Lanfeust de Troy #9 - La forêt noiseuse
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"Ouh bé ! 'faut pas aller vers la forêt ! C'est dang'reux ! N'y va pu, nous. Pasqu'elle est pas aimab'."


Qui ne connaît pas Lanfeust, le personnage emblématique des éditions Soleil né sous la plume de Christophe Arleston et le crayon de Didier Tarquin ? Mais si, Lanfeust : le rouquin qui a sauvé le monde de Troy grâce à la puissance du Magohamoth qui lui confère le pouvoir absolu... 
Non ? Si vous ne connaissez pas, vous avez un peu de lecture à rattraper : ce jeune forgeron doté du pouvoir de faire fondre les métaux d'un seul regard a en effet accompli sa destinée à travers 26 albums répartis en trois cycles (8 albums de Lanfeust de Troy, 8 albums de Lanfeust des étoiles et 10 albums de Lanfeust Odyssey), de 1994 à 2018. Il a aussi donné naissance à 48 albums spin off dont la série Trolls de Troy dont nous avions évoqué le 25ème tome (On ne badine pas avec les mouches) il y a peu.

Le héros de Troy nous revient donc ici dans le tome 9 de Lanfeust de Troy. Cet album fait suite aux aventures originelles, c'est donc un retour aux sources... mais 12 ans après les évènements de Lanfeust de Troy #8 (le temps qu'il aille dans l'espace et vive son odyssée, vous l'aurez compris) !

Désormais, chaque album de Lanfeust devrait entrer dans la continuité de celui-ci et l'on amorce donc, avec La forêt noiseuse, une nouvelle étape dans cette saga : celle des histoires complètes en un seul album. Petite révolution dans le monde de Troy, ce format n'est pas encore totalement maîtrisé, dans ce volume-ci : la mise en place prend pas loin de 20 pages et l'aventure doit donc être relativement vite bouclée... mais ce n'est pas une maladresse d'Arleston, que l'on ne peut guère soupçonner de faire des bévues de ce genre. C'est tout simplement dû à l'obligation d'exposition de la nouvelle situation, à la présentation des nouveaux personnages et à cette habitude que nous avions de vivre une aventure s'étalant sur plusieurs albums. À la fin de la première lecture, je n'ai pu m'empêcher de me dire que c'était là un ouvrage agréable et assez drôle mais à la conclusion précipitée... Je pense que c'était un sentiment plus ou moins inévitable.

Notre forgeron a bien entendu gagné en maturité ; c'est que le bougre doit avoir environ 35 ans, désormais. Retourné à l'anonymat après avoir sauvé maintes fois les fesses de sa planète (si une planète a des fesses, ce qui serait bizarre, puisqu'une planète est un fruit... sinon, pourquoi parler de son noyau et de son écorce ?), le voici devenu forgeron itinérant, allant par monts et par vaux, forger de-ci et rémouler de-là divers ustensiles, au gré des demandes des villageois croisés en chemin. 

Mais une menace se lève peu à peu et les sages d'Eckmül (relais vivants de la magie dans tous les territoires suite à un rituel de renonciation à leurs pouvoirs personnels) disparaissent ou meurent les uns après les autres, rendant la magie impraticable. 

Les sages du Conservatoire, désormais dirigés par la vénérable Flarpaite (la première femme à ce poste... j'imagine que les auteurs tiennent à se mettre à la page), délèguent alors le Maître-Bibliothécaire de la Grande Bibliothèque du Conservatoire auprès de ce bon vieux Lanfeust qui ferait bien de redevenir héroïque fissa et de sauver la situation. Pourquoi y envoyer le Maître-Bibliothécaire ? Parce que (et vous le savez si vous avez suivi les tomes précédents) c'est un vieil ami de notre héros : il s'agit d'Hébus, le premier troll à avoir volontairement choisi de vaguement se domestiquer sans y avoir été contraint par un enchantement.
Nos deux compagnons historiques vont donc chercher qui kidnappe les jeunes sages et perturbe la magie et les pouvoirs... Ils seront, pour ce faire, flanqués de deux ados aussi utiles qu'ils peuvent être encombrants : le sage apprenti Atastrophe qui aida Hébus à retrouver Lanfeust ; et Aspette d'Oraze, fille de deux anciens personnages et désormais apprentie auprès de Lanfeust en matière de forge et de travail de héros.

Au rang des personnages centraux, nous avons donc :
- Lanfeust qui s'est un rien assagi et va donc se retrouver avec un autre pouvoir que le sien, vu que la magie déconne ;
- Hébus qui reste toujours sympathique et aussi jouissif dans sa brutalité décomplexée et son humour à base de crânes broyés ;
- Aspette qui a le pouvoir de forcer les gens à lui faire une révérence ample et décente au prix de la fraîcheur de son épiderme, puisque utiliser son pouvoir a pour effet de lui faire attraper des boutons (voilà qui rappelle furieusement les contreparties magiques que l'on subit dans le jeu de rôles inspiré de l'univers de Troy, pour mon plus grand plaisir). C'est une ado avec tout ce que cela comporte de fougue, d'impertinence et de râleries en mode "tête de mule" ;
- Atastrophe qui est... le personnage le plus superflu et le plus dispensable, à mon sens. Il craque sur Aspette et sert de relais à la magie, dirons-nous...
 

