la Première Loi, par Joe Abercrombie
Publié le
25.2.18
Par
Vance
Ce n'est pas la première fois que l'auteur Joe Abercrombie est traité sur UMAC : Nolt s'était fendu d'une chronique tout à son avantage concernant un roman (Les Héros) situé dans le même univers que La Première Loi mais indépendant de la trame principale (quoique sa présentation puisse occasionner quelques spoilers pour ceux qui n'auraient pas encore lu la saga susdite).
Il va de soi qu'il vaut mieux, pour des raisons de continuité, s'essayer d'abord à la trilogie avant d'envisager la lecture des annexes. Celle-ci est constituée de trois tomes publiés en France en 2007 chez J'Ai Lu, puis réédités chez Pygmalion une première fois et, tout récemment, chez Bragelonne qui a également en charge les romans indépendants fondés sur le même univers) : même traductrice, qui a fait du bon boulot, mais quelques différences notables, à commencer par les titres des volumes (L'Éloquence de l'épée est devenu Premier Sang, par exemple). Nous en reparlerons.
Sans être révolutionnaire (mais combien d'œuvres de fantasy le sont depuis Tolkien ?), les livres constituant l'intégrale de la Première Loi ont réussi à s'immiscer dans le panthéon du genre, et relativement rapidement. Sans user des artifices habituels grâce auxquels on reconnaît souvent ce type d'ouvrages (des cartes du monde en début de volume, des parties plus ou moins intégrées au corpus concernant son passé mythique, des glossaires ou galeries de personnages voire des tableaux généalogiques - quand ce ne sont pas des extraits de légendes ou d'épopées), Abercrombie dépeint les grandeurs et décadences de royaumes et d'empires par le truchement de personnages aussi divers et charismatiques que souvent pathétiques.
C'est assurément son point fort, cette façon de faire avancer différentes lignes narratives attachées à des héros atypiques tout en les faisant doucement converger les unes vers les autres afin de dévoiler une intrigue sous-jacente révélant le destin d'un univers. On le voit, rien de bien nouveau (le découpage "un chapitre/un point de vue" étant connu des lecteurs du Trône de fer), mais c'est dans le choix de ses protagonistes et la manière de s'insérer dans leur quotidien (ou carrément leurs pensées intimes) que se révèle l'incontestable talent de l'auteur britannique. Que ce soit Neuf-Doigts, ce chef de clan nordiste au passé hanté par des actes de violence inouïe, éternel survivant dans les conflits agitant la lisière septentrionale de l'Union ; Bayaz, s'évertuant à faire croire qu'il est bien le Premier des Mages et a vécu à l'époque ou des demi-dieux ont façonné la réalité ; Ferro Maljinn, une ancienne esclave des déserts du sud, irascible et haïssant à peu près tout le monde ; le capitaine Jezal, un petit noblaillon tout mignon rêvant de gloire mais faisant dans ses hauts de chausse à l'idée d'affronter un champion au cours d'un tournoi d'escrime ; enfin et surtout cet Inquisiteur, au corps meurtri par des années passées dans les geôles ennemies, sans pitié dans ses interrogatoires mais non sans raison. Tous vont finir par se croiser, œuvrer ensemble ou contre les autres et tâcher parfois de conjuguer leurs efforts alors que tout les oppose.
C'est sombre, cruel, parfois hystérique, souvent ironique. Et violent, sans être déraisonnablement gore. Ça se lit aisément, avec cette sorte d'efficacité abrupte qu'on trouvait chez Gemmel, bien que plus acide, plus éloquente.
C'est là que le parallèle avec l'appréciation de Nolt n'est pas inintéressant lorsqu'il évoque le style "élégant et percutant" du roman qu'il avait apprécié (Les Héros). Si le premier tome de la trilogie (intitulé Premier Sang dans sa seconde édition française) est loin d'être à la hauteur de ses éloges (manquant justement d'élégance, trop sec ou répétitif), on s'aperçoit que cela s'améliore dès le deuxième avec davantage de richesse dans les expressions et les descriptions, des caractères plus fouillés et des dialogues piquants. Il est incontestable que le jeune écrivain progresse de livre en livre, développant autant ses intrigues tortueuses que son écriture. Les relations entre les personnages ne manquent pas de sel et l'auteur parvient souvent à nous surprendre avant de nous rassurer, tout en ne manquant jamais de nous faire partager les sombres pensées qui les agitent. Il use en outre d'une technique particulière avec son Inquisiteur, Sand dan Glotka (renommé Glokta dans les volumes édités chez Bragelonne qui multiplient d'ailleurs les approximations et les coquilles - curieusement, alors qu'il s'agit de la même traductrice, les noms sont parfois modifiés : le Sinistre devient Harding Grim, le Sanguinaire devient le Neuf Sanglant, la cité de l'Agriont perd son déterminant) en modifiant la typographie pratiquement à chaque paragraphe pour révéler les impressions à chaud de l'individu, comme une voix intérieure permanente et audible aux lecteurs, à la manière d'un Paul Atréides dans Dune.
Moins poétique et engagé que Moorcock, moins profond et littéraire que Le Guin (deux auteurs auxquels il aime se référer), Abercrombie nous livre ici une pourtant très bonne saga dans l'air du temps, enlevée, haute en couleur, dotée de personnages inoubliables voguant vers un destin aussi pervers que grandiose - qui ont fini d'ailleurs par être adaptés en comic books, affaire à suivre.
Après les 200 premières pages un peu mornes, tout s'accélère alors que les têtes tombent et les mystères se dévoilent, en annonçant d'autres encore plus palpitants. Et ça devient, malgré soi, passionnant.
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