Plus noir que noir
Publié le
27.4.25
Par
Vance
Le dernier ouvrage en date de Stephen King n'est cette fois pas un roman : avec Plus noir que noir, l'auteur de Ça retrouve ses premières amours en proposant des nouvelles, ces récits plus ou moins courts que les Anglo-Saxons catégorisent entre short stories, novelettes et novellas en fonction de leur longueur. En effet, s'il a très tôt commencé à rédiger des romans, ce sont des nouvelles qui ont l'honneur de faire partie de ses premières publications (à partir de 1965, dans des magazines spécialisés - son premier roman, Carrie, n'a été édité qu'en 1974). L'avantage de ce type de récit c'est qu'il convient parfaitement à sa manière d'écrire et s'avère être un formidable terrain de jeux pour les écrivains de fantastique, de SF ou de polars.
Les fans purs et durs de l'auteur ne se rueront toutefois pas forcément sur le recueil publié chez Albin Michel : d'une part, parce que bon nombre des nouvelles, rédigées entre 2018 et 2024, sont déjà parues çà et là dans différentes publications ; d'autre part car la future édition en poche incorporera une nouvelle supplémentaire (donc on en aura plus pour moins cher). Néanmoins, cette anthologie s'avère intéressante à plus d'un titre : elle permettra au profane de goûter au style inimitable d'un auteur définitivement inscrit dans la culture populaire depuis que ses premiers romans ont été adaptés sur grand écran (Carrie, Shining, Christine, Dead Zone) ou en série TV (Le Fléau). Elle incitera peut-être également les frileux à ouvrir un bouquin avec la promesse d'histoires nettement plus courtes (deux des douze textes font moins de treize pages). Quoi qu'il en soit, comme n'importe quel membre de la rédaction d'Univers Multiples, Axiomes & Calembredaines vous le confirmera, un ouvrage du King n'est jamais médiocre : on pourra lui trouver des facilités, des complaisances et/ou une fin qui n'est pas à la hauteur des enjeux, mais on aura au moins l'assurance de passer un excellent moment de lecture en compagnie de personnages décrits minutieusement, envers lesquels l'empathie se met naturellement en place et l'identification s'effectue sans effort. Sa manière d'écrire a certes évolué et les thèmes abordés ont changé (soit en fonction de son propre état d'esprit, des accidents qui ont émaillé sa vie mais également du contexte politique et des différentes causes dans lesquelles il s'est investi), mais sa discipline d'écrivain est demeurée la même.
Quant aux amateurs, et ils sont nombreux, ils se doutent qu'ils risquent de trouver quelques auto-citations plus ou moins discrètes et ils auront raison. Laissons-leur la surprise de les découvrir par eux-mêmes, nous nous contenterons de préciser que la nouvelle Serpents à sonnettes fait directement référence à Cujo, d'une façon nettement plus cohérente - et porteuse de sens - que celle à Shining dans Billy Summers. D'une manière générale, l'on s'étonnera peut-être de voir que nombre des personnages principaux de ces récits sont des personnes âgées, sans doute parce l'auteur lui-même n'est plus tout jeune (il est né en 1947) et qu'il peut désormais utiliser sa propre expérience du troisième âge plutôt que de l'imaginer comme dans Insomnie. Et si aucune nouvelle ne marquera durablement les esprits, on en trouvera certaines émouvantes, d'autres vraiment passionnantes tandis que les dernières pourront décevoir ou étonner. Globalement, ses plus courtes nouvelles semblent dépourvues du côté percutant de ses premiers écrits, avec des chutes manquant de l'impact nécessaire. Les plus longues, en revanche, bien que portant parfois sur des sujets sans intérêt, sont parvenues à susciter un suspense de bon aloi, ne serait-ce que pour savoir comment les protagonistes allaient se tirer du pétrin dans lequel ils étaient plongés avec la malice légèrement sadique qui caractérise King. Quant aux genres abordés, ils sont à l'image de la bibliographie de l'auteur : du thriller au fantastique avec quelques touches parfois de pure SF, mais aussi des histoires toutes simples sur la vie et ses tracas.
