Eyes Wide Shut : au-delà des Masques
Publié le
24.9.25
Par
Nolt
Dernier film de Stanley Kubrick, sorti en 1999 et inspiré de la nouvelle Traumnovelle d'Arthur Schnitzler, Eyes Wide Shut est une énigme de deux heures et quarante minutes, à la fois géniale, complexe et déroutante, et qui fait encore parler plus d'un quart de siècle après sa sortie.
Bien entendu, comme lors de l'analyse de Se7en, nous considérons que si vous lisez cet article, vous avez déjà vu le film.
Commençons par un résumé rapide du pitch de départ. Bill Harford, riche médecin new-yorkais, est marié à Alice, jolie jeune femme plus ou moins écervelée qui semble traverser la vie à travers une bouffée de divers psychotropes. Le couple fréquente un milieu mondain décadent où sexe et drogue se côtoient. Un beau jour, Alice révèle à son époux qu'elle a fantasmé naguère sur un marin rencontré durant des vacances en famille. Le séduisant et bien naïf Bill est tout retourné d'apprendre que sa dulcinée a une vie intérieure et, encore sous le choc d'une telle évidence, il va commencer une nuit d'errance en quête de sens et de vengeance inconsciente.
Avouons-le, c'est tordu et peu engageant de prime abord. Surtout, le sujet principal, s'il pouvait être sulfureux en 1926, date de publication de la nouvelle, l'est quand même beaucoup moins en 1999. Voire même [1] plus du tout. Ce qui nous permet d'aborder l'un des aspects centraux du film : son vide apparent. Car, si la forme est léchée et même empreinte d'une grande virtuosité, le fond semble bien vain. Tout commence parce qu'Alice avoue une tromperie qui n'a en réalité jamais eu lieu. Que Bill en soit si bouleversé paraît étonnant de nos jours. D'autant que la "confession" de sa femme est effectuée après que celle-ci ait fumé un joint. Difficile d'accorder un crédit total à ses propos. Mais, admettons, Bill tombe de son fauteuil bien rembourré et luxueux et découvre une vérité fondamentale : les gens pensent à des trucs.
Ce vide du fond va cependant imprégner tout le film. Car, durant sa nuit d'errance, Bill ne va en réalité jamais rien faire. Il rencontre une prostituée mais ne couche pas avec, il se fait draguer par une patiente mais demeure stoïque, il se rend dans une méga-partouze secrète mais ne couche avec personne, etc.
Même si l'on pouvait encore à notre époque considérer l'adultère comme une transgression lourde, aucun des personnages principaux n'en vient à franchir cette frontière plus vraiment si ultime. La réputation du film, en tant que "thriller érotique", en prend un léger coup dans l'aile. D'autant que le passage censé être le plus impressionnant, à savoir la découverte par Bill d'une société secrète aux pratiques érotiques étranges, est lui aussi totalement aseptisé et puritain.
En effet, Bill découvre, totalement par hasard, un lieu où une société mondaine se livre à des ébats ritualisés. C'est cela qui, dans le film, symbolise le désir derrière les apparences, les fantasmes cachés, les non-dits et, grosso modo, tout ce qui sort un tant soit peu de la stricte bienséance. Sauf que, là encore, ce n'est sulfureux qu'en apparence. Car Eyes Wide Shut est le film le moins érotique au monde (Basic Instinct, à côté, est cent fois plus "sexuel").
Voyons cela en détail. Déjà, dans ce fameux manoir où se déroulent les rencontres codées et secrètes, toutes les femmes se ressemblent. Elles ont absolument toutes le même physique, de la forme des fesses à la taille des seins, rien ne "dépasse" ou ne suggère humanité et individualisme. Ces femmes, presque des clones déjà par leur apparence identique, sont encore plus "désérotisées" par le port de masques qui en font des corps de mannequins (ceux des grandes surfaces), sans âme, sans rugosité, sans... sex-appeal. Des robots seraient plus engageants !
Voyons cela en détail. Déjà, dans ce fameux manoir où se déroulent les rencontres codées et secrètes, toutes les femmes se ressemblent. Elles ont absolument toutes le même physique, de la forme des fesses à la taille des seins, rien ne "dépasse" ou ne suggère humanité et individualisme. Ces femmes, presque des clones déjà par leur apparence identique, sont encore plus "désérotisées" par le port de masques qui en font des corps de mannequins (ceux des grandes surfaces), sans âme, sans rugosité, sans... sex-appeal. Des robots seraient plus engageants !
