Chroniques des classiques : Quinzinzinzili
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Quinzinzinzili ! En voilà un titre bizarre ! Et qu’est-ce que ça veut dire, d’abord ?
Il se trouve que sa signification est une des clefs de compréhension de l’ouvrage. Non, il ne s’agit pas d’une variation du fameux « Tekeli Li ! » hurlé par les sauvages de la tribu de Tsalal dans l’énigmatique roman Les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe – cri étrange repris plus tard par Lovecraft dans les Montagnes hallucinées [cf. cet article]. Et il n’y a pas le moindre rapport avec quelque « zinzin » ou « zizi » que ce soit, ceci n’est pas le énième volume des exploits de Titeuf.

C’est le titre d’un roman de 1935, rédigé par Régis Messac. Un livre et un auteur qui ont failli disparaître des mémoires avant, grâce à la passion communicative d’artistes talentueux tels Serge Lehman et Fabrice Colin [cf. La Brigade chimérique], de retrouver leur digne place au panthéon de la science-fiction française.
Agrégé de lettres, Régis Messac fut un écrivain visionnaire qui, très tôt, développa le sentiment que l’avenir de la littérature passait par le genre, ce qui lui éviterait ainsi de se scléroser : dès 1929, ne rédigea-t-il pas cette fameuse thèse « le Detective Novel & l’influence de la pensée scientifique », montrant ainsi son goût pour ces textes dont les Anglo-Saxons étaient friands ? Brillant, hardi, prêt à établir des passerelles durables entre les catégories d’écrivains, il fonda même en 1933 "les Hypermondes", rassemblant autour de lui d’autres figures de la littérature prospective et créant ainsi ce qui fut sans doute la plus ancienne collection spécialisée dans la SF.
Ce sont les mondes hors du monde, à côté du monde, au-delà du monde, inventés, devinés ou entrevus par des hommes à la riche imagination, des poètes. Il faut pour les visiter entreprendre les voyages imaginaires, les voyages impossibles. C’est ainsi qu’il définissait cette dimension à explorer dans son avant-propos à Quinzinzinzili
Messac avait énormément de choses à dire et des projets plein la tête. On sait qu'il avait établi des liens solides avec Hugo Gernsback (celui-là même qui est considéré comme le père de la SF moderne, l'inventeur du terme "science-fiction" et découvreur des talents de l'Age d'or américain comme Asimov, Heinlein ou Simak dans ses revues Amazing Stories et Wonder Stories). Ses deux romans suivants, La Cité des asphyxiés et Valcrétin, témoignent d’une véritable qualité littéraire doublée d’un sens aigu de l’observation, malgré un profond pessimisme sur l’avenir de l’espèce, pessimisme qu’il partageait avec certains de ses pairs, comme Jacques Spitz (L’Agonie du globe) ou J. H. Rosny aîné (La Mort de la Terre - 1910), dans une volonté d’explorer des lendemains qui déchantent, sur lesquels se baseront ensuite bon nombre d’écrivains comme J. G. Ballard.
Messac aurait pu contribuer à faire de cette école française en devenir un pilier de la SF internationale mais, déporté « Nacht und Nebel » durant la Seconde Guerre mondiale, il disparut dans un camp de concentration.

Quid alors de Quinzinzinzili ? Ce n’est que la déformation de la phrase latine « Qui est in coelis » telle que les derniers survivants d’un cataclysme la prononcent, lui accordant en outre des pouvoirs divins, "Quinzinzinzili" devenant ainsi cause et effet de tout ce qui n’est pas directement explicable par ces jeunes esprits.
Ce roman agréable à lire par son ton et son découpage très modernes se veut le témoignage à la première personne, façon journal intime, d’un dénommé Gérard, qui commence déjà à douter de sa propre identité et décide de consigner ses impressions par écrit, au cas où tout ce qu’il vit ne soit qu’un rêve, une fantaisie dictée par les synapses malmenées d’un cerveau à la dérive. Car il y a bien longtemps qu’il ne désire plus constituer un témoignage de ses actes, lui, sans doute le dernier adulte sur Terre, entouré d’une bande d’enfants qui ont par miracle survécu à la conflagration ayant anéanti les nations au seuil d’une guerre planétaire, réveillant ainsi une Nature jusque-là trop passive : on ne parle pas de radiations, mais d'un empoisonnement de la biosphère. Tel un Déluge biblique, une purge a suivi les premiers conflits d’envergure entre les coalitions qui jouaient à se faire peur, puis l’usage d’armes trop terrifiantes pour être employées mit fin aux spéculations. L’Humanité s’est donc exterminée. Fin de l’histoire.
Sauf que…

