En route vers la Tour Sombre, étape 3 : Terres perdues
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De l'aveu même de son auteur, dans la postface de la première édition (en 1991), ce troisième roman de la saga de la Tour Sombre n'est pas très satisfaisant. Il laisse le lecteur un peu abasourdi, en plan, au milieu d'une quête inachevée, laissant les héros formant le désormais ka-tet de Roland sous la menace d'une mort quasi-certaine. Une forme de happening très télévisuel qui confère davantage à cette série un côté feuilletonesque.
C'est que, comme il le (ré-)explique, l'auteur n'est pas complètement maître de son ouvrage, qui "s'écrit tout seul" pour l'essentiel - il nous faut donc admettre qu'il puisse s'achever comme il l'entend. Cette manière singulière d'envisager le travail d'écrivain semble encore davantage prégnante dans cette saga qui hante l'esprit de Stephen King, et lui permet certaines libertés qu'un roman one-shot n'autorise pas.

Prenez les personnages. D'abord Roland de Gilead, le Pistolero si magnétiquement fascinant dévoilé comme axe du projet et héros archétypal dès l'entame du premier tome. Rappelez-vous comment l'auteur nous l'avait proprement mutilé, presque sacrifié, dans les Trois Cartes, le handicapant tellement qu'il ne pouvait plus être capable d'intervenir physiquement dans le déroulement de la Quête. Un choix aussi inattendu que gagnant puisqu'il contribua à renforcer davantage le lien unissant le lecteur, définitivement fan, à son champion qui se montra capable de se relever et de faire face. On n'a pas affaire à un anti-héros, quand bien même, et à chaque fois, ce satané King se permet d'entacher notre admiration sans borne pour Roland en lui faisant prendre des décisions inacceptables : l'homme, endurci par des épreuves dont nous n'imaginons pas le dixième, est tout à fait capable d'abandonner ses compagnons si sa survie - et donc la poursuite de sa Quête de la Tour sombre - est en jeu. Il l'a déjà fait par le passé, dans le Pistolero, en laissant Jake sombrer dans un gouffre, Jake, ce petit New-Yorkais tombé en adoration devant ce cow-boy solitaire indestructible, et dont la disparition provoquée ne laissera pas notre héros indemne.

Et justement. Terres perdues enchaîne directement après les Trois Cartes (on n'a pas ce laps de temps incertain qui s'est écoulé entre les deux premiers romans). Le groupe de Roland est désormais riche de deux compagnons aussi fidèles qu'hétéroclites, avec cet Eddie qu'on aime de plus en plus (on ne peut que saluer le talent de l'auteur pour parvenir à nous rendre indispensable un garçon qui apparaissait au départ comme mou et sans charisme) et cette incroyable Susannah, la Femme d'Ombres, multiple et brillante, dont Eddie a fini par tomber amoureux. Ils ont accepté, bon an mal an, de demeurer dans cet Entre-Deux-Mondes afin d'aider Roland à poursuivre sa quête, à atteindre cette Tour qui habite ses pensées les plus intimes. Et ils voient, petit à petit, que le pistolero souffre, l'esprit tiraillé entre deux extrêmes, deux décisions, deux prises de position qui le culpabilisent. Hanté par le souvenir du petit Jake. Qu'il a sauvé. Perdu (sacrifié). Et sauvé encore, dans son "quand", dans son "où". Nos compagnons finissent par comprendre que leur groupe ne sera désormais complet que lorsque Roland retrouvera Jake - ou l'inverse, car Jake, mû par une intuition infaillible, poussé par ses rêves énigmatiques et les symboles qui parsèment son existence, est également parti à la recherche de son héros.
Terres perdues fait ainsi office d'épisode de transition, complétant le deuxième tome et entamant un nouveau périple sans l'achever, s'arrêtant presque à regret, comme s'il se trouvait dans l'incapacité d'aller plus loin tout en en ayant la volonté. Tandis que le style se rapproche de ce qu'on connaît de Stephen King actuellement, perdant de cette épure un peu expérimentale du premier tome, les personnages gagnent en épaisseur, s'étoffent d'envies et de réflexions singulières, un peu comme si on ajoutait des feuillets supplémentaires à une feuille de PJ dans un jeu de rôle. A l'instar de la série Twin Peaks, la résolution principale prend lieu au milieu du volume, qui ensuite se dirige vers un autre épisode sans aller au bout : Jake parviendra-t-il à trouver la voie pour rejoindre Roland dans son monde ? Ce dernier réussira-t-il à le guider, l'aiguiller jusqu'à lui ? Rien n'est moins sûr tant "le monde a changé", les certitudes s'effritent et les obstacles se multiplient. Ce qui se dresse sur la route du petit garçon semble incommensurable, infranchissable - et on retrouve cette forme de frénésie littéraire qui anime les meilleures œuvres de King, lorsqu'il plonge des garçons et des filles dans des tourments auxquels des adultes ne survivraient pas ou perdraient la raison.
Nos héros surmonteront l'épreuve mais - comme d'habitude - y laisseront une part de leur cœur, un fragment de leur âme, et scelleront leur destin. Encore une fois.

Et cela recommencera. Lorsque l'intégrité du groupe sera menacée alors même que leur épopée ne faisait que commencer. De nouveaux adversaires apparaîtront, redonnant un caractère plus science-fictionnesque au livre. Outre les personnages, Stephen King se fendra de quelques descriptions apocalyptiques, de visions dantesques et nous laissera entrevoir toute la densité de ce monde se précipitant lentement vers sa perte.
A suivre donc, évidemment.

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • L'esprit de la quête reprend son cours.
  • La dramaturgie enfle, on vibre littéralement avec nos héros qui souffrent.
  • Les personnages décrits minutieusement deviennent terriblement familiers.
  • Une plus grande fluidité dans le déroulement de la lecture.

  • Une impression gênante de faire parfois du sur-place.
  • D'où une certaine frustration.
  • Des enjeux capitaux mis de côté au profit du suivi du groupe.
  • La sensation d'inachevé lorsqu'on parvient à la dernière page.