En route vers la Tour Sombre : étape finale
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Oui, je sais.

Je sais que j'ai mis le temps avant d'écrire la conclusion de cette saga. Cela dit, j'ai mis du temps à lire les deux derniers romans. Non qu'ils soient fastidieux (comme pouvait l'être les Deux Tours, par moments) ou inintéressants, bien au contraire. D'ailleurs, plus je me rapprochais de l'échéance, la fin attendue de cette quête aussi épique qu'existentielle, plus je trépignais tout en redoutant deux choses terribles :

  • que la conclusion ne soit pas à la hauteur des enjeux avancés, des destins tragiques des protagonistes (comme ce fut le cas dans plusieurs des romans de Stephen King, comme le Fléau) ;
  • que la conclusion soit à la hauteur et qu'on en vienne à comprendre, à assimiler le fait, effroyablement triste, que c'en est fini. Terminé. Échu. Que ces héros fascinants que nous avons suivis, que nous avons appris à connaître, à aimer, à admirer, avec lesquels on a tremblé, vibré, pleuré et ri, eu peur et sauté de joie, ces compagnons du voyage immobile de la lecture s'en retournent dans ces pages, perdent leur tangibilité émotionnelle et finissent par ne plus exister que dans des souvenirs forcément traîtres et voués à se décomposer en instants précieux, en moments de gloire et en images éthérées.

Je sais aussi que ce n'est pas très poli de parler de la fin avant de raconter la trame. Et je sais fort bien que j'ai oublié d'abord d'évoquer l'avant-dernier roman, le Chant de Susannah, qui poursuivait les événements enclenchés dans les Loups de la Calla avant que tout ne s'accomplisse dans la Tour sombre. Oui, donc mea culpa, et tout ce qui s'ensuit.
On avait laissé nos héros, les membres du ka-tet de Roland flanqués du Père Callahan (personnage directement issu de Salem), savourant (mais pour une durée ô combien trop courte) leur victoire sur ces êtres malfaisants qui capturaient les enfants du village de Calla Bryn Sturgis. Cela aurait même pu être une victoire totale, à inscrire dans les livres d'Histoire vu le rapport des forces engagées, s'il n'y avait eu à déplorer quelques pertes - et la disparition de Susannah. Car ce que pressentait Roland, que Jake avait fini par découvrir avant Eddie, c'est que l'entité qui commençait à ronger la psyché de leur amie, cette Mia aussi diabolique que naïve, ne finisse par prendre le dessus afin de s'occuper du petit être qui grandissait en son sein. Susannah est sur le point d'accoucher, et elle le fera ailleurs. Là où des individus maléfiques (ceux-là même qui étaient à l'origine des raids des "Loups") attendent la venue au monde d'un héritier qui fera trembler les fondations même de l'univers. Sorte d'Antéchrist vouant une haine atavique envers le Pistolero, ce "p'tit gars" est tout à la fois l'enfant de Susannah et celui d'une autre. Mettez-vous donc à sa place : à l'heure des choix cruciaux, lorsque sera venu le moment de débarrasser le monde de cette "chose" qui a grandi en son sein, comment pourra-t-elle se résoudre à le tuer, quand bien même elle sache tout le mal qu'il peut engendrer ?
Le Chant de Susannah se veut un récit intermédiaire avant le temps des grandes résolutions, la course-poursuite entre une Susannah qui s'est auto-kidnappée et ses amis obligés d'user d'artifices afin de la retrouver dans notre monde à nous (mais encore faut-il parvenir au bon endroit... et à la bonne époque). Le ka-tet auparavant uni se retrouve scindé en trois équipes : un guet-apens d'une violence inouïe est tendu à Eddie et Roland, qui n'échapperont à la mort que grâce à leur expérience, leurs facultés hors du commun et une certaine dose de chance, tandis que Jake et le Père Callahan sont malgré eux aux trousses de leur amie qui fait ce qu'elle peut pour laisser des indices en tentant de se concilier la créature qui occupe son corps. 
Tout va très vite, et on finit même par avoir le tournis entre les événements, les rêveries, les scènes d'introspection, l'enquête et la traque, d'autant que l'écrivain use de plus en plus de cette manière si particulière d'apostropher le lecteur, d'attirer son attention en s'adressant directement à lui, puis se met, carrément, en scène, devenant de facto un personnage de la saga qu'il écrit. Imaginez un peu l'attitude d'un Pistolero éprouvé par le sort et par les tragédies qu'il a traversées (ainsi que par la perte de tant d'êtres chers) faisant face à son "créateur" ! C'est à la fois déroutant et hypnotique. On comprend la démarche, qui, toute réflexion faite, s'avère parfaitement logique du point de vue du récit, mais on ne peut s'empêcher de trouver tout cela un peu... factice, suffisant. Là où les grands auteurs de SF se sont évertués de construire, sur la fin de leur vie, un univers cohérent tentant de relier entre elles des œuvres pas forcément concomitantes, Stephen King va plus loin puisqu'il explique comment l'œuvre elle-même est née, comment il en est devenu, non pas le géniteur, mais le conteur, le récitant, le conduit par lequel le ka s'exprime et modèle la réalité, toute vacillante qu'elle soit. Une annexe surréaliste nous propose d'ailleurs des extraits de son journal intime, dont certaines entrées permettent d'apporter un nouvel éclairage à certains des faits narrés dans la saga. Sa lecture est irrésistible et constitue une sorte d'apothéose ironique.

