages anciennes, Lupin continuera à mener la danse et à se jouer de ce pauvre Ganimard ou du grand Herlock Sholmès. Regardez, il est là, quelque part, entre les lignes, un demi-sourire aux lèvres et un coup spectaculaire en tête. Il rajuste son monocle et, d'un geste élégant, coiffe son haut-de-forme. Il arrive, alerte, sûr de lui, inchangé... les pages et l'aventure l'appellent. Il va de nouveau arpenter Londres, dominer Paris, humer les embruns d'Étretat ; il s'apprête une fois encore à rencontrer la Comtesse de Cagliostro, à flirter avec Clotilde Destange ; il va bientôt découvrir les manigances de Kesselbach... c'est un cycle éternel dans lequel il est plongé. Presque une prison. Mais la plus belle des cages, faite d'encre et de passion. Il ne vous reste plus qu'à aller le retrouver pour un moment délectable avant que, dans un coup de vent et un claquement de doigt, il ne s'évanouisse en ne laissant derrière lui que sa carte de visite et un doux parfum de mystère.  
   



Écho #66 : the Nice House by the sea
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Vous vous souvenez du papier dans lequel on vous parlait de la nouvelle série en vogue de James Tynion IV ? C'était ici, et l'on vous en disait le plus grand bien, tout en achevant l'article par un vif encouragement à vous procurer les deux albums (chez Urban) avant la sortie annoncée de la suite.

Et la voici !

Le moins que nous puissions dire, c'est que l'attente a été récompensée, et que ce qui s'annonce est plus que prometteur. Pas facile pourtant d'enchaîner derrière un début aussi réussi : les auteurs se doivent de ne pas mécontenter un public acquis à leur cause en conservant une même qualité de production, en résolvant certains des mystères qui restaient en suspens tout en en préservant quelques autres pour pouvoir prolonger la série, mais sans trop tirer en longueur au risque de lasser. Il s'agit de trouver un équilibre assez subtil, d'innover tout en respectant la charte mise en place dans les premiers épisodes.

Le pari est pour l'heure réussi à la lecture du tome 3. Même contexte mais autre lieu et autres protagonistes : la fin du monde a eu lieu et quelques "élus" ont pu trouver refuge dans un endroit paradisiaque où tout a été pensé pour satisfaire leurs plus grands désirs. Cette fois, la villa de rêve est au bord de la mer, et le groupe de personnes vivant en autarcie, s'il s'appuie sur les mêmes critères de recrutement que ceux édictés par Vincent (le deus ex machina des deux premiers tomes), est totalement différent : on a là la crème de la crème, l'élite de l'humanité dans tous les domaines sélectionnés. Des individus plus âgés également, qui semblent prendre du bon temps et tirent le meilleur parti de leur situation. Sauf que... eux n'ont pas été recrutés par Vincent, mais "quelqu'un" d'autre. 

Et l'affaire se corse lorsqu'on découvre que l'un d'eux a des liens étroits avec le premier groupe... qui finit par débarquer.

Comme pour le tome 2, impossible de ne pas jeter un œil en arrière dans les précédents chapitres pour vérifier une assertion, une anecdote, une présence (même en arrière-plan) ou simplement une information. Ce satané scénariste maîtrise son sujet : deux des personnages de cette histoire étaient déjà évoqués dans le premier album, un peu à la sauvette, comme si de rien n'était. Mais tout se tient remarquablement. Le mystère s'épaissit, la tragédie s'envenime, les relations sociales et amoureuses prennent le pas sur la survie, l'émotion sur la logique, les sentiments sur le bon sens. Mensonges et trahisons, révélations et coups de théâtre se succèdent avec toujours cette faculté à surprendre tout en continuant à développer les caractères des protagonistes. Et l'on se régale encore du coup de crayon d'Álvaro Martinez Bueno qui nous gratifie toujours de sublimes couvertures.





