Sur les traces de Warren Ellis


Warren Ellis est un scénariste et romancier anglais ayant débuté sa carrière avec quelques pages mettant en scène Judge Dredd ou le Docteur Who. Il va se révéler par la suite particulièrement prolifique, écrivant, entre autres, des séries pour Marvel, DC Comics, Caliber ou encore Image. Nous vous proposons ci-dessous une sélection de quelques-unes de ses œuvres qui ne constituent qu'un aperçu de son travail et de son talent.


Fell

Richard Fell est un bon flic, plutôt doué pour l'observation, la déduction et même les bourre-pifs lorsqu'il le faut. Muté à Snowtown, il va découvrir une concentration de tout ce qui se fait de pire en matière de crimes et de déchéance humaine. D'un meurtre perpétré par lavement au whisky jusqu'au vol d'un fœtus par éventration de la mère en passant par les fameux flotteurs, ces cadavres que l'on retrouve chaque semaine dans le fleuve, Fell va se rendre compte que, de ce côté-ci du pont, les choses ne vont jamais mieux. Et ce n'est pas la police locale, en sous-effectif et peu motivée, qui va changer grand-chose au destin des paumés que l'on a oubliés ici, car, aux yeux de tous, ces gens ne sont personne.
Sauf pour Fell.

Ellis dépeint ici une ville cauchemardesque peuplée d'une faune épouvantable. Son héros surnage dans l'horreur quotidienne et se montre à la fois hors du commun (de par son investissement dans son métier ou ses qualités d'enquêteur) mais également faillible (on le verra notamment faire magistralement échouer une mise en accusation pour assassinat). Le personnage et les différentes enquêtes sont fort bien traités et le côté horrible (voire déprimant) de Snowtown finit par être habilement contrebalancé par de petites touches d'humour, d'autant plus percutantes qu'elles sont rares et détonnent dans le cloaque ambiant.

Reste la partie dessin. Tout cela est mis en image par Ben Templesmith. Son style est un peu spécial. Minimalistes, ses traits font penser, parfois, à un dessin fait à la craie sur un tableau ou à un truc vite torché au bic sur un coin de nappe. Il se tape complètement de la profondeur et ne se soucie pas de donner du relief aux décors ou aux personnages. Ajoutons à cela qu'il utilise volontairement la laideur et la disproportion comme techniques censées enrichir le propos et vous aurez un aperçu assez complet de cet artiste hors normes dont le travail, ici, est excellent. Le découpage, l'horreur ou le vide de certains visages, l'utilisation d'un léger flou, la colorisation (jouant beaucoup sur l'ambiance des scènes), tout cela est travaillé, intelligent et sert parfaitement le propos.
Il faut également signaler de très bonnes trouvailles graphiques, comme ces post-it "collés" sur les cases ou encore ces pointillés signalant un trajet sur une carte et que l'on retrouve à terre dans la "réalité".
Bref, pas classique ni racoleur mais vraiment inspiré.

Le tome #1 est disponible en VF chez Delcourt et reprend les huit premiers chapitres (ceux-ci ne sont pas des épisodes classiques de 22 planches mais 16).
Avec Fell, Warren Ellis signe un polar dur, au ton désabusé mais à l'écriture enthousiasmante. Une œuvre très écrite, à la signature visuelle forte. Un pur bonheur une fois passé l'éventuel temps d'adaptation aux dessins.



FreakAngels

Cette série se déroule dans un Londres défiguré, à moitié submergé et tombé au main des gangs. Petite plongée dans ce comic steampunk futuriste.

Il y a 23 ans, en Angleterre, douze enfants naquirent exactement au même moment. Il y a 6 ans, ce fut la fin du monde. Aujourd'hui, dans un Londres inondé, les survivants se partagent le contrôle de la ville. Whitechapel est le territoire des Freakangels. Onze d'entre eux ont des dons particuliers. Ce sont des télépathes. Il y a la belle Sirkka, qui vit en permanence au milieu de son harem personnel. KK, qui patrouille sur un drôle d'engin volant. Jack, toujours à la recherche de matériel abandonné sous les eaux. Ou encore Kirk, perché sur sa tour de guet, à scruter les alentours au cas où un assaut surviendrait.
Le douzième de ces enfants si spéciaux a été banni depuis longtemps. Et alors que tous le croyaient mort, il lance une attaque sur la petite communauté à l'aide d'une jeune fille qu'il a manipulée mentalement. La pauvre Alice, armée d'un fusil, est néanmoins neutralisée sans trop de casse. N'ayant plus ni biens ni famille dans un monde à la dérive, elle va bientôt se joindre aux habitants de Whitechapel et découvrir les étranges pouvoirs que possèdent leurs protecteurs...