Alors, que vaut ce cru 2021 ? 
Outre son déséquilibre narratif laissant au final trop peu de pages à mon goût à l'aventure, il ressemble bel et bien à ses glorieux ancêtres du premier cycle. On y retrouve l'humour d'Arleston hyper référencé et parfois même autoréférencé, les situations grotesques se mêlant aux actions héroïques, les jeux de mots juste assez lourdingues pour devenir drôles, la bonhommie de personnages attachants et niais, la violence décomplexée source de gags divers...

Au rang des idées vraiment typiques de la série, notons les allusions à notre monde :
- Par exemple les sblüts, petites créatures télépathes volantes formant un réseau de communication permettant de relayer des informations sur de larges distances... informations sérieuses, rigolotes, correctes et erronées se côtoyant allègrement au point qu'un paysan en vienne à déclarer : "Les sblüts y nous ont tout espiqué. Que la magie, c'est mauvais pour l'corps ! C'est un complot des sages d'Eckmûl, ça ! Si on s'en sert, 'y a des effluves qui nous rent' d'dans, et ça pourrit les organes, à force !"... Toute ressemblance avec un réseau social charriant des prises de position complotistes au sujet de découvertes récentes serait sans doute foutrement fortuite, bien entendu.
- Il y a aussi ce méchant dont l'ambition est de canaliser vers lui la majeure partie des ressources magiques pour la redistribuer à une élite autoproclamée (lui et quelques copains, en somme)... hum... pas sûr que le message parvienne à Jeff Bezos, Elon Musk et compagnie mais si vous achetez ce tome sur la plateforme de vente en ligne bien connue (celle qui arbore une flèche dessinant un sourire sympa), vous pourrez affirmer avoir fait œuvre d'ironie !

Au rang des références qui me caressent dans le sens du poil, il y en a au moins deux à l'œuvre incontournable de Sir Terry Pratchett : 
- Un fourbi géant, sorte de catalyseur de flux magique en perpétuelle évolution créé de façon intuitive et empirique et constitué de composants minéraux, végétaux et organiques... Il rappelle furieusement celui d'Eskarina dans Je m'habillerai de nuit, quatrième des cinq tomes des Annales du Disque-Monde consacrés à la jeune Tiphaine Patraque, sorcière de son état.
- Une faux au fil de la lame si fin qu'il peut trancher jusqu'à la magie elle-même... qui est selon moi une allusion évidente à celle que brandit la Mort dans Les Annales du Disque-Monde quand il (oui, La Mort est un mâle, il faut vous y faire !) compte couper les fils de nos vies et dont on dit qu'elle est aiguisée au point de pouvoir trancher l'espace-temps.

La "forêt noiseuse" de l'album est une sympathique trouvaille elle aussi, amusante et lourdement chargée en références diverses. Elle cherche des noises, en effet. Mais je vous laisse le plaisir de la découvrir. 


J'aime Troy, son univers, son bestiaire et ses héros emblématiques... et j'ai aimé cet album. Mais je ne suis pourtant pas débordant d'enthousiasme. La formule "un album / une histoire complète" me semble encore devoir faire ses preuves et, même en dehors de cela, ce tome 9 n'est pas le plus abouti. 
Scénaristiquement, il vaut plus pour ses trouvailles formelles que pour son fond.
Et en ce qui concerne le dessin, il y a par moments des cases qui m'ont laissé un rien perplexe. Ce n'est jamais raté : Tarquin dessine bien et son style est très adapté à Lanfeust. Il l'a même toujours été au fil de son évolution. Mais regardez Hébus, ci-dessus, par exemple... même si c'est indéfinissable, je lui trouve des traits autrement plus grossiers que dans d'autres cases. Le personnage d'Atastrophe a parfois des traits simplifiés à l'extrême, lui aussi ; ça fonctionne mais, visuellement, ça jure un peu avec le reste.
La mise en couleurs (apparemment faite sur ordi) de Lyse Tarquin (épouse du dessinateur) est on ne peut plus fidèle à l'esprit de la série et ne saurait être prise en défaut ; si vous connaissez Lanfeust, vous ne serez pas dépaysé... enfin, pas plus que les autres fois que vous avez visité Troy !

Les collectionneurs ne seront pas déçus mais peut être un rien mitigés.
Les nouveaux venus devraient apprécier, tant Troy est toujours aussi rafraîchissante.
Pour ceux qui aiment la light fantasy qui ne se prend pas au sérieux.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Retour à Troy en mode "full fantasy". Ça fait plaisir.
  • Tous les ingrédients habituels y sont.
  • L'introduction est amusante mais monopolise trop de pages pour que le récit soit équilibré.
  • On regrettera l'absence de certains personnages secondaires majeurs de la série... mais ça renouvèle les possibilités. Un mal pour un bien.
  • Quelques rares dessins semblent un peu légers par rapport aux autres.