Même les scènes d'accouplement sont particulièrement ternes et symboliques. Tandis que Bill déambule dans les pièces de cette grande demeure, les couples d'un soir défilent et miment des rapports sexuels totalement froids et dénués de désirs. Les corps identiques, les masques, le décor feutré, les spectateurs immobiles, la mécanique purement fonctionnelle, tout suggère une escapade onirique et chaste plutôt que de réels rapports charnels.
À ce vide du fond et ce faux-semblant censé singer l'érotisme vient s'opposer une virtuosité formelle assez folle (à laquelle contribuent les choix de plans, la photographie, la musique évidemment, le montage, etc.), qui plonge le spectateur dans une atmosphère ouatée et changeante, dans laquelle Kubrick va distiller de la peur, du suspense, du doute, le tout enivrant suffisamment pour que l'on traverse tout le long-métrage... les yeux grand [2] fermés, en pensant regarder un film dérangeant alors qu'il est fondamentalement prude et conservateur. Car au final, EWS n'est pas un thriller érotique (même s'il est plus facile de le "vendre" ainsi) mais bien une réflexion sur notre perception du monde et de l'autre, sur notre manière de nous représenter le réel.
Et lorsque l'on a admis ce fait, le film prend alors une tout autre dimension. Et si, au lieu d'être un supposé "thriller érotique" qui ne tient pas la route, Eyes Wide Shut était une manière de nous interroger sur nos propres représentations mentales ? Tout aurait alors, subitement, un sens bien différent.
Reprenons certaines scènes en tentant de comprendre en quoi elles sont déroutantes. Au début du film, les époux se rendent à une réception. Ils sont jeunes, amoureux, il s'agit d'une soirée mondaine, l'on s'attend à ce qu'ils soient proches l'un de l'autre et conventionnels. Au lieu de ça, Alice prend un grand plaisir à se faire dragouiller lourdement par un vieux-beau hongrois, et Bill défile au bras de deux bimbos qui lui proposent un plan à trois. Ça ne colle pas. C'est "distordu", comme dans un rêve.
Quand Bill est appelé à l'étage pour une overdose, là encore, la scène est plus qu'étrange. Alors qu'on s'attend à ce qu'il utilise ses compétences de médecin pour sauver la pauvre fille (jolie mais elle aussi complètement désérotisée par la situation), il se contente de... lui demander si elle l'entend et de lui regarder le fond de l'œil. En réalité, à part lui prendre vaguement le pouls, ce que tout le monde pourrait faire, il n'a aucun geste médical.
Lors de sa rencontre avec une prostituée, là encore, tout ce que l'on sait sur les relations tarifées va être chamboulé. Bien qu'il monte dans l'appartement d'une dame qui vend ses charmes, Bill ne fait rien. Et Domino, la prostituée, se montre particulièrement tendre et gentille, ce qui ne correspond pas avec l'attitude attendue d'une fille qui racole dans la rue et vend son corps pour vivre.
Les deux passages chez le loueur de costumes (de rêves ?) sont aussi riches de sens et d'improbabilités. On y découvre un lieu sombre, fait de tentations et de fausses identités, où la plus innocente jeune fille peut se révéler objet de fantasmes et même de tractations. Que vient chercher Bill ici ? Une façade lui permettant de pénétrer un monde caché, mais peut-être aussi une manière de découvrir la réalité derrière l'apparence.
Lors de son passage au manoir, ce n'est pas tant Bill que le spectateur, là aussi, qui est dérouté par ce qu'il découvre. On l'a vu, le potentiel érotique des scènes est réduit au minimum, pas question donc de voyeurisme ou d'excitation facile. Au contraire, alors que, comme Bill, le spectateur pense avoir pénétré un monde caché grâce à une formule secrète (Fidelio, mot de passe pour le moins ironique), tout demeure mystérieux et opaque : les rituels, les signes discrets ou évidents, les robes et le rôle de chacun, les processions et sceptres, la musique... en réalité, Bill demeure à la surface des choses. Comme un enfant, il est témoin d'actes qu'il ne comprend pas réellement et ne peut véritablement prendre une part active aux événements.
Pire, au cours de la nuit, ce sur quoi il avait de l'emprise auparavant se réduit drastiquement.