À l'origine un webcomic gratuit, FreakAngels est publié aux États-Unis par Avatar Press. L'on doit l'adaptation du premier TPB à l'éditeur belge Le Lombard, qui effectue un travail soigné, tant au niveau de la traduction que par l'ajout de petites notes qui viennent parfois préciser la signification de certains noms, difficilement compréhensibles sans une bonne connaissance de Londres, ou encore remettre dans leur contexte des références culturelles qui ne vont pas forcément de soi.
Les dessins sont signés Paul Duffield. Style réaliste, colorisation pastel et découpage strict et régulier qui impose un rythme tout particulier à la narration. Ce lancinant effet de décompression du temps est tout à fait voulu et trouvera sa justification dans le récit, même si les informations relatives à cette perception plus "lente" du monde ne seront pas immédiatement accessibles.

Ellis nous offre ici une œuvre relativement longue, prévue en six volumes. Il ne se précipite donc pas pour installer les nombreux personnages et va distiller au compte-gouttes les éclaircissements sur les évènements passés ayant conduit à la situation post-apocalyptique de la capitale britannique. Les première pages peuvent ainsi dérouter un peu, tant l'on manque d'informations sur les motivations et les pouvoirs de ces douze êtres à la peau pâle et au regard violet.
C'est là que l'on prend toute la mesure du génie narratif de l'auteur. Car si l'on s'embarque un peu au début sur une question de confiance, l'on finit par tomber sous le charme d'une intrigue complexe, à peine dévoilée, et de personnages riches et atypiques. En 144 planches, Ellis est encore très loin d'avoir fait le tour du fonctionnement et des inventions de ce nouveau monde ou du parcours des télépathes, mais cette construction par petites touches suffit pour rendre l'univers crédible et l'intrigue passionnante. La thématique abordera notamment les épineuses questions posées par les situations de survie, les interrogations morales vont donc vite s'opposer à des impératifs techniques ou sécuritaires, une source évidemment de dissension au sein du groupe.

Le premier volume se termine par un raid à la fois impressionnant, grâce notamment à des angles de vue parfaitement étudiés, mais conservant cette impression de fatalité et de temps ralenti.
Une histoire singulière, d'une grande maîtrise technique, qui dévoile son potentiel sur le long terme.
Excellent.



Black Summer

Black Summer fut présenté à l'époque comme étant dans la lignée de Watchmen. Voyons donc si le titre supporte la comparaison.

John Horus vient d'assassiner le président des États-Unis. Parce qu'il a jugé que sa politique était indigne, il a froidement tué un élu du peuple et a revendiqué son acte devant les médias. Maintenant, il pose ses conditions. Il réclame notamment de nouvelles élections dont il garantira le bon déroulement. Partout dans le pays, c'est le choc. L'armée est mobilisée et investit les rues.
Pour les autres membres du groupe dont Horus faisait partie, les Sept Armes, la surprise est également totale. À cause des agissements de l'un des leurs, les services secrets veulent maintenant leur peau à tous. Car ces hommes et femmes qui ont été "augmentés" représentent une menace réelle.
Pour se défendre, les héros sont obligés de tuer des soldats américains. Dans un monde devenu fou, les plus puissants protecteurs de la société la mettent maintenant en péril. Parce que l'un d'entre eux a décidé qu'il était temps de changer les choses. De l'intérieur...

Cette mini-série, précédée d'une réputation quelque peu sulfureuse, a débarqué à l'époque en France chez Milady.
Le récit démarre très rapidement et Ellis et Ryp ne se contentent pas de peu puisque c'est plus à un carnage qu'à une exécution que l'on assiste. L'on va découvrir ensuite, à coups de flashback, une partie du passé de ces justiciers "augmentés". Bien que plus puissants que l'individu lambda, ceux-ci ne sont tout de même pas invincibles. Certains sont morts, d'autres handicapés et sévèrement déprimés. Voilà qui permet d'entrée de leur donner une dimension humaine malgré leurs pouvoirs.
Tous ne bénéficient pas malheureusement du même traitement et certains personnages vont être cantonnés à de la quasi figuration.