Jack Kirby
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En 2006, Panini France publiait, dans la collection Marvel Deluxe, une très belle anthologie des travaux de l’un des plus grands artistes de l’univers des comic books : Jack Kirby

Ce très beau livre, au toucher agréable, nous replonge dans les prémisses du Golden Age de la bande dessinée américaine au travers du travail d’un des deux piliers de Marvel qui, aux côtés de l'incontournable Stan Lee, a créé les super-héros les plus célèbres de la planète. 

La lecture de cette compilation de vingt épisodes, destinée à l'origine à la collection "Marvel Visionaries", pilotée par l'expert Greg Theakston, nous apprend ainsi que le bonhomme y est arrivé à force de volonté et de talent, a essuyé des échecs mais a toujours su faire face, jusqu’à ce que la gloire survienne. 

Si les trois premières histoires (datant de 1940 et 1941) apparaissent bien datées, on y sent, derrière les poses outrées et les visages expressifs, cette dynamique extraordinaire que l’artiste allait savoir instiller dans ses cases à l’avenir. Le trait est encore peu affirmé, les personnages plutôt sveltes avec un graphisme qui rappelle Steve Ditko


On retrouve tout de même Captain America, dans l’aventure qui l’a vu naître – et qui maintes fois a été réécrite par la suite. 

Puis on saute aux années 1960 pour le gros morceau : Hulk, les Vengeurs, Thor et surtout les Quatre Fantastiques, avec l’incontournable saga du Silver Surfer. Entre 1962 pour les origines du Titan vert et 1967 pour la série Thor, avec inévitablement son compère Stan Lee comme scénariste, on découvre un Kirby aux traits puissants, aux personnages plus denses, dans une mise en page demeurant classique, mais avec un souci du décor qui explose, grâce au savoir-faire accumulé dans des récits de Strange Tales : il utilisera le moindre prétexte pour laisser libre cours à son goût pour les machines compliquées, les appareillages tortueux et les armes destructrices. 

Dans le même ordre d’idées, le design de Galactus est symptomatique : il s'agissait clairement d'en mettre plein la vue tout en donnant cette idée d’infini, d’inconcevable, d’extraterrestre. 

Si on peut désormais sourire devant les discours pompeux des personnages sous la plume d’un scénariste inspiré et volubile (auquel la traduction de notre Geneviève Coulomb nationale ne fait pas vraiment honneur), la vision de certaines planches force le respect. Jack Kirby a trouvé son style, qui colle autant aux personnages de soldats ou de lutteurs qu’aux héros virils – sans être disproportionnés, les bras et les cuisses sont massifs, les poses dynamiques, les combats dégageant une vraie impression de puissance. 

Autant dans la description d’Asgard que dans celle de la machinerie de Galactus, Kirby s’en donne à cœur joie dans la démesure. Seule faiblesse : les personnages féminins, qui perdent de leur charme et semblent coulés dans un moule unique – à la différence d’un John Buscema par exemple, plus attaché aux expressions corporelles et attitudes.

La dernière partie nous montre des travaux des années 1970, avec la série des Inhumains ou celle des Éternels, où il a réussi à dépeindre avec maestria les Célestes, dans des histoires qu’il a lui-même écrites. Cette fois, même les cases se plient à sa volonté de grandeur, et voir une cohorte de Célestes à l’œuvre est un spectacle encore impressionnant. 

Parallèlement, sa série sur Captain America prouve combien il est à l’aise dans l’action pure, brutale et la montée du suspense : il n’y a plus le lyrisme cher à Stan Lee, on est dans le thriller nerveux. Ses héros foncent et sont souvent montrés de face, plongeant vers le lecteur, une main tendue prête à sortir du cadre.


L'on ne retrouvera pas ici les histoires sortant du cadre Marvel, comme ces séries de romances dont nous vous parlions ici.

Ces histoires fortes et ces personnages aux destins hors-normes étaient faits pour être illustrées – racontées – par Kirby. Son influence est énorme et se sent encore aujourd’hui, ne serait-ce que dans le dessin des ennemis bigger than life. Sans lui, la Chose ne serait qu’un tas de cailloux informe et doué de paroles, et Captain America un héros ringard d’une époque révolue. 