En effet, la grande force de Bill, c'est son statut social. Il est médecin, dans une grande ville, et a réussi. C'est son statut qui lui permet d'être invité à des soirées huppées, c'est son statut qui lui vaut l'admiration de certaines femmes, c'est son statut qui lui confère une forme d'autorité, même en dehors de son domaine de compétence. Or, à plusieurs reprises, Bill utilise son statut (notamment en montrant sa carte professionnelle) de manière totalement maladroite. Il cherche à impressionner une serveuse, un réceptionniste, un commerçant, avec non pas son expérience dans un domaine qu'il maîtrise mais grâce à ce que les gens pensent du médecin, figure d'autorité respectée. Un peu comme si les gens lui faisaient confiance les yeux fermés à cause de l'image mentale qu'ils ont de sa fonction.
Peu à peu se dessine une piste non négligeable : celle de la difficulté, pour tout un chacun, de se représenter le réel derrière le masque, non plus vénitien mais social et éternel. Ce qui est en fait le thème récurrent du film : réalité de l'amour, ébréché par un simple fantasme ; réalité de la débauche, parfois plus codée et stricte encore que la supposée vertu ; réalité du supposé pouvoir conféré par l'argent et le statut social ; réalité de la relation intime avec l'être aimé que l'on ne connaît qu'imparfaitement ; réalité du désir, tour à tour ciment du couple ou menace ultime...
Ainsi, si l'on considère Eyes Wide Shut comme un thriller érotique, ce qu'il n'est foncièrement pas étant donné qu'il s'ingénie à désérotiser tout ce qui peut l'être, il est incomplet et bancal, car très abouti sur la forme mais décevant sur un fond dépassé et vain. Par contre, si l'on admet que le propos n'est pas lié au sexe mais bien à la représentation psychologique du monde, le film se pare alors d'un fond bien plus subtil et passionnant. Le sujet du film ne serait donc plus le cul, mais bien, au sens large, la perception, abordée par exemple dans les schèmes transcendantaux de Kant ou les scripts cognitifs de Neisser. Le message en est donc changé mais aussi autrement plus ambitieux puisqu'il permet de mettre en garde sur notre représentation du monde, des individus, de nous-mêmes. L'idée derrière tout cela n'est plus un type naïf qui s'étonne des fantasmes bien sages de sa femme, mais l'impossibilité structurelle pour l'être d'accéder à la vérité, à la connaissance profonde des choses. Nos yeux sont "grand fermés" car, bien qu'avides de connaissances, ils ne peuvent retranscrire l'essence même de ce qui est observé. Ce qui fait de Eyes Wide Shut non un film bancal et dépassé sur le fond, mais bien l'une des plus grandes contributions cinématographiques sur l'essence (et les sens) de l'être.
Est-ce vrai ? Est-ce accorder trop de crédit à cette œuvre ? En tout cas, si l'on trouve un sens entre les lignes, c'est bien qu'il est là, qu'il soit volontaire ou non. Ce serait aussi ce qui explique la fascination pour ce film, dont les deux "vedettes" sont finalement bien secondaires. Ce ne serait pas en tout cas la première fois que, sous des dehors cryptiques, Kubrick livre une analyse à la fois subtile et captivante.
Et même si vous n'y croyez pas totalement, n'oubliez pas que, vous aussi, vous avez les yeux grand fermés pendant que vous observez des masques... et uniquement des masques.
[1] "Voire même" est parfois déconseillé par certains "puristes", puristes de quoi, on se le demande. Si "voire même", qui apporte une gradation, une insistance, est parfois jugé fautif, c'est parce que certains dictionnaires définissent "voire" par "et même", ce qui reviendrait à dire "et même même". Sauf qu'en réalité, "et même" veut dire "et en plus" alors que "voire", dans son acception moderne, confortée par l'usage, signifie "et éventuellement". "Voire même" a donc un sens tout à fait correct, se rapprochant de "et éventuellement en plus".
[2] L'accord de "grand" dans cette locution pourtant figée fait encore débat de nos jours. Pour ma part, j'estime qu'il est absurde d'accorder étant donné que "grand" a ici une valeur adverbiale et ne désigne aucunement les yeux (qui peuvent bien être "petits" pour ce que l'on en sait). "Grand" désigne l'intensité de la fermeture ou de l'ouverture ("des yeux ouverts en grand"). La logique et la cohérence grammaticale imposent donc l'invariabilité, bien que l'usage (littéraire s'entend) soit fluctuant.