Pour ce qui est des thèmes abordés par Ellis, ils sont plus complexes qu'il n'y paraît. Même si la légitimité de l'action occidentale en Irak est évoquée, l'auteur va bien plus loin qu'une simple prise de position personnelle et s'interroge sur les moyens que l'on peut mettre en œuvre pour s'opposer à un gouvernement ou une idée. John Horus, en franchissant toutes les limites morales, incarne parfaitement l'étrange paradoxe du crime perpétré au nom du Bien, censé pourtant condamner les actions violentes. Au final, comme l'on pouvait le craindre, personne ne gagne vraiment et le constat est amer. Pourtant, on reste un peu sur sa faim. Sans doute parce que le mélange "super-héros & politique" est trop courant aujourd'hui pour surprendre vraiment, un peu aussi peut-être à cause du background de certains protagonistes, réduit au strict minimum.

Les dessins sont de Juan Jose Ryp qui donne à l'ensemble une identité visuelle très esthétique. Un grand soin a été apporté aux planches, peut-être même trop. Ryp utilise un style très foisonnant, fourmillant de détails, ce qui surcharge parfois certaines cases et nuit à la lisibilité. Bon, rien de bien méchant non plus, m'enfin, avec un peu de fioritures en moins, tout cela aurait été plus agréable. Signalons également que les effets gore et le sang sont très présents d'une manière générale. On a vu pire mais autant prévenir les plus jeunes (ou plutôt les parents) car aucun avertissement ne figure sur le comic.
L'on trouve en bonus la galerie des couvertures. Celles-ci s'étalant pour la plupart sur deux pages, cela fait tout de même 14 planches supplémentaires. Le prix de ce livre plutôt épais reste quant à lui très raisonnable (14,90 euros).
Une saga qui mérite que l'on s'y intéresse mais dont on ne gardera pas un souvenir impérissable.



No Hero

No Hero, un peu dans la lignée de Black Summer, est un titre super-héroïque particulièrement dur mais carrément plus réussi.

Ils apparurent dans les années 60 et s'appelaient à l'époque les Levellers. Ces nouveaux humains, aux capacités augmentées par la drogue, assuraient la protection des innocents, ils palliaient les failles du système. À la fin des années 70, ils se renommèrent Front Line. Le groupe, dirigé par Carrick Masterson, chimiste inventeur du FX7, change de look mais conserve le même but.
Peu à peu, Masterson et ses super-héros modifient l'avenir du monde. Ni l'Inde ni la France n'accèdent à la puissance nucléaire militaire. La guerre du Vietnam est écourtée. Les États Noirs d'Amérique sont créés...
2011. Deux des membres de Front Line meurent dans d'atroces circonstances. Quelqu'un, quelque part, a trouvé le point faible de ces corps pourtant quasiment indestructibles. Pour Masterson, il est temps de se mettre à la recherche d'une nouvelle recrue afin de combler ces pertes récentes. Un homme semble tout désigné. Il patrouille, seul, dans les rues de New York. Il ne boit pas, ne fume pas, ne se drogue pas. Il n'utilise pas d'armes, ne tue pas, ne frappe que ceux qui le méritent. Un candidat en apparence idéal pour la prise de FX7, cette drogue qui transforme les héros en surhumains et révèle ce qu'ils sont vraiment "à l'intérieur"...

Le scénariste retrouve ici son compère Juan Jose Ryp. No Hero possède d'ailleurs plusieurs points communs avec leur précédente collaboration (que nous avons vu plus haut), que ce soit l'aspect politique ou les humains "augmentés". Toutefois, alors que Black Summer laissait un petit sentiment d'inachevé, No Hero s'impose clairement comme une réussite.
Passons rapidement sur l'aspect graphique. Ryp reste fidèle à son style, précieux et surdétaillé. Ses planches ne manquent pas de charme mais les plus agréables restent celles que l'artiste ne charge pas à l'excès de détails et fioritures en tout genre.

Voyons maintenant les thèmes abordés.
La politique tout d'abord. Ellis évite l'écueil du grand méchant gouvernement qui veut forcément du mal à tout le monde et, là où un Millar imposerait sa vision manichéenne simpliste, il parvient à faire s'interroger le lecteur sans lui assener des vérités toutes prêtes. Louable attention car finalement pas si courante que ça.
Les super-héros, eux, sont traités dans une optique réaliste et légèrement uchronique (les exemples cités dans le résumé ci-dessus n'ont finalement pas tant d'importance que ça). La quatrième de couverture cite Sleeper et Wanted en exemple, l'on pourrait aussi trouver un cousinage avec Irrécupérable ou Incognito. Pas forcément dans le traitement narratif mais plutôt dans la volonté de s'interroger sur l'évolution d'êtres doués de super-pouvoirs dans un contexte proche du réel.

