Schumacher, Malraux, l'Art et la Foule
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Voilà que les excuses deviennent une mode chez les auteurs lorsque leur œuvre n’a pas eu l’heur de plaire au grand-public. Une pratique aussi inquiétante qu’absurde sur laquelle il convient de revenir. Encore et encore.

Après le pauvre Ben Ramsey, scénariste de Dragon Ball Evolution, qui avait présenté ses excuses après avoir été menacé de mort par des « fans » ayant le QI d’une soupe à la tomate en train de refroidir, après les romanciers qui consultent des « experts » pour ne pas risquer de choquer leurs fragiles lecteurs (cf. Mendeleïv vs la Police de l'Écriture), c’est au tour de Joel Schumacher de présenter ses excuses officielles et de faire acte de repentance pour son Batman & Robin.
Précisons tout de suite un point capital : que le film soit bon ou pas (et en l’occurrence, il est vrai qu’il est plutôt naze) n’a aucune importance.

D’une part un auteur (réalisateur, romancier, scénariste, compositeur, bref, un créatif) a le droit de se tromper, de proposer des choses à contre-courant, d’expérimenter et même de faire des daubes alimentaires. Si l’on est en face d’un manque de travail flagrant ou de sérieux, la presse ou les spectateurs peuvent bien entendu exercer leur droit à la critique, c’est la règle. Mais les menaces, les insultes et le harcèlement ne font pas partie des réactions acceptables.
D’autre part, un auteur ne doit rien à personne. Il devrait s’excuser de quoi ? Auprès de qui ? Si ce qu’il fait est merdique, ça ne se vendra pas, la voilà la sanction véritable.

En prenant le risque de s’excuser, certains tombent dans un engrenage très dangereux qui laisse à penser aux plus cons déséquilibrés qu’ils sont en droit d’exiger quelque chose. On voit pourtant mal sur quels critères cette exigence pourrait se baser. L’art, bien que reposant sur des bases techniques dont on peut juger la présence et la pertinence, est également subjectif.
Cette dictature molle de la masse, encouragée par les comportements de meute issus du net et le sentiment d’impunité qu’ils procurent, n’est bien évidemment en rien légitime, mais pire, elle peut conduire à terme à une uniformisation créative, plus aucun auteur n’osant sortir des rails attendus par peur de l’ire de la plèbe.
Imaginez un monde cinématographique où chaque film serait calibré sur le cahier des charges Marvel actuel par exemple. Est-ce que l’on a vraiment envie de ne voir que des longs-métrages mièvres, prévisibles au possible, sans une once d’originalité, avec des vannes misérables qui feraient passer les pires répliques des années 80 pour le summum de l’écriture ?
Eh bien pour que ça n’arrive pas, les auteurs doivent être libres. Libres aussi de faire de la merde pour pouvoir, avec la même liberté, aller là où on ne les attend pas, innover, désarçonner, surprendre, bref, faire leur métier de Conteurs.  

Surtout, dans le cas de ce pauvre Joel Schumacher, on se demande ce qui lui a pris. Je sais bien qu’il n’est plus tout jeune, m’enfin, 20 ans après, ça sert à quoi de remettre ça sur le tapis, pour s’excuser en plus ? On assume les trucs qu’on fait, enfin !
Et, à moins d’avoir soldé ses couilles sur ebay, on ne s’excuse pas sous prétexte que des abrutis vous le demandent ! Au contraire. Tu bouscules quelqu’un dans la rue, OK, tu t’excuses. Tu fais un film qui ne plait pas, ben c’est ton droit. Tu n’as lésé personne, t’as juste fait ton job.
Je suppose que dans la meute de ceux qui ricanent le plus fort il doit y avoir des électriciens parfaits, qui n’ont jamais salopé une installation, des boulangers parfaits, qui n’ont jamais raté une baguette, des conducteurs de bus parfaits, qui n'ont jamais eu aucun accrochage avec leur véhicule, et bien entendu l'immense horde des fans parfaits qui, sous prétexte d'aimer un personnage, en viennent à vouloir le confisquer, comme si leurs attentes compulsives pouvaient faire office de copyright.

