Le Dieu venu du Centaure
Publié le
24.1.22
Par
Vance
Dans un monde où l'Humanité approche un peu plus de la folie, où la Terre devient chaque jour moins habitable, où la vie des colons sur les autres planètes s'avère misérable, il n'y a d'autres échappatoires que le rêve et l'illusion du bonheur. C'est ce que promet le D-Liss, la drogue dispensée par un Léo Bulero tout-puissant, qui permet de vivre des plaisirs factices avec des simulacres d'êtres humains. Mais voilà que survient Palmer Eldritch. Exilé pendant une décennie sur Proxima, il arrive sur Terre porteur d'une nouvelle qui va déstabiliser la société : sa drogue à lui, le K-Priss, est mille fois plus puissante que l'autre, et les illusions qu'elle procure sont mille fois plus réalistes. La seule différence c'est que Palmer se retrouve dans chacun des mirages créés par la psyché des drogués, dans chacun de leur délire halluciné. Mais qui est ce Palmer Eldritch susceptible de renverser l'ordre établi ? Un fou ? Un sorcier ? Un simulacre ? Ou un dieu tombé du ciel ?
Mayerson, chef du département précog de Léo Bulero, chargé de déterminer à l'avance l'évolution des marchés, les tendances, mais aussi les conséquences de certains actes décisifs, est cet homme-là. Ses interrogations, ses hésitations, ses pensées intimes rythment le récit de la confrontation attendue entre son chef, sorte de mafieux de la drogue aussi fascinant qu'horripilant, et ce Palmer Eldritch qui, au départ du moins, semble protégé par les Nations-Unies. L'enjeu ? La mainmise sur un marché unique, celui du commerce d'une drogue vaguement tolérée (mais officiellement, bien entendue, interdite) qui permet aux fermiers martiens, travaillant dans des conditions misérables, d'oublier leur ordinaire en s'évadant artificiellement par le biais d'un hallucinogène combiné à… une poupée Barbie. Bulero commercialise les « poupées Pat », modèles en miniature de ce que désirent les clients (splendide appartement, voiture et corps de rêve, vacances dépaysantes, etc.) et vend sous le manteau le D-Liss, grâce auquel chacun peut s'incarner dans un avatar de la poupée, mais un avatar réaliste. La rumeur de l'arrivée de cet Eldritch que personne n'a vu mais que tout le monde connaît bouleverse ce petit monde : Bulero devra le rencontrer pour tirer les choses au clair, c'est inévitable. Mais Eldritch a tout prévu…
C'est ensuite que ça se gâte. On quitte assez abruptement une progression classique pour une séquence en apnée dans une série de va-et-vient entre les réalités. Car la nouvelle drogue, le K-Priss, n'a plus besoin qu'on se focalise sur un objet et brise toutes les barrières, tant sociales que physiques, permettant à chacun de revivre, à l'envi, des scènes de son passé – ou de se projeter dans l'avenir. Toutefois, un détail a son importance : Eldritch est présent dans tous ces fantasmes, présent dans tous ces rêves, ces réalités illusoires. Omni-présent. Tout-puissant, capable de recréer ces univers oniriques et de les plier à sa volonté. Un tel pouvoir est celui d'un dieu, ni plus ni moins. Dès lors qu'ils s'en rendront compte, Bulero et Mayerson s'en mordront les doigts. Comment échapper à un dieu ? Comment le vaincre ?
Dans cette seconde moitié, on va naviguer dans un futur où la grande confrontation a eu lieu, et dans le passé honteux de Mayerson, désireux de reconquérir sa femme (l'artiste citée plus haut). On va glisser, parfois sans le savoir, dans des mondes éthérés, quelquefois réalistes, quelquefois vides. Eldritch se joue des sens et de la raison de ceux qu'il entraîne dans ses délires, au moins autant que Dick se joue de notre certitude. Au point qu'on ne sache plus ce que l'auteur désire raconter – ou si, véritablement, il cherchait à raconter, voire à finir son récit. Tout au plus observera-t-on qu'il insère dans cet ouvrage des préoccupations plus religieuses, allant jusqu'à questionner la notion d'incarnation, le concept christique de base : si Palmer est présent dans chaque séquence illusoire, la réciproque est vraie et chacun de se targuer de s'incarner en Palmer Eldritch. Comment refuser à quelqu'un la possibilité de toucher la divinité du doigt ?
Le contexte est tout aussi saisissant, mais traité presque par dessus la jambe : une Terre presqu'inhabitable furieusement proche de celle de Blade Runner, des opérations chirurgicales capables d'accélérer l'évolution, des extraterrestres aux motifs obscurs… Ce qui aurait pu donner une aventure rocambolesque, ou un véritable space-opéra métaphysique se trouve réduit à une œuvre difficile à jauger, redondante, bavarde et parfois lourde – mais ô combien fascinante. On peut comprendre qu'à sa lecture, John Lennon manifesta son envie de l'adapter – projet qui demeure à l'état de chimère audiovisuelle mort-née.
Pas aussi ardu ni prenant que le Maître du Haut-Château, pas aussi séduisant ni dense qu'Ubik, ni simplement (avouons-le) agréable à lire, mais incontestablement intéressant. Un bon Philip K. Dick.
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