La drogue (et son allégorie) reste sans doute, dans cet ouvrage, la thématique la plus habilement traitée. En effet, l'utilisation de substances proches de psychotropes enthéogènes bien connus, aux effets dépendant de la personnalité des individus qui l'absorbent, permet de mettre en lumière les craintes et inconvénients associés au vigilantisme : le "candidat" se découvre grâce à la drogue et devient - la plupart du temps - un héros, cependant, il en est radicalement transformé, tant sur le plan physique que mental. Ellis parvient ainsi à considérer le basculement humain/surhumain ou humain/héros comme une expérience traumatisante et dangereuse, dont peut résulter une aliénation totale ou partielle. Voilà une approche inattendue et innovante du super-héros et de ce qu'il pourrait être, ou devenir, dans notre monde.

Reste tout de même à souligner le côté ultra gore de certaines scènes (les plus spectaculaires ne sont pas les plus éprouvantes : la "perte de l'ongle", par exemple, figurant probablement parmi les plus dégueulasses). D'abord édité par Milady, Black Summer et No Hero sont maintenant disponibles, chez Hi Comics, dans un recueil thématique comprenant également Supergod, du même auteur.
Violent, divertissant, mais surtout intelligent.



The Authority

Apollo (faisant penser à Superman), Midnighter (évoquant Batman), Jack Hawksmoor, le dieu des villes, le Docteur, shaman d'une tribu à l'échelle mondiale, Swift, la chasseuse ailée, l'Ingénieur, créatrice au sang remplacé par cinq litres de machinerie liquide, et Jenny Sparks, "l'esprit du vingtième siècle", forment The Authority. Le groupe de surhumains intervient lorsque des dangers exceptionnels menacent la terre. À partir du Porteur, un vaisseau vivant, présent dans plusieurs réalités, ils sont capables de se téléporter n'importe où grâce à un système de Portes.
Ils sont puissants. Déterminés. Et bien décidés non seulement à protéger le monde mais à le changer.

Les premières missions s'enchaînent. De terroristes venus de l'île de Gamorra à une invasion déclenchée par la perfide Albion d'une terre parallèle, l'équipe aura largement de quoi prouver sa valeur. Bientôt, elle devra affronter une entité gigantesque venue du fond des âges pour récupérer sa petite résidence douillette : la Terre.
Peu à peu, les gouvernements vont se rendre compte qu'ils sont maintenant surclassés par ce qu'il est convenu d'appeler... une autorité supérieure.

Voilà une excellente série, bénéficiant d'un Bryan Hitch en grande forme aux dessins, et éditée à l'époque dans un Wildstorm Deluxe par Panini.
Le titre se veut une sorte de récit super-héroïque débarrassé du politiquement correct, ce qui est tout à fait réussi. Les auteurs bousculent un peu les codes du genre, notamment en présentant des surhumains qui, loin de se contenter de jouer les redresseurs de torts, vont s'ingérer dans les affaires intérieures de pays qui n'en demandaient pas tant. L'aspect transgressif est également renforcé par la violence présente parfois de manière très crue, avec têtes explosées et viscères apparentes.
Enfin, le fait que deux des héros principaux soient homosexuels, même si ce n'est pas un cas isolé dans les comics, reste tout de même assez osé, d'autant qu'ils font énormément penser à Superman et Batman.

Si les planches sont souvent magnifiques, que ce soit les décors des villes ou les paysages spatiaux, l'écriture est également d'une grande qualité. La poésie côtoie la métaphysique lors des descriptions des plans supérieurs. Ellis décrira par exemple le Porteur naviguant "sur les océans de l'espace des idées, pendant la saison des pontes, derrière un banc de poissons-obsessions." Des concepts qui pourraient vite tourner au ridicule mais qui sont ici fort bien dosés. Si l'on ajoute à cela d'excellents dialogues, d'où n'est pas absent un certain humour, et une originalité qui va se nicher jusque dans la magie du Docteur, l'on peut sans crainte affirmer que l'on est en face d'une référence en matière de justiciers en spandex.

