Les 100 premières planches de Cannon peuvent se montrer indigestes pour qui n’apprécient pas les fictions de surhomme, plus fort que James Bond, plus viril que Sean Connery, et où les chairs des femmes remplissent les cases. L’action rapide et elliptique n’est compréhensible qu’avec des cartouches et de longues tirades qui (ouf !) s’amenuisent au fil de la lecture et à mesure que le récit gagne en profondeur et laisse respirer les personnages. À ce moment-là, l’histoire s’avère passionnante, distrayante, avec une touche de situations kitsch, et des dessins à tomber. Rien de plus amusant que d’étudier toute l’ingéniosité mise en œuvre pour dénuder sans montrer le pubis des héroïnes : ombres, mains, bras, armes à feu et divers autres objets dissimulent l’offensant mont de vénus. Un savant jeu de cravates permet de distinguer des hommes en costard qui se ressemblent un peu trop... car, malgré un graphisme semi-réaliste à l’encrage virtuose, les corps des femmes sont identiques, à la tête interchangeable ; les mâles bien campés sont issus du même moule. Heureusement que Cannon porte les cheveux raz ou la barbe dans certaines parties de l’intrigue !
Cannon [1] a été lancé dans les années 70, aux États-Unis, à destination des soldats américains et il remplit un cahier des charges précis. Jusqu’à un certain point. Les auteurs, malins, vont tordre doucement les clichés et en user pour introduire le mal qui ronge le héros : avec son cerveau lavé deux fois, par les communistes et par les Américains, le super-agent entretient une relation sensuelle trouble avec l’ennemi de sa nation ; il prend des initiatives par rapport à sa hiérarchie, il pose des questions et pète les plombs avant de sombrer dans l’alcoolisme tout en couchant avec la femme de son ami... Les chairs alanguies disparaissent un temps des cases, John Cannon ne traverse plus la jungle, mais reste sur son continent, face à un danger intérieur. L’intrigue se densifie sur plusieurs strates et se pare de chassés-croisés amoureux, d’amitiés flouées et de quête d’identité au milieu d’espionnage et de conflits géopolitiques. Un maximum de figures de l’opposition sont déclinées : les rouges, les hippies (avec un ersatz de Manson), des Arabes et bien sûr, des pseudo nazis et des maris jaloux ! Les personnages masculins et féminins sortent du même tonneau : sadiques, manipulateurs, nymphomanes, fourbes, menteurs... ils ne possèdent pas une once de pureté, mais une morale douteuse qui sied à leurs intérêts.
Trois femmes se distinguent autour de John : Madame Toy, communiste, indépendante, tortionnaire au passé douloureux (guerre, famine et viols à répétition) ; Sue, la blonde faussement écervelée, quoique, ni vraiment américaine, ni vraiment russe ; et enfin, la créature de l’ombre, l’insignifiante, qui pourtant, dans la transformation intellectuelle de Cannon va acquérir de l’ampleur : la secrétaire Elena ! Avec elles, Wallace Wood introduit une sexualité libre et débridée, mais aussi des questions plus épineuses lorsqu’il s’agit de relation suivie, de mariage et même d’avortement. D’un homme qui obéit aveuglément, comme l’enfant à une figure d’autorité, John se libère et prend en charge sa destinée avant de mettre un pied dans le moule pour mieux s’en échapper !
Par contre, soyons honnête : dénuder les femmes, oui, pourquoi pas, bien que la quantité en soit indigeste, mais arracher les fringues à tour de bras en devient pénible, comme s’il n’y avait que ça pour mettre à terre une dame, et les voir se battre entre elles est totalement ridicule et ne rend pas honneur aux personnages en question. Car malgré leur indépendance et leurs manigances, ces créatures de rêves sont moins bien loties que le héros lui-même assez antipathique la plupart du temps ! Pour les autres protagonistes, imaginez un peu... Il faut s’accrocher pour pénétrer dans l’univers si particulier de Cannon et en appréhender les règles !
Wallace Wood, qui a eu le droit à une superbe exposition au FIDB de 2020, est l’un des auteurs majeurs des comics des années 60 à 80. Dessinateur hors pair, excellent encreur, il touche à presque tous les genres, de l’horreur à la fantasy, en passant par la romance ou le récit coquin et parodique. Il travailla au côté de Jack Kirby, Eisner et bien d’autres (tout cela est longuement détaillé dans cet épais recueil). Avec Cannon, il développe une série pour un lectorat principalement masculin, mêlant violence, politique et érotisme pour tenter de faire un gros doigt au comic code en vigueur à l’époque ("les kiosques débordent de parutions bien propres..." [2]).
L’album au format à l’italienne proposé par Komics Initiative se base sur l’intégrale sortie par l’éditeur américain Fantagraphics en 2014, en y incluant, entre les différentes parties du récit, des textes de Marc Duveau, Jean-Marc Lainé, Phil Cordier et Hilary Barta. Ce matériel critique permet de recontextualiser l’ensemble. Ainsi, on en apprend beaucoup sur Wallace Wood, son histoire, son encrage, sa détresse, mais aussi, la manière dont a été conçu ce comics. Tout à la fin, l’éditeur a ajouté quelques récits réalisés par Ditko.
Côté dessin, Wallace Wood déballe tout son savoir-faire : un découpage qui se bonifie et laisse respirer, des premiers plans détaillés et des simplifications d’arrière-plans pour ne pas noyer le regard, un graphisme clair-obscur, mêlant semi-réalisme et poses dynamiques de pin ups dans certaines cases — l’œil aguerrit remarquera l’emploi de modèles vivants (ou photographiés) ainsi que des photocopies/décalques d’objets (quelques images d’immeuble et de voitures [3]) — et une utilisation judicieuse des trames (nuages de points offrant des effets grisés ; que l’on a vu revenir sur le devant de la scène de la BD mondiale avec les mangas). Quelques cases ressemblent à des résurgences de ses travaux dans la fantasy.
Résultat d’un financement participatif, cette belle intégrale de Cannon comblera les curieux et les amateurs de vieux comics. En dépit de quelques aspects désuets, cela demeure un véritable plaisir à parcourir pour qui passe au-dessus d’une première partie poussive, cheval de Troie introduisant des réflexions et des thèmes plus subversifs que ce à quoi les lecteurs de l’époque étaient habitués. Parfois kitsch (lavage de cerveau, dictateur en folie...), avec des rebondissements rapides, une réelle évolution du personnage — de simple pion à acteur de son existence —, Cannon offre une lecture dense. Le trop-plein de nus, jamais vulgaire, peut gêner, mais il y en a tant qu’on en vient à se demander si cela ne torpille pas le côté érotique : quand il y en a de trop, cela devient "naturel" ; c’est lorsqu’il disparaît de certaines pages que son absence s’avère criante.
John Cannon et ses comparses de tous sexes ne sont pas des modèles à suivre. Leur univers sombre pose une intrigue où des valeurs positives s'extirpent difficilement.
Mais ce super agent qui maîtrise sa destinée rappelle à ses lecteurs-soldats qu’eux aussi ont le droit de choisir leur voie et de réfléchir au monde complexe dans lequel ils vivent. Et en poussant un peu, même les jolies jeunes femmes ne sont pas toutes des potiches et peuvent se mouvoir pour leurs propres intérêts.
Cannon, traduit de l’anglais par Jean-Marc Lainé.
Scénario et dessin de Wallace Wood.
320 pages, 40 euro.
[3] Réemploi de la même voiture : p. 213, 228, 243, 264, 286... d’un avion p. 218 et 279 ; op. cit.
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