Malgré la fatigue, malgré l'âge, malgré les vies qu'il a consumées à poursuivre sa quête, Roland entrevoit alors le plan ultime qui lui permettra, peut-être, de parvenir à ses fins. Il sait qu'il y aura de la casse, il sait qu'il y aura des pertes. Un homme tel que lui, qui a transcendé le statut même de héros, est plus ou moins capable d'entrevoir la course des événements, tout en claironnant qu'il n'a aucune emprise sur l'itinéraire tracé pour lui par le destin. Il lui faut donc s'organiser avant de rassembler ses ouailles, avant l'ultime effort. Son champ d'action se réduit d'autant plus que la naissance, qu'il ne pourra empêcher, de Mordred, ce fils honni voué à sa perte, complique davantage la mission qu'il s'est donnée.
La Tour Sombre s'ouvre sur une tragédie, terrible et cruelle... et il en sera ainsi jusqu'à la conclusion de la saga. L'auteur (le vrai, le nôtre, mais après tout, ne sommes-nous pas finalement des personnages de l'histoire ?) nous a déjà prévenus, anticipant notre désespoir et notre désolation : chacune des étapes qui mèneront finalement Roland au pied de la Tour verra la mort de l'un de nos héros. On a beau s'y préparer, lorsque cela survient, c'est épouvantable. Ce septième volume se pare ainsi de moments de tristesse infinie et réussit à conserver une pudeur et une élégance incroyables jusque dans les instants les plus sombres, au point qu'on aimerait que tout finisse au plus vite, qu'on arrête de voir nos amis souffrir et périr, alors qu'en même temps on souhaiterait que cela ne se termine jamais. On en ressort tour à tour effondré et comblé. Ce diable d'écrivain se révèle par là-même profondément pervers, nous ayant fait partager les pensées les plus intimes de ses protagonistes, nous ayant familiarisé avec eux, appris à les apprivoiser, à les apprécier, à les aimer avant que de nous les ôter, de les oblitérer, de les retirer de l'existence, parfois avec brutalité - avec cette soudaineté vicieuse dont font preuve les plus grands metteurs en scène - parfois lentement, avec une once d'attendrissement solennel, nous laissant savourer les derniers mots, les derniers souffles de celui ou celle qui se meurt et nous quitte.

J'avoue que certains chapitres étaient justement si profondément justes dans leur ton, malgré l'atrocité des événements qu'ils dépeignaient, que cela m'a plusieurs fois réconcilié avec cette sorte d'arrogance de démiurge qui nous fait entrevoir la trame même de l'univers décrit, les ficelles qui sous-tendent chacun des actes des personnages. Ainsi, le lecteur entre et sort du roman, et passe de l'agacement à l'émerveillement, du doute à la passion dans un maelström d'émotions complexes et parfois antagonistes. Il y a quelque chose de sagement échevelé dans la façon dont se précipite la quête, avec nos survivants qui se dépêchent avec lenteur, évitant la plupart des pièges tendus tout en y laissant, chaque fois, une part d'eux-mêmes.
En avançant, toujours, malgré le poids des remords et de la culpabilité, le groupe du Pistolero devra d'abord tenter d'éviter que la réalité ne s'effondre en empêchant le sabotage des piliers de l'univers. C'est là qu'interviennent des personnages issus d'autres textes de l'auteur, par exemple Cœur perdu en Atlantide. A nouveau, on aura droit à un haut fait d'armes, à un plan minutieusement échafaudé, à des risques calculés pris en toute connaissance de cause et à une bonne grosse dose d'héroïsme... et d'injustice. Car chez Stephen King, ce n'est pas parce qu'on est du côté des bons et qu'on est prêt à tout qu'on survit forcément. La mort planait déjà au-dessus de leurs têtes, l'inéluctabilité les suivant pas à pas, quoi qu'ils entreprennent. Tandis que, dans l'ombre, tapi, léchant ses blessures, Mordred attend son heure...

Il y aurait tant à dire sur la saga en elle-même, décousue, haute en couleur, emplie de séquences effrayantes et formidables, irrésistiblement passionnante, sur ce style qui s'affermit, se fluidifie, se réoriente et s'amuse parfois de ses propres travers. Et sur cette fin, surtout, qu'il nous propose, sèche, multiple et symbolique, nous certifiant qu'elle est seule valable, nous poussant, nous lecteurs, à reconnaître nos torts d'en vouloir davantage avant, malgré tout, de céder et de nous livrer une postface façon séquence post-générique tendre, fugace et lénifiante. Allons, ce vieux grigou a tout de même un cœur...
Pour ceux qui se seraient un peu perdus dans tous ces propos, par l'apparente complexité du Kingverse dépeint au travers des 7 livres de la saga, Neault vous avait concocté il y a quelque temps un Guide de lecture fort bien fait qui vous aiguillera (et vous aiguillonnera aussi, sans doute ! ses propres conclusions sur la saga sont à découvrir dans cette chronique).
On ne sort pas indemne de cette lecture. Triste, sans doute. Ému. Enrichi et fatigué. Certainement pas satisfait bien qu'un peu réconforté. Ces héros qu'on a glorifiés nous hanteront. Et, avant même de lire la Clef des vents (une œuvre écrite plus tard mais qui prend place avant les Loups de la Calla), je sais déjà une chose : je relirai la Tour sombre. Parce qu'il ne peut en être autrement.

J'en profite pour signifier mon impatience, mais également mon extrême attention, devant le projet de série TV sur la saga. Il semble que ce soit un projet mûrement réfléchi, avec une réelle volonté d'adapter le matériau et non de le transposer tel quel, et les acteurs constituent une véritable plus-value (même si on aurait TANT aimé que ce soit avec Clint Eastwood !).


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Grandiose. 
  • Épique.
  • Terrifiant. 
  • Passionnant.
  • Ambitieux.

  • Triste.
  • Déroutant.
  • Frustrant.
  • Arrogant.
  • Fini.