Reste l'édition "Deluxe" Panini, largement perfectible pour faire dans l'euphémisme.
Alors que les anciens tomes parus chez Soleil présentaient (en plus d'une taille plus grande pour les planches) des fiches de personnages et un résumé concernant Stormwatch et les évènements précédant ces épisodes, les vendeurs d'autocollants ne proposent, eux, rien de tout cela. La version "normale" d'un éditeur correct contenait donc plus d'infos que la version "luxe" des incapables chroniques... Heureusement, depuis, ces deux séries (Stormwatch et The Authority) ont été rééditées d'une manière bien plus soigneuse par Urban Comics. Ce sont ces ouvrages que l'on vous conseille.



New Universal

Dans le monde entier, le ciel s'illumine. C'est l'Instant Blanc. Un phénomène céleste inexpliqué en apparence sans conséquence. Mais en apparence seulement, car une révolution conceptuelle est en marche et quatre humains sont maintenant dotés de pouvoirs pour y prendre part. L'univers a envoyé une Justice pour maintenir l'ordre, un Décrypteur pour le bond technologique, une Étoile pour la défense et un Masque Noir pour la révolution spirituelle. Deux hommes et deux femmes portent maintenant la marque et sont devenus... des super-humains.

Le dessin est cette fois de Salvador Larroca. Le graphisme est d'ailleurs ce qui frappe le plus dès les premières pages. C'est tout simplement somptueux (la colorisation est de Jason Keith) et on s'en prend plein les yeux. Les personnages ont le visage d'acteurs hollywoodiens, les décors sont magnifiques (ceux dans le "superflux" sont d'une poésie et d'une beauté incroyables), les cadrages variés, bref, impressionnant, rien de moins.

L'intrigue n'est bien entendu pas en reste, il ne s'agit pas d'une déclinaison supplémentaire de l'apparition de surhumains sur une terre parallèle avec les conséquences politiques qui en découlent (du genre de The Authority, vu plus haut). Dans ce récit, bien que les responsables politiques ou l'armée soient présents, l'accent est mis sur l'aspect métaphysique de l'évolution.
Les sources d'inspiration d'Ellis sont nombreuses : informatique, archéologie, chamanisme, manga et sans doute un bon paquet de films... des visions d'un "Wicasa Wakan" (docteur du mystère) indien, provoquées par la drogue, aux matrices informatiques (faisant songer à Matrix), en passant par les ruines d'une cité oubliée qui existait à une époque de monstres et de magie, des éléments bien disparates et étranges se mélangent pour au final créer une intrigue passionnante dans laquelle on plonge avec un plaisir intense.

Néanmoins, pour ceux par exemple qui ont été traumatisés à vie par le monologue de l'Architecte dans Matrix, ne vous inquiétez pas, ce n'est pas aussi abscons et les explications sont fournies à petites doses.
Un mot aussi sur le "pour lecteurs avertis" présent sur la couverture. Cela semble un peu exagéré, le texte étant très correct et la violence se limitant à une seule scène un peu gore. Pas de quoi donc se priver d'un tel plaisir de lecture, même pour les plus jeunes.

À mi-chemin entre science-fiction et réflexion philosophique, une œuvre riche et visuellement sublime que l'on peut considérer comme totalement incontournable (d'autant que hors de la continuité  Marvel, et donc accessible même aux novices).



Transmetropolitan

Dans un futur plutôt chaotique, Spider Jerusalem s'emploie, dans une rage aussi libératrice qu'autodestructrice, à dénoncer la corruption, les bavures et la mollesse des médias traditionnels, télévision en tête. Le journaliste va même s'attaquer au président, nouvellement élu, quitte à employer, pour cela, des moyens plutôt violents et originaux.
Hallucinée, au bord du précipice, la quête de Spider Jerusalem ne prendra fin qu'avec la Vérité, une Vérité que l'on vomit ou que l'on éjacule selon l'humeur et les possibilités du moment...

Attention, les petites natures et adeptes du politiquement correct peuvent directement passer leur chemin car l'on a affaire à du très très lourd, presque jusqu'à l'écœurement. Warren Ellis signe ici une histoire outrancière dans laquelle perversions sexuelles, langage ordurier, drogues en tout genre et violence gratuite forment un cocktail particulièrement corrosif, tellement acide même qu'il est difficile de toujours en retirer un réel plaisir.