En outre, comme pour Holly, l'épidémie de COVID-19 s'invite quasiment tout au long de ces nouvelles, en une sorte d'arrière-plan un peu tragique qui conférait alors une vision du monde peu glorieuse et engendrait une forme de désespoir insidieux. Et comme corollaire, la mort et le deuil inondent ces pages : nombre des personnages sont âgés et ont perdu des proches ou attendent leur dernière heure avec résignation. Enfin, la dernière chose qui sera remarquée par les lecteurs habituels réside dans la géographie : si le Maine se retrouve encore au cœur de certains récits, d'autres prennent place en des lieux plus "exotiques" (Laurie et Serpents à sonnettes se déroulent d'ailleurs dans les Keys, cet archipel de petits îlots prisés des milliardaires au sud de la Floride), chaque fois décrits avec une abondance de détails qui construisent efficacement des images vraisemblables du décor ainsi planté. King sait mieux que quiconque utiliser des références (quasi) universelles - en tous les cas très parlantes pour un Américain - pour poser les bases dans lesquelles se déroulent ses intrigues : il usera intelligemment de noms de magasins, de marques de soda, de jeans ou de barres chocolatées, de titres de chansons, de livres, d'émissions radiophoniques ou télévisuelles afin d'impliquer plus activement le lecteur.
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Illustration tirée de l'édition polonaise illustrée pour la nouvelle Serpents à sonnettes. |
D'autres éléments viennent s'ajouter à la réflexion lorsqu'on prend un peu de recul : ses personnages, jeunes ou vieux, ne sont jamais stupides. Parfois terriblement malchanceux, certes, comme le pauvre Finn, mais presque systématiquement doués de bon sens, d'une jugeote aiguisée et d'une logique à toute épreuve qui leur permettent de pouvoir plus aisément trouver la bonne réplique ou le bon geste dans les situations les plus alambiquées. Sans doute des séquelles de ses premières amours de lecteur avec ces nouvelles fantastiques dans lesquelles le héros était toujours un lettré bien cultivé. Rédigés ou pas à la première personne, ses textes font la part belle aux introspections, aux petites réflexions bien senties, à l'irruption d'un souvenir ou d'une intuition opportune. On sentait ce goût pour les êtres capables de penser autrement dans sa manière de dépeindre le petit Danny dans Shining, ou Carrie ou encore Jamie dans Après, et surtout sa tendresse et sa sensibilité avec la description de Holly dans la série sur Mr Mercedes, ou tous les protagonistes de Ça et de La Tour sombre.
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Les trois couvertures mystère de la première édition Hodder & Stoughton. |
Nous achèverons cette présentation par un petit tour d'horizon des nouvelles, qui se prolongent par une postface dans laquelle on apprend l'origine du titre de ce recueil (ça vient d'une chanson de Leonard Cohen) et qui permet de se faire une bonne idée de l'état d'esprit de l'écrivain, qui revient sur sa manière d'écrire singulière et quelques anecdotes sur les circonstances de création ou de publication de certaines nouvelles.
- Deux crapules pleines de talent : une très longue nouvelle se déroulant à deux époques distinctes afin de connaître les circonstances qui ont fait de deux jeunes hommes sans avenir des sommités dans leurs domaines respectifs. Trop long et un peu poussif avec une chute prévisible, mais intrigant.
- La Cinquième Étape : la plus courte nouvelle met en présence deux inconnus dans un parc, l'un désireux de s'épancher suivant les préceptes des Alcooliques Anonymes. Là aussi, on voit venir la conclusion de loin mais c'est amené avec une redoutable sobriété (sans jeu de mots).
- Willie le tordu : petit récit qui laisse une forte impression de malaise, tant par sa construction que par ses personnages (Willie, un gamin aux goûts un peu glauque, sa famille qui ne le comprend pas et un grand-père souffreteux qui est son seul confident). Pour le coup, la fin surprend par sa brutalité morbide.
