Hard Boiled
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Voici un cas surprenant dans mon parcours de lecteur. En effet, si je suis venu à Hard Boiled, ce n’est pas pour (ou par ?) Frank Miller (lire par ailleurs le dossier que Nolt lui a consacré). Et pourtant ! J’ai assez travaillé sur le bonhomme pour que cela fut un choix évident.

En fait, c’est en me repenchant sur la carrière de Juan José Ryp, ce remarquable artiste qui m’avait vraiment époustouflé dans ses albums conçus avec Warren Ellis (comme No hero ou Black Summer) ou dans son travail sur la série Clone, que j’ai trouvé plusieurs références au style d'un certain Geoff Darrow, un dessinateur qui partage avec lui (mais avec quelques années d’avance) la même propension à saturer les cases de myriades de détails, parvenant presque à fatiguer le lecteur et conférant à l’œuvre ainsi illustrée un indéniable « plus-produit » qui la rend forcément plus intéressante que d’autres après la première lecture. 

Ce souci du détail s’accompagne également d’une recherche constante de réalisme - malgré un penchant prononcé pour des récits de science-fiction ou purement fantastiques, ce qui rapproche ces deux dessinateurs d’un George Pérez. La précision du trait, le dynamisme des postures sont communs, même si Ryp et Darrow vont nettement plus loin dans la violence, voire le gore, et optent pour un découpage plus dynamique qui lorgne vers le cinéma.

Voici donc deux grands noms de l'art des bulles réunis en 1991 sur un projet commun qui leur vaudra dans la foulée une pluie de louanges et de prix (dont l'Eisner Award) : dans un décor rétro-futuriste, Miller & Darrow nous invitent à suivre les tribulations d'un certain Carl Seltz, enquêteur pour des assurances, père de famille vivant paisiblement en banlieue avec sa sublime femme et ses deux enfants. Du moins, paisiblement si l'on excepte ses rêves étranges et éprouvants dans lesquels, sous couvert d'identités fluctuantes, il livre des combats sans merci face à d'innommables forces occultes. Peut-être n'est-il pas celui qu'il pense être... ou simplement CE qu'il pense être car, au-delà de son identité propre, c'est bien sa nature même d'être humain qui est questionnée.

Le fait est que, sur Hard Boiled, le travail de Miller semble se limiter à la portion congrue, tant on a l’impression qu’il laisse au graphiste le soin d’orienter l’album à sa manière ; ainsi, de nombreuses planches sont « muettes », et on a droit à plusieurs cases en pleine page. Le récit s’en ressent fortement : bourré d’ellipses, il subit des accélérations dérangeantes et n’est pas forcément très aisé à parcourir. 

Cela dit, la tonalité générale nous permet de nous accrocher à des codes vaguement connus et, entre Total Recall et Ghost in the shell, on navigue dans un domaine plus ou moins familier, avec une escalade dans la violence qui suit le parcours du héros. La frustration vient du fait que le récit ne semble être qu’une sorte de mise en bouche, une longue intro percutante, pleine de bruit, de fureur et de mystères, mais qui n’aboutirait qu’à d'autres questions que celles posées au départ. On aurait aimé davantage d’un album – quand bien même on se le serait procuré d’occasion.

Fascinant, sanglant et glauque, avec cette palette de couleurs délavées qui rappelle le travail accompli sur certains albums futuristes de Moebius (comme l'Incal). Il existe notamment dans une édition format album chez Delcourt (1990), dans la collection "Conquistador", mais les puristes préféreront sans aucun doute la réédition 2012 de l'intégrale dans la collection "Contrebande", plus proche de l'originale, à moins qu'ils se décident pour la réédition de l'intégrale chez Futuropolis en 2021 dotée d'une nouvelle mise en couleurs de Dave Stewart qui accentue son caractère rétrofuturiste avec une palette résolument plus chaude.






+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un duo d'artistes renommés.
  • Un Frank Miller sans filtre, laissant parfois libre cours à la violence de ses propos.
  • Le travail minutieux de Geoff Darrow, qui pousse à passer des heures à fixer chaque case et prolonge d'autant le plaisir de la lecture...

  • ... au détriment du rythme, à moins de choisir de lire d'abord, et regarder ensuite.
  • Un récit manquant de corps, à l'image de son personnage principal à l'identité floue.