Il est peu de dire que cette série, dessinée par Darick Robertson, est difficile d'accès. Entre les provocations, les attaques sur la religion ou le pouvoir ainsi que la très grosse couche de pipi-caca, il y a finalement assez peu d'intrigue "traditionnelle" (même s'il existe bien un fil conducteur au milieu de la tempête).
Le personnage principal, sorte d'anti-héros perdu dans un maelström de folie et de débauche, s'avère plus irritant que charismatique et l'on finit par être plus indifférent que réellement choqué, même lorsqu'il utilise son chat pour s'essuyer après avoir gerbé ou lorsque le même animal lui pisse sur la tête pendant qu'il est écroulé par terre, inconscient et frôlant l'overdose.
Il faut néanmoins avouer que cette série, provocante, acide, ironique et sans tabou, constitue aussi un brûlot fort sain contre les tares de notre société. L'univers futuriste qui y est présenté, très glauque, fait aussi bien office d'avertissement que de miroir concernant certaines pratiques déjà bien installées. Ce qui s'avère plutôt... inquiétant.
Notons également une forme souvent originale, comme lorsque Spider s'adresse directement au lecteur.

Volontairement excessif et transgressif, Transmetropolitan est un véritable défouloir dénonçant, à coups d'innovations technologiques improbables, de nouvelles drogues et de maladies sexuellement transmissibles plutôt exotiques, un avenir grotesque et déprimant. Il manque cependant un peu de liant, ou de fond autre que l'agressivité, pour que le titre soit pleinement réussi.
À réserver à ceux qui apprécient les planches corsées et déjantées.



Next Wave

Petit coup d'œil sur l'une des séries les plus drôles de Warren Ellis.

Monica Rambeau, ancien leader des Vengeurs, Elsa Bloodstone, chasseuse de monstres, Tabitha Smith, ex X-Factor, Aaron Stack, connu aussi sous le nom de Machine Man, et Captain forment le Nextwave Squad, une équipe de seconds couteaux qui a décidé de mettre un terme aux activités terroristes de l'organisation S.I.L.E.N.C.E.
Pour ce faire, ils devront affronter Dick Anger, leur ancien patron, de répugnants êtres sans cerveau et des équipes de vilains assez étranges et aux noms plutôt originaux : Le Bloc Opératoire, la Sacristie et les... Homos !

L'on savait déjà qu'Ellis était un scénariste plutôt doué, avec cette série complètement barrée, il montre qu'il possède également un humour ravageur et souvent corrosif (mais bien plus accessible que celui de Transmetropolitan).
Ne vous inquiétez pas trop des aventures du petit groupe, elles ne sont qu'un prétexte pour se moquer des codes super-héroïques habituels et balancer des vannes. Tout y passe ou presque : longue tirade sur le difficile choix d'un pseudo (cf. à ce sujet la scène #49 de notre Bêtisier Marvel), allusions sexuelles, blague sur les Français, petites piques sur les héros traditionnels ou encore satire sur certains emplois de bureau, tout le monde repart comblé !

Même visuellement, grâce à l'inimitable touche de Stuart Immonen, le délire est présent. Le style cartoony et anguleux est encore accentué par des lieux improbables ou des costumes pour le moins... surprenants.
Des épisodes bourrés d'une bonne humeur communicative. Seul petit bémol, puisque le ton est très parodique, il faut connaître sans doute au moins un peu l'univers Marvel pour apprécier pleinement le décalage. Mis à part ça, c'est excellent et comme dirait l'un des sous-titres de la série : "Nextwave : une belle manière de claquer votre fric depuis 2006."



Ocean

Nathan Kane est inspecteur en désarmement au sein des Nations Unies. Pour les besoins d'une mission dont il ne sait encore rien, il est envoyé sur Port Froid, une station scientifique orbitant autour d'Europe, l'un des satellites naturels de Jupiter.
Fadia Aziz, commandant de la station, va révéler à Kane les raisons de sa présence. Son équipe a fait une étrange découverte dans les profondeurs du monde océanique d'Europe, loin sous la couche de glace. Entre deux eaux flottent des cercueils dont l'origine remonte à plus d'un milliards d'années. Les sondes et l'exploitation de leurs données permettent finalement de se rendre compte que les individus - très proches génétiquement des êtres humains - qui sont placés dans ces sarcophages sont en fait en animation suspendue. Et surtout, quelle que soit la raison pour laquelle ils se sont volontairement engloutis dans l'océan, ils ont pris la précaution d'amener leurs armes avec eux. Des armes si terribles qu'elles pourraient détruire une planète entière.
Bientôt, une course macabre s'engage entre Kane et le manager d'une plateforme spatiale voisine appartenant à une puissante corporation. Et si, en voulant récupérer leurs armes, quelqu'un finissait par réveiller ces tueurs venus du fond des âges ?