Et puis, surtout, il a créé Galactus et son héraut, le très charismatique Surfer. 


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une très bonne compilation de l'un des plus grands artistes des comics.
  • Un ouvrage agréable, bien présenté.
  • Les traductions d'origine, dont certaines sont clairement fantaisistes.
Retroreading : Chants de l'espace, de R.A. Lafferty
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Vous vous souvenez sans doute d'Ulysse 31, magnifique exemple de coproduction franco-japonaise avec un scénario élaboré, une direction artistique classieuse et une animation fluide. C'était au début des années 80 et le principe en était simple : transposer l'Odyssée d'Homère au XXXIe siècle. Dans l'espace. Avec des vaisseaux spatiaux pour remplacer les trirèmes (impossible d'oublier le design somptueux de l'Odysseus !), des races extraterrestres en guise de tribus, des robots comme soldats. Mais toujours des dieux, perfides et arrogants, qui n'acceptent pas qu'un mortel les défie. Fût-il un souverain. S'ensuivait donc un voyage de retour vers sa patrie (ou l'attendait la fidèle épouse Pénélope) semé d'embûches, de pièges mortels et d'ennemis implacables... 

L'Odysseus, le mythique vaisseau d'Ulysse dans la série animée.

L'idée était bonne : de l'épopée, du suspense, de la magie, des personnages charismatiques, des drames auxquels s'ajoutent quelques éléments SF (astronefs, cyborgs et autres créatures, pistolet et épée-laser, champs de force, intelligence artificielle, jet-pack et autres joyeusetés futuristes) et des enfants, secondés par un adorable robot mangeur de clous histoire d'apporter une touche d'émotion et d'humour au contexte très sombre. Une production familiale qui ne prenait pas ses spectateurs pour des benêts et a été saluée par tous en de nombreux pays. Beau boulot M. Jean Chalopin ! Vous avez fait rêver des milliers de jeunes.

Cependant, cette bonne idée n'était pas nouvelle. Car un certain Raphaël Aloysius Lafferty avait déjà publié un roman reprenant exactement le même concept, et c'est de cette œuvre méconnue en France que nous allons parler à présent. 

En 1968 paraissait en effet Space Chantey, qui ne fut édité en France qu'en 1974 aux incontournables éditions Opta, dans la regrettée collection "Galaxie bis". Lafferty est un auteur atypique qui s'est lancé dans la science-fiction sur le tard, sans pour autant épouser les thèmes et tendances de la nouvelle vague anglo-saxonne post-Dangereuses Visions. 

Doté d'une vive imagination et d'un style bien à lui, riche d'allusions et de références, il a tout de même été suffisamment remarqué pour que certains de ses écrits soient nommés aux prix les plus prestigieux (d'ailleurs, une de ses nombreuses nouvelles décrochera le prix Hugo). 

Son premier roman, traduit sous le titre Chants de l'espace, est généralement considéré par les puristes comme son plus représentatif. Et, dès son introduction, Lafferty annonce la couleur :


Et alors, est-ce que cela vaut le coup ? Sans doute, d'un point de vue culturel : un classique de la SF, qui se doit de figurer dans toute bonne bibliothèque spécialisée. Toutefois, sa lecture risque d'en faire déchanter plus d'un : là où on se serait attendu à une épopée grandiose avec un héros charismatique échappant à des dangers mortels dans le but de rejoindre sa tendre épouse harcelée par des prétendants, on se retrouve avec une sorte de comédie burlesque entrecoupée de passages lyriques, traitée un peu comme si Douglas Adams [1] avait réécrit Songe d'une nuit d'été [2]. C'est passablement déconcertant, d'autant que c'est traité avec une légèreté de ton qui embarrasse de prime abord : les personnages (présentés pourtant comme de farouches guerriers, l'élite des soldats de l'espace, revenant d'une guerre épuisante et ne souhaitant que le repos et la gloire) ont des réactions pour le moins puériles et tombent allègrement dans tous les pièges tendus, quant à la narration, elle ne s'embarrasse jamais de vraisemblance (tel héros mort revient quelques chapitres plus loin - l'auteur avouant que ce serait trop long d'expliquer comment il aurait ressuscité). 