- Le Mauvais Rêve de Danny Coughlin : sans doute mon récit préféré, malgré son classicisme. Danny rêve d'un cadavre enterré derrière une ancienne station service. Perturbé, il veut en avoir le cœur net et finit par le trouver exactement là où il l'avait vu en songe. Sauf que les flics ont vite fait de le suspecter de meurtre, alors qu'il jure ses grands dieux n'y être pour rien. Un agent de l'État va alors s'évertuer à le faire condamner malgré le manque de preuves. Intense et terriblement prenant.
- Finn : le gosse le plus malchanceux du monde se voit kidnappé et torturé... par erreur, évidemment. Court récit assez réussi et déstabilisant, où la morale en prend un sale coup.
- Slide Inn Road : une famille prend un raccourci sur une route déserte dans le but de se rendre à des obsèques et tombe sur des voyous sans scrupules... Deux parents dépassés, des enfants déchainés et un vieux grincheux face à la méchanceté crasse et au mal ordinaire. Cela m'a fait penser à Signes de Shyamalan, il y règne une ambiance très spielberguienne. Pas mal du tout.
- Écran rouge : très court récit dans lequel un flic fait passer un interrogatoire à un homme qui vient d'avouer le meurtre de sa femme, prétextant qu'elle avait été "remplacée"... par des extraterrestres. Quelque chose ne fonctionne pas dans ce texte qui n'arrive pas à s'achever de manière satisfaisante.
- Le Spécialiste des turbulences : encore un court texte sur un homme qui exerce un métier aussi méconnu qu'indispensable. Il aimerait bien pouvoir arrêter, mais qui peut faire ce qu'il sait faire ? Déroutant, il laisse une impression d'inachevé sans qu'on puisse lui reprocher d'être incomplet.
- Laurie : un veuf âgé reçoit la visite de sa sœur dans sa propriété des Keys. Elle lui amène un petit chiot afin qu'il cesse de ruminer. Il n'en veut pas, évidemment, mais elle tient bon. Du coup, Lloyd va devoir faire avec... Une jolie histoire toute tendre et pleine de mélancolie sur la vie, la mort et le temps qui passe.
- Serpents à sonnettes : même contexte, un vieil homme vient passer quelque temps dans un îlot des Keys après la mort de sa femme et pour tenter d'oublier celle de leur enfant. Il a pour seule voisine une femme qui promène une poussette vide... mais l'est-elle vraiment ? King pousse ici le curseur sur le deuil encore plus loin tout en insérant un peu plus de surnaturel et de surprises. Trop long et souvent redondant, mais captivant. À noter qu'elle peut être considérée comme une (lointaine) suite à Cujo et se déroule à quelques centaines de mètres de l'histoire précédente (d'ailleurs Lloyd est même cité directement).
- Les Rêveurs : d'une facture étrangement classique, une nouvelle qui rappellera les grandes heures du fantastique à la Lovecraft (qui d'ailleurs est explicitement cité) dans laquelle un vétéran du Viêt-Nam se retrouve employé comme sténo (vous ne rêvez pas, ha ha) auprès d'un scientifique excentrique cherchant à explorer le monde des rêves... et ce qu'il y a derrière. Confortable dans sa structure surannée mais très troublant.
- L'Homme aux réponses : une sorte de conte philosophique faussement léger qui fait penser à du Dino Buzzati, avec un jeune diplômé de Harvard qui trouve sur son chemin un homme capable de répondre à toutes les questions contre un peu d'argent. Beaucoup de sincérité et de sensibilité mêlée d'un peu de nostalgie dans ce récit touchant, au ton très juste, un peu doux-amer. Sans conteste le texte idéal pour clore le recueil.
Sans doute pas aussi noir qu'attendu, une sélection assez intéressante qui réussira forcément à vous faire passer de longues heures de lecture assidue, à vous faire un peu frissonner et à vous faire réfléchir sur le monde qui vous entoure.
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Illustration tirée de la version polonaise illustrée pour la nouvelle Le Spécialiste des turbulences. |
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