La conquête spatiale, comme nous le verrons également avec le titre suivant, est l'un des centres d'intérêt majeurs de Warren Ellis. Il revient donc ici à un domaine qui le passionne tout particulièrement. On sent d'ailleurs que le bonhomme connaît bien l'histoire des pionniers de l'espace grâce à de petites anecdotes que raconte son personnage principal, censé avoir la même passion que lui.
Le monde futuriste imaginé par Ellis est crédible et bien présenté. Le récit part donc sur de bonnes bases, d'autant que la découverte des scientifiques de Port Froid est inattendue et angoissante.

Malheureusement, si tout part sur de bons rails, l'arrivée en gare est plus chaotique. La conclusion manque singulièrement de panache et ressemble au final d'un blockbuster boosté à l'action mais douloureusement fade. L'intrigue était pourtant originale, les personnages attachants, les dialogues inspirés, mais le tout s'essouffle en cours de route pour finalement devenir prévisible voire ennuyeux.
Les dessins sont l'oeuvre de Chris Sprouse qui s'acquitte honorablement de sa tâche même si l'on aurait aimé des décors spatiaux plus impressionnants. Les covers sont de Michael Golden.

Il est intéressant de revenir tout de même sur deux aspects de Océan. Tout d'abord, l'ennemi, représenté ici par une corporation du nom de... Doors. Vous voyez la référence ? Et si je vous dis qu'ils sont spécialisés, entre autres, dans le développement de logiciels peu fiables ? C'est déjà plus clair. Cette mise en cause de Microsoft et de sa position hégémonique semble un peu facile. Déjà parce qu'ils ont fait des progrès tout de même (ceux qui ont commencé à utiliser leurs produits dans les années 90 comprendront), ensuite parce que cette position de leader si décriée est due, en partie au moins, à l'accessibilité de leurs systèmes, ce qui ne peut guère leur être reproché (allez donc foutre du Linux sur un PC, vous verrez si quelqu'un en veut). En plus, l'auteur critique particulièrement "Doors 98", censé être une horreur, alors que "Doors Millenium" aurait été un bien meilleur exemple de merde bricolée à la va-vite. Tant qu'à chier sur une entreprise, autant la connaître.

Bon, ceci dit, il y a de très bonnes choses tout de même dans la description de cette corporation "presque" fictive. Les plus beaux tirs de Ellis ne sont pas ceux qui visent la qualité des produits mais le management, et notamment la déshumanisation que l'on peut ressentir dans un grand groupe où seule règne la loi du rendement maximum. Les personnalités artificielles, permettant de rendre tout employé totalement "corporate", constituent une excellente trouvaille, bien plus digne d'un auteur que la mode consistant à descendre un peu facilement ce qui a du succès et, accessoirement, quelques défauts.

Autre thème présent dans cet ouvrage, les armes et l'auto-destruction supposée qu'elles entrainent. Là, Ellis s'y prend avec un peu plus de légèreté mais nous dit en gros que pour faire cesser la violence, il suffit de désarmer la population voire les États. C'est un raisonnement tout de même bien naïf. Les sociétés n'étaient pas moins violentes avant l'invention des armes à feu. Nous encourageons ceux qui le pensent à se renseigner sur la bonne ambiance générale qui régnait dans l'antiquité ou le moyen-âge. De plus, où commence et s'arrête la notion d'arme ? On peut tuer avec une fourchette. Et l'homme naît avec de nombreuses armes naturelles (poings, pieds, coudes, genoux...), faudra-t-il un jour les lui amputer dès qu'il apprend à marcher afin de satisfaire les béni-oui-oui de salon, bien à l'abri de leur confortable - mais trompeuse - conscience ?

La nature est violente, les animaux sont violents, les sentiments sont violents, les gens le sont aussi. Cette violence, elle doit être contrôlée dans une société civilisée, pas en supprimant l'une de ses conséquences mais plutôt en essayant d'en comprendre les causes. La protection, d'un état ou d'une personne, commence par la capacité de riposter à une agression. Le fait de se balader à poil en hurlant "je ne suis pas armé !" n'a jamais sauvé personne. Essayez, vous verrez.
Cette leçon moraliste d'Ellis part certainement d'un bon sentiment, mais limiter la perdition de l'humanité à la présence d'armes en son sein, c'est comme penser que l'on peut lutter contre l'alcoolisme en interdisant les verres. C'est là faire peu de cas du fait que les individus qui veulent se détruire, ou détruire les autres, trouveront toujours un moyen de le faire. Parce que là où il y a une volonté, il y a une voie. Et les pulsions violentes ne manquent pas de chemins, dérobés ou connus de tous.

