Ange Leca
Par

Lorsque la Seine sort de son lit, elle fait se lever avec elle des secrets enfouis.


Nous sommes en janvier 1910. Paris est submergée par les eaux. Rues, boutiques, habitations, métro, tout est noyé sous une Seine ventripotente charriant son lot de détritus et... de cadavres.
Un buste de femme impitoyablement démembré et dont les seins furent découpés est remonté à la surface et la police n'a aucun moyen de l'identifier.
C'est le journaliste Ange Leca, corse d'origine, qui va prendre la décision d'enquêter sur cette étrange affaire.
Opiomane abstinent, il semble momentanément reporter son addiction sur la personne d'Emma, épouse du propriétaire de son journal. 
L'enquête va peu à peu nous dévoiler le Paris de l'époque, certaines vérités sur ces démembrements réellement assez courants au début du vingtième siècle et de troublants rapprochements entre cette affaire et l'entourage de Leca. 
Le personnage central de cette histoire pourrait être Paris elle-même ou cette inondation, comme aimeraient sans doute le dire nombre de chroniqueurs ayant envie d'émettre des flatulences à des hauteurs stratosphériques. Mais il n'en est rien. Leca est le personnage central. Lui et son chien Clémenceau vont voir défiler un nombre important d'adjuvants et d'opposants à leur quête dans une enquête où les convictions personnelles feront parfois pour lui, très subjectivement, office de preuves.
Voici un album à la lecture simple et au trait agréable qui semble vouloir avant tout se faire porteur d'une ambiance : celle de la Belle Époque. Une Belle Époque colorée dont seules des peintures sont encore les témoins puisque les photos d'alors étaient encore en noir et blanc. C'est le premier charme de l'album.


C'est Victor Lepointe qui se charge de dessiner Ange Leca, selon le scénario de Tom Graffin et Jérôme Ropert. C'est selon nous bel et bien le dessin qui fait l'intérêt de cet album. Bien qu'intrigant, le scénario nous offre une enquête dont la résolution tient parfois un peu trop au hasard des circonstances et, si elle est d'un cruel réalisme, la fin décontenancera plus d'un lecteur avide de justice et de conclusions en happy end. On retiendra également à son crédit le fait de mettre en lumière certains crimes odieux bien connus, quelques pionniers de la police scientifique et le destin tragique de certaines courtisanes de l'époque (un cahier de documentation traitant entre autres choses de ces thèmes termine d'ailleurs l'ouvrage, signe d'un intérêt particulier et documenté des auteurs pour leur sujet).

Mais au dessin, donc, nous trouvons l'artiste derrière La guerre des loups et Après l'orage (bandes dessinées à caractère historique également, se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale). Le parcours de ce passionné le prédestinait peu à la BD puisque sa formation est essentiellement basée sur l'architecture et l'infographie. Toutefois, c'est bien dans ces secteurs qu'il va acquérir la maîtrise de la tablette graphique dont il use aujourd'hui en tâchant de conférer à ses planches l'aspect de la couleur directe. Même si tout son travail est numérique, il copie intentionnellement le mieux possible les effets des aquarelles, des glacis, des acryliques et autres gouaches... Selon ses dires, son style consiste en "une ligne claire, mais hésitante ou spontanée, et une mise en couleur signifiante et travaillée". Le moins que l'on puisse dire est qu'il a une idée assez juste de sa pratique : c'est tout à fait ça !

Cette histoire complète éditée chez Bamboo dans son excellente collection Grand Angle nous narre donc en 72 pages (et pour environ une quinzaine d'euros plutôt bien dépensés) un moment de la vie de cet exilé (et ex-îlé) corse dont on appréciera ou non le caractère romantique au sens littéraire du terme : sujet à des passions qui le soumettent, fasciné par la mort (ici dans les faits divers), éperdument engagé dans un amour impossible...
Le personnage peut plaire comme il peut horripiler mais il est bien écrit et ses failles sont autant d'interstices dans lesquels le scénario fait parfois s'écouler cette omniprésente eau de la Seine pour y faire craqueler un peu plus sa personnalité et mettre à jour ses faiblesses, comme autant de cadavres démembrés ramenés à la lumière du jour par une crue subite.
Cet album peut sans nul doute contenter une bonne partie de son lectorat, malgré ou grâce à sa fin frustrante. En ce qui nous concerne, il nous a intéressés et l'on a apprécié de pouvoir lire une bande dessinée consacrée à cette parenthèse historique assez étrangement peu exploitée.

Ah oui, n'oublions pas : le dessinateur avoue avoir été ravi de pouvoir dessiner de jolies femmes pour la première fois. Étant donné la façon dont il les restitue, nous n'en sommes pas mécontents non plus.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un dessin agréable et une mise en couleurs désaturée d'un très bel effet.
  • Un scénario parfois un peu facile mais pas indigent.
  • Un personnage un peu inhabituel qui a du caractère.
  • Une reconstitution intéressante de la Belle Époque.

  • Un héros néanmoins un peu agaçant.
  • Une enquête parfois relancée un rien artificiellement.