Labyrinthe, de Kate Mosse
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Au mois de juillet 2005, le docteur Alice Tanner, jeune Anglaise diplômée en littérature médiévale, se trouve dans la région de Carcassonne pour y participer à titre bénévole à des fouilles archéologiques dans le secteur du pic de Soularac à la demande d’une vieille amie. Un hasard extraordinaire lui fait découvrir l’entrée d’une grotte dans laquelle elle tombe sur les squelettes de deux corps enlacés, au pied d’une paroi comportant des signes inconnus qu’il lui semble pourtant pouvoir déchiffrer. 
Immédiatement, une enquête se met en place et Alice se rend compte qu’elle vient de mettre un pied dans un engrenage terrifiant : les morts et les disparitions se multiplient autour d’elle et elle ne sait plus à qui se fier. D’autant qu’on l’attend à Carcassonne même afin d'y discuter d’un étrange héritage et que ses rêves sont de plus en plus peuplés d’étranges mais précises visions d’un passé où elle suit l’histoire d’Alaïs, jeune occitane de 17 ans vivant dans la cité en juillet 1209 (au tout début de la croisade contre les Cathares), et à qui son père remet un manuscrit qui mènerait au secret du Graal. A huit siècles d’intervalle, les deux femmes se retrouvent inextricablement liées à la préservation de ce mystère convoité par des puissances obscures et sans scrupules, contenu dans trois livres, un anneau et un trésor inestimable.

Voici un roman qui, s'il n'est pas toujours aisé à lire, saura accrocher les plus acharnés, désireux d'aller au bout de cette quête littéraire. La structure de ce récit est aujourd’hui assez classique : on suit, comme dans un montage alterné au cinéma, les aventures parallèles de ces deux femmes au prénom si proche et unies par bien davantage que le goût pour l'étrange. Alice est décidée, fière et plutôt indépendante, ce qui la rapproche de son double, cette jeune Alaïs, fille de l’intendant du vicomte Trencavel, avide de savoir et riche d’une foi et d’une fidélité inébranlables.
Alors qu’Alice se retrouve, malgré elle, embourbée dans une affaire qui la dépasse, dans laquelle les officiers de police semblent étonnamment soucieux de sa sécurité et où de nombreux personnages s’intéressent de trop près au fruit de ses découvertes tandis que les filatures et les surveillances ne lui laissent aucun répit, Alaïs vit de l’intérieur la montée des tensions dans les cités du Pays d’Oc qui, en raison de leur tolérance envers le catharisme, s’apprêtent à subir de plein fouet la hargne et la soif de conquête des seigneurs du Nord ; ces derniers, sous couvert de la Croix, sont sur le point de prendre possession des riches terres du Sud, soutenus par l’Église et la Couronne de France. Les pourparlers se multiplient, les alliances se font et se défont : Trencavel se verra débouter par son oncle, le comte de Toulouse, et même par son suzerain, le roi d’Aragon, mais il demeurera solide dans sa volonté de défendre sa cité bien-aimée contre l’host français. Ce dont il ne se doute point, c’est que certains seigneurs du Nord se rendent en ses terres pour s’emparer des livres détenus par les gardiens d’un secret millénaire, remontant à la lointaine Égypte et dont le savoir scellé parmi les symboles cabalistiques permet d’entretenir l’espoir d’une vie éternelle… La Connaissance, le Pouvoir dont les puissants ne sont jamais rassasiés.

Image tirée de la mini-série produite par Ridley Scott (2014).