Voilà pour la thématique, c'est un peu long mais après tout les comics et leurs auteurs nous offrent aujourd'hui de nombreuses pistes de réflexion et même parfois des idées présentées comme absolues et naturelles, il n'est donc pas inintéressant de tenter, parfois, de montrer en quoi leur logique est incomplète ou bancale. Certains penseront que c'est là donner trop d'importance à nos BD, mais si nous avalions tout sans jamais nous offusquer, ce serait sans doute n'en pas donner assez à notre libre arbitre.

Un sujet de départ excellent qui se termine en comic d'action un peu lourdingue mais qui a le mérite de mettre sur le tapis des sujets importants, même s'ils ne sont pas tous forcément bien traités (voire compris) par l'auteur.



Ministry of Space

Et si les missions Britannia avaient remplacé Apollo ? Si l'espace avait été conquis, peu de temps après la guerre, par les pilotes de Sa Majesté ? C'est ce que conte Ministère de l'Espace, la mini-série qui clôture notre petit tour d'horizon des comics signés Ellis.

1945. Peenemünde, Allemagne.
Le plus grand centre de recherche au monde est investi par les américains qui n'y trouvent que des baraquements vides. Les anglais viennent d'exfiltrer les scientifiques allemands au nez et à la barbe de leurs alliés et des soviétiques.
Trois ans plus tard, Spoutnik n'existe pas et la première lune artificielle mise en orbite autour de la terre émet le "God save the King" en morse. Les premières vont s'accumuler pour un Empire qui ne perd rien de sa superbe. Vol habité, station spatiale, premiers pas sur la Lune, conquête de Mars, la Grande-Bretagne, forte d'une avance technologique ahurissante, règne sur l'espace.
Pourtant, un lourd secret pèse sur la conscience de Sir John Dashwood. L'homme a laissé ses jambes dans la course à l'espace. Il est aujourd'hui le plus ancien membre du Ministry of Space. Anobli de surcroît. Et malheureusement, il n'est plus le seul à savoir que les plus beaux rêves ont parfois besoin d'exploiter la saleté et l'horreur pour se réaliser...

Voici donc une mini-série originale qui se révèle être une sorte de version uchronique de la course à l'espace, Washington et Moscou étant complètement dépassées ici par la perfide Albion.
Le scénario est prenant et fort bien construit. L'auteur développe en fait parallèlement un récit contemporain et des flashbacks revenant sur les grandes dates de la Royal Space Force en s'appuyant sur quelques références historiques réelles, comme Peenemünde, immense centre de recherche allemand où furent élaborées les Vergeltungswaffe (les fameux V1 et V2) et où travaillèrent entre dix et quinze mille personnes.
Visuellement, Ellis est fort bien appuyé par les excellents dessins de Chris Weston. Les appareils anglais ont ce qu'il faut de réalisme tout en s'écartant suffisamment de leurs homologues historiques américains, les scènes dans l'espace sont souvent impressionnantes, comme l'arrivée sur Mars, à couper le souffle, et l'on a droit, sur Terre, à quelques plans d'anthologie, comme cette magnifique planche où des vaisseaux survolent la Tamise et le Palais de Westminster.

Tout est réussi donc ? Eh bien oui sauf que c'est abominablement court. Le sujet est si riche, les étapes si nombreuses, que l'on aurait pu très largement imaginer une on-going plutôt que ces trois intenses mais brefs épisodes. Bizarrement, Ellis est un peu coutumier du fait, l'on retrouve cette même impression de ne pas avoir fait totalement le tour du sujet dans Red, une série dans laquelle il dépeint la traque d'un ex-agent de la CIA. Autre petit défaut, le fameux "secret" concernant le financement du ministère est franchement téléphoné vu le contexte et l'époque.
Mais qu'importe après tout puisque l'ensemble nous fait passer un très bon moment, surtout si l'on aime un peu les machines volantes et la profonde et mystérieuse noirceur du cosmos.
Un excellent comic qui nous tire de notre pesanteur terrestre pendant un trop bref instant.