Sauf que, émergeant des profondeurs d’un réseau de cavernes en Lozère, Gérard et les enfants avec lesquels il était parti en excursion (il était précepteur de deux d’entre eux) découvrent avec stupeur que le monde a changé. Ne disposant au départ que d’un carnet et de quoi écrire, trouvé sur le cadavre d’un guide, Gérard, profondément choqué par les conséquences d’une telle catastrophe, couchera sur le papier ses réflexions, ses doutes mais aussi et surtout sa description de la nouvelle civilisation qui naît peu à peu sous ses yeux. « Civilisation » ? Laissez-le rire ! Car ces gamins plongés malgré eux dans la barbarie et la brutalité amère d’une époque où pratiquement rien de ce qu’a accompli la glorieuse espèce humaine n’a survécu n’ont, à son avis, aucun potentiel avenir : stupides, ignorants, ils développent très vite une forme de culte abâtardi fondé sur de très vagues réminiscences d’un passé mythifié. Leur langue maternelle elle-même, mal maîtrisée, se dévoiera bien vite, condamnés qu’ils sont à ne bavarder qu’entre eux, et privés de sujets de conversation autres que des prières rituelles réinventées et des interrogations immédiates sur leur survie. Car ce qui compte, c’est de survivre, ce sont les immédiats besoins à satisfaire. Là où nous lecteurs, serions tentés d’aller explorer l’univers environnant, à la recherche d’artefacts ou de vérités, ces garnements ne pensent qu’à manger, boire, dormir avec ce qui leur tombe sous la main, tandis que lui, Gérard, l’adulte, se considère déjà de lui-même comme la relique vieillissante d’un mode de vie éradiqué. Refusant le statut de « passerelle » entre les générations, ne dispensant son savoir que par bribes et uniquement pour satisfaire ce qui lui reste de curiosité, il assistera à l’avènement d’un nouvel âge primitif dont il soulignera la laideur et l’iniquité, se gaussant des réactions idiotes de ceux qui portent pourtant la lourde charge de refaire surgir un ordre dominant.
Car lui, Gérard, a vu ainsi se concrétiser les pires craintes qui plombaient les esprits en cette décennie (le roman, écrit en 1935, se déroule quelque temps plus tard) : les vagues promesses de paix des dirigeants français se sont heurtées aux volontés impérialistes et aux divergences nationalistes, les pactes se sont confrontés aux coalitions et les solutions finales ont été sorties des tiroirs, après avoir germé dans les cerveaux pervers des scientifiques de chaque camp. Ainsi Gérard n’a absolument aucune considération pour ce qui va s’ensuivre, persuadé que, au mieux, ces nouveaux futurs humains répéteront les mêmes fatales erreurs que leurs ancêtres – tout en ne leur donnant guère de chances de parvenir à fonder une quelconque dynastie. Comme il le serine dans chaque chapitre où le temps devient flou, il n'en a plus rien à foutre.

Alors, observant malgré lui les atermoiements de certains de ces individus un peu plus farouches ou retors que les autres, il assistera à des passages de témoin, des changements de leaders et des accouplements grotesques en attendant que sonne pour lui l’heure de tirer sa révérence, persuadé qu'il n'a pas sa place dans cette nouvelle ère, que tout espoir est vain et qu'aucun deus ex machina ne viendra dispenser son savoir divin à ces êtres en perdition.

Roman profondément pessimiste, puissant, dérangeant par sa vision cauchemardesque d’un « après » moins paradisiaque que dans d’autres ouvrages postérieurs, il peut au début dérouter voire agacer par ce parti pris de narration, très proche dans sa conception des nouvelles fantastiques du début du siècle, mais il réussira finalement à aiguillonner l’esprit critique par son ton acerbe et ses trouvailles. Il faut lire ce roman post-apocalyptique que Lehman considère comme très largement supérieur à Ravage de Barjavel et qui n’a trouvé son égal que des décennies plus tard.
Soulignons à ce sujet l'existence d'une édition récente, chez l'Arbre Vengeur, dans la collection "l'Alambic", avec une belle préface d'Eric Dussert mais surtout, en annexe, un magnifique avant-propos de l'auteur de l'édition originale complété par une lettre de Théo Varlet disant son admiration pour ce roman.


NB. L'image choisie pour l'en-tête est une création de Pierre Massine sur le thème "post-apocalypse".


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un des meilleurs récits post-apocalyptiques.
  • Un auteur brillant qui mérite d'être redécouvert.
  • Un parti pris extrême, refusant les compromis et les facilités.
  • La description presque prophétique, quatre ans avant les faits, d'une guerre mondiale pertinente impliquant l'Allemagne, le Japon et la Russie, mais aux conséquences bien plus graves que dans la réalité.

  • Un ton profondément pessimiste et pesant.
  • Quelques interjections désuètes trahissant l'âge du récit.
  • Le narrateur, par son refus de s'impliquer, déroute souvent le lecteur par certaines décisions ou prises de position.