Alaïs, instruite de ce secret par son père, l’un des Gardiens, deviendra ainsi une personne trop importante aux yeux des traîtres qui cherchent à mettre la main sur le Graal : ces dits traîtres sont partout, dans sa cité, dans sa maison, et dans sa famille même. Elle préférera recourir aux services de Sajhë, un gamin des rues qui s’est entiché d’elle, et d’Esclarmonde, une vieille guérisseuse qui l’a vue grandir, plutôt que de s’attarder auprès de sa sœur, trop belle et trop ambitieuse, voire de son jeune mari, Guilhem du Mas, valeureux guerrier prêt à en découdre avec l’ennemi.
Alors que la chute de la fière cité de Carcassonne semble inéluctable, Alaïs échafaudera les plans les plus ingénieux et désespérés pour s’enfuir, afin que la promesse faite à son père de préserver le secret millénaire soit tenue. Des contreforts de Pyrénées aux forteresses cathares, jusqu’à Montségur, elle partagera le sort de ces milliers de malheureux qui n’avaient d’autre tort que celui de chercher le bonheur dans une conception plus humaniste que chrétienne de leur religion.
Car le catharisme, sans être véritablement au centre de l’ouvrage, est largement abordé : les Bons homes, comme ils aimaient à s’appeler, ou les Parfaits, sont décrits au travers de leurs habitudes, leurs prières et leur attitude aussi résignée que respectable. Martyrs de la foi, ils paieront cher leur attachement à des valeurs rejetées par l’Église de Rome : il ne fait pas bon s’en prendre aux dogmes en place alors que les Croisades battent leur plein. Pour autant, ainsi que le souligne l’auteur dans un rappel historique en préambule, c’était la première d'entre elles organisée sur un sol européen. Et elle devait mener, assez vite, à la création de la Très Sainte Inquisition.

Alaïs n’est point une Cathare, pourtant, pour les avoir côtoyés, elle les comprend, les défend et partage nombre de leurs points de vue. Par son biais, leur hérésie apparaît transfigurée, sorte de manichéisme bon enfant s’inspirant des Bogomiles et des Zoroastriens. Peut-être y a-t-il un peu de complaisance dans les phrases de Kate Mosse, romancière britannique tombée amoureuse (comme tant d’autres !) de cette région où l’esprit des Parfaits imprègne encore chaque pierre, chaque brin d’herbe, chaque cours d’eau. L’auteur a d’ailleurs – quelle chance elle a ! – une maison à Carcassonne dont elle sait décrire, avec un plaisir évident, chaque coin de rue, chaque façade, avec un soin méticuleux doublé d’une sorte de vénération. Les visites et courses-poursuites d’Alice Tanner n’en paraissent que plus réalistes, d’autant qu’elles éveillent en chaque touriste, chaque explorateur amateur, l’écho de visions similaires : Carcassonne est si belle, savez-vous ? Certes, la cité surplombant fièrement la vallée où s'étend la ville moderne n’apparaît aujourd’hui que comme une maquette grandeur nature relativement fidèle (en tout cas conforme aux visées de Viollet-le-Duc) mais elle rayonne d’une histoire pleine de rebondissements, entre alliances et mésalliances, dans une région tiraillée entre l’Aragon, le comté de Toulouse et la Provence, où les secrets pullulèrent (Rennes-le-Château n’est pas loin, à peine une heure de route, ainsi que le donjon d’Arques et le paysage des Bergers d'Arcadie, fameux tableau "à clef" de Nicolas Poussin – les connaisseurs apprécieront – alors que le spectre morbide des châteaux cathares se profile à l’horizon) et au sein de laquelle les chasseurs de trésors n’hésitent pas à retourner la terre, explorer les tombes et interroger, d’un regard empli de fols espoirs, les pierres gravées, les chemins de croix codés, les ruines silencieuses et les doyens de chaque village. Tant qu’ils cessent de faire sauter, çà et là, des pans de muraille ou de rochers, laissons-les rêver : après tout, une rumeur persistante nous rappelle que Marie et Joseph d’Arimathie auraient abordé ces côtes après avoir quitté une Galilée vouée aux gémonies après la Crucifixion du Messie : l’une aurait été porteuse d’un enfant pouvant changer la face du monde ; l’autre aurait eu sur lui la coupe ayant recueilli quelques gouttes du précieux sang du Christ. La Coupe de l’Alliance Éternelle. La Coupe du Graal. Si on y rajoute les commanderies templières établies dans le secteur, le trésor des Wisigoths, les mines d’or (à présent épuisées) des Romains et les millions de francs dénichés par le curé Béranger Saunière, il y a de quoi faire tourner la tête aux chercheurs de tous poils.