Alors certes, on sourira devant les efforts d'adaptation des Lotophages (une planète où le temps ne s'écoule que lentement dans la béatitude et la jouissance de tous les plaisirs), des Lestrygons (des Trolls se déplaçant sur des pierres en sustentation), des Sirènes, d'Atlas ou de Circé, mais transformer les troupeaux de moutons des Cyclopes en astéroïdes, c'est un peu fort de café - quand bien même ces astéroïdes seraient tout à fait mangeables. 


Chaque chapitre s'avère une succession de saynètes nonsensiques dans lesquels le grand Roadstrum (le plus grand capitaine de vaisseau du cosmos, dont la réputation le précède) et ses fidèles compagnons devront davantage se fier à son arrogance, sa corpulence et son indécrottable confiance en soi plutôt qu'à la logique ou la réflexion (un seul membre d'équipage semble être doté d'une capacité de raisonner satisfaisante, mais il est rarement écouté). À chaque étape, l'équipage se réduit comme peau de chagrin mais on ne sait jamais vraiment combien ils sont ni combien il en reste et tout ce beau monde frôle la mort plus d'une fois, se retrouvant même en enfer, ou dans un succédané pas suffisamment terrifiant. Leur vaisseau, rafistolé à coups de marteau de troll, fonctionne parfois à l'envers et ils ont dû se faire greffer des langues de métal après un séjour délicat sur Lotophage. Néanmoins, en adaptant à leur avantage une technologie de fortune, ils ont pu maîtriser une forme de voyage dans le temps qui a permis à Roasdstrum de remporter le gros lot sur la planète casino.

Il faut admettre la truculence de certaines descriptions, mais on regrettera tout de même le manque de frissons, de suspense, d'épique de ces calembredaines bourrées de jeux de mots et de références pas toujours évidentes. L'âpreté de certains combats est régulièrement dynamitée par des dialogues parfois drôles, souvent pathétiques et des gags pas toujours très fins. Et aucun personnage ne dégage véritablement cette once de sympathie qui permettrait l'identification, en dehors peut-être de l'énigmatique houri qui les accompagne depuis leur première étape (Margaret, une femme qui parvient à se sortir seule des pires situations) ; les personnages secondaires et même certains des antagonistes sont souvent plus captivants que ces guerriers de l'espace en goguette.

Voilà un roman inclassable, qui ravira sans doute les amateurs de curiosité. À noter que la nouvelle Fusion de Piers Anthony, qui complète le livre dans la collection "Galaxie bis", se montre nettement plus rythmée et pose quelques questions bien pertinentes sur l'avenir de l'automobile : l'histoire d'une course impossible dans laquelle s'affrontent les prototypes des plus grandes marques de voitures, sachant que de leurs performances dépendra le chiffre de ventes. S'y affrontent des thermiques, des hybrides, des électriques et l'engin du héros, doté d'un moteur à fusion nucléaire. Classique mais palpitant. 


[1] L'inénarrable auteur du Guide du voyageur galactique.
[2] La comédie farfelue de Shakespeare dans laquelle un philtre magique sème la confusion dans les relations amoureuses entre hommes, dieux et autres créatures magiques.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une proposition intéressante qui s'appuie sur un monument de la culture.
  • Un sens de l'humour exacerbé.
  • Une légèreté de ton qui fait presque passer les incongruités du récit.
  • Très vite ennuyeux par ses extravagances de style.
  • Les personnages parodiques et les dialogues nonsensiques finissent par lasser.
  • On retrouve très rarement le caractère épique de l'Odyssée.