Pourquoi les réalisateurs (et les auteurs en général) devraient-ils être tenus à un résultat quelconque ? Lorsque vous allez voir un film, que vous vous rendez à un concert, que vous achetez un livre, vous faites un pari. Vous vous dites, « je pense que ce truc va me plaire ». Parfois, c’est le cas. D’autres fois, non.
Parfois, les raisons de la colère (ou de la déception) sont évidentes et scandaleuses : le chanteur est arrivé bourré sur scène, sans pouvoir articuler une parole intelligible, le réal se tapait complètement du jeu des acteurs et voulait terminer au plus vite un film de commande, Christine Angot avait encore une fois l’impression que raconter son quotidien avec vulgarité et sans aucun respect pour la langue qu’elle torture pouvait faire office de livre. Mais, tant pis, c’est leur droit. Il suffit de ne plus leur faire confiance, de ne plus aller voir leurs films, leurs concerts, de ne plus acheter leurs livres.
Aussi nul qu’il soit, un artiste n’a pas à s’excuser de tenter de faire son job.

Revenons un instant sur la suite des déclarations de Joel Schumacher (cf. cet article des Inrocks par exemple). Le réalisateur se plante de belle manière en évoquant l’évolution des films Batman. Il dit notamment que, si l’on compare les films de Nolan aux siens, l’on peut constater l’évolution des goûts du public (faux) et qu’une version « divertissante et familiale » comme la sienne n’est plus possible (faux).
Schumacher se trompe en premier lieu en croyant voir dans l’évolution des techniques narratives la simple expression du goût du public. Ce n’est pas ça du tout. Les gens ne veulent pas forcément du sombre et du réaliste, il n’y a qu’à voir le succès de certaines comédies. Simplement, on ne peut plus raconter les histoires aujourd'hui comme on le faisait dans les années 80 ou 60. Et ce n’est pas une question d’orientation ou de style (réaliste/burlesque, sombre/léger). Toutes les approches sont encore possibles, mais en tenant compte non de l’évolution du goût mais de l’évolution du monde.

Si l’on prend les premiers Spider-Man de Stan Lee, avec des origines torchées en quelques cases pour laisser place à de l’action farfelue, objectivement, dans l’absolu, ce n’est pas terrible. Mais, à l’époque, ça fonctionnait.
Si l’on prend des films ayant cartonné dans les années 80, Top Gun, Die Hard, l’on voit aujourd'hui qu’ils sont bourrés de clichés énormes, typiques de l’époque.
Toutes les œuvres ne vieillissent pas « mal », certaines sont intemporelles parce qu’elles n’empruntent que peu à leur présent. Alien par exemple, de Ridley Scott, est plus moderne que Aliens, sa suite. Pourtant, James Cameron a fait un bon film et c’est un excellent réalisateur, mais Aliens possède trop de codes « marqués » (la testostérone des Marines, le lieutenant incompétent, le salaud prévisible, les répliques « humoristiques » totalement improbables) pour être vu au premier degré 30 ans après. Étant adolescent, je considérais Aliens bien supérieur au premier opus. Aujourd’hui, je constate que c’est faux. Ce n’est pas un mauvais film, et il ne s’inscrit même pas dans le même genre que le premier, mais narrativement, il n’a pas les mêmes qualités.


La technique narrative n’a rien à voir avec le genre, le fond ou l’atmosphère de ce que l’on raconte. Enfin, si, d’une certaine manière, mais la qualité de la narration n’influe pas sur ce que l’on a décidé de mettre en scène. On peut être vieillot en étant « sombre ». Et l’on peut être moderne ou intemporel en étant « léger ». Par contre, il est vrai que certaines facilités autrefois sur-employées ne passent plus de nos jours, mais il s’agit là plus de vraisemblance que de réalisme.   
C’est assez surprenant qu’un technicien comme Schumacher ne fasse pas clairement la distinction entre tous ces domaines. À moins que ses propos aient été un peu trop résumés, voire tronqués, par la presse.

Bref, pour en revenir aux excuses, c’est assez désespérant. On vit dans un monde où n’importe qui se permet n’importe quoi sous prétexte qu’il est planqué derrière un écran. Et jamais ces gens-là, trop heureux de jouer les caïds virtuels alors qu’ils rasent les murs et baissent les yeux dans le réel, ne s’excusent.
Par contre, des auteurs bradent leur dignité et oublient tout sens commun en présentant des excuses indues, pressés par une foule dont on sait pourtant qu’elle est la mère des tyrans.
Cette foule, il ne faut jamais rien lui céder. Car l’on ne crée pas pour plaire, mais, comme l’a dit Malraux, peut-être bien pour soustraire au temps quelque chose et suggérer un monde de vérités au regard duquel toute réalité humaine n’est qu’apparence. Ah, c’est un poil lyrique et grandiloquent, j’admets, mais c’est du Malraux, niveau intérêt du fond et élégance de la forme, ça en jette quand même plus que du Matt Pokora bordel !

Ceux qui recueillent les faveurs de la foule sont comme des esclaves qui auraient des millions de maîtres.
Christian Bodin