Vue de Carcassonne à destination des lecteurs britanniques qui ont aimé le livre.

Toutefois, et très sagement, Mosse s’en tient à son récit : sur fond de catharisme, explorant le destin tragique de ceux qu’on nommait également les Albigeois, elle délivre ce qui s’avère être une belle histoire d’amour ; amour d’une jeune femme un peu trop idéaliste pour un mari qui la trahira, amour d’un garçon pour celle qui ne le verra jamais que comme son ami, amour d’une dame pour un pays auquel elle se sent confusément appartenir. Alice, cherchant à échapper à la machination dont elle est le centre, voudra également connaître le sort de sa double du passé : leur destin se nouera, là, au pic de Soularac, à 800 ans de distance, sous l’influence de ceux qui cherchent à s’ancrer dans l’Histoire jusqu’à en devenir immortels. Néanmoins, le Graal est-il fait pour eux ?

Gérard Marcantonio a su à l’évidence traduire agréablement ce texte où l’auteur s’est volontairement embarrassé de tournures anciennes (« Votre jambe vous douloit-elle encore ? ») et de termes occitans (un glossaire nous le rappelle en fin d’ouvrage). Cela nuit parfois au rythme, qui se délite à la fin du premier tiers, d’autant que les deux héroïnes sont un peu dans l’expectative, Alice ne sachant pas du tout quoi faire et Alaïs se retrouvant quelque peu éclipsée par les considérations politiques. On aimerait parfois les pousser, les aiguillonner dans leurs recherches. Cependant, assez habilement, Kate Mosse entretient un certain suspense par l’intervention de personnages œuvrant dans l’ombre et qui en savent bien davantage que les protagonistes. Ainsi, la quête d’Alice nous apparaît-elle plus confuse que celle d’Alaïs, au point qu’il faille l’intervention d’un tiers pour nous en narrer une partie. Alice est ainsi un peu le point faible du livre, on a du mal à s’identifier à elle, à ses relations un peu floues, d’autant que son passé semble la lier à celle qu’elle voit en rêve. Sa relation avec Will apparaît du coup d’autant plus artificielle.
Pourtant, l’intérêt demeure grâce à l’Histoire et, même si les pérégrinations d’Alaïs vont de pair avec des descriptions un peu lourdes, elles se trouvent au contraire enrichies par l’emploi intelligent (car parcimonieux) de l’occitan.

Fruit d’un important travail historique, best-seller européen en 2005, traduit en trente-six langues, Labyrinthe manque de cette sapience inégalable et de ces trop nombreuses références qui ressortent des écrits d’Umberto Eco, mais ravira les amateurs d’histoire mystérieuse qui ont apprécié le Da Vinci Code, même si l'on peut regretter son manque de fondement scientifique.
Une autre vision du Graal, qui peut décevoir et frustrer, mais qui permet surtout de recevoir l’illumination : on n’a qu’une hâte, retourner en pays d’Aude, en terre cathare, et y goûter en toute quiétude à des matins ensoleillés au pied de remparts millénaires.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une quête évidemment stimulante : le Graal !
  • Une description amoureuse de la région de Carcassonne, qui saura vous persuader d'y aller, ou d'y retourner.
  • Un style agréable rehaussé par une utilisation intelligente d'expressions en occitan.

  • Un personnage (Alice) manquant de tonus et de caractère.
  • Un rythme inégal et parfois mou.
  • Un sujet passionnant mais une conclusion (forcément) décevante.