Les Neuf Milliards de noms de Dieu
Par


Aujourd'hui, petit séminaire de théologie appliquée. Non, je rigole. On va se replonger dans la SF du XXe siècle avec un de ses auteurs les plus emblématiques, Arthur C. Clarke, à la fois astrophysicien de renom (c'est le père du concept des satellites géostationnaires) et écrivain célébré, dont nous avons déjà évoqué deux de ses œuvres les plus représentatives : 2001, l'Odyssée de l'espace et La Cité & les Astres.

Pourquoi revenir à lui ? D'abord parce qu'il s'agit d'un écrivain fort passionnant dès lors qu'il aborde le destin de l'Humanité, et qu'il demeure chez lui, constamment, des pulsions messianiques engendrant des visions époustouflantes de lendemains enchanteurs - ou plus désenchantés. Subséquemment, il a une vision très intéressante de la place de la Religion face à la Science qui est censée - d'après lui - la supplanter depuis l'aube du XXIe siècle. Et cette facette, si elle est discrètement sensible dans les romans ci-dessus, l'est bien davantage dans certaines de ses nouvelles, format dans lequel il excelle. Il faut absolument lire au moins ses deux meilleurs recueils : L'Étoile et surtout Avant l'Eden, ce dernier comportant, de l'avis des spécialistes, ses textes les plus réussis.

Or la collection Librio, dépendant de l'éditeur Flammarion, qui propose depuis vingt ans des ouvrages classiques ou indépendants pour une somme modique, a créé une petite anthologie de nouvelles issues des deux recueils suscités, opérant un choix plutôt judicieux comme nous l'allons voir. Pour découvrir les qualités indiscutables de l'auteur, voilà un moyen pratique et pas cher (2 €). En outre, le format des Librio rend la lecture plus agréable (ils sont en effet un peu plus hauts que les livres de poche habituels : avec plus de 20 cm, ils se rapprochent des in-8 en format Carré comparés aux traditionnels in-18 au format Raisin). Cependant, du fait du papier bon marché utilisé - imprimé en Allemagne - et d'une couverture en carton souple plutôt fine, ils ne sont pas destinés à durer, sauf dans les bibliothèques des passionnés bien entendu. 

Il convient de préciser qu'il ne s'agit pas de la traduction de l'anthologie en langue originale portant le même nom (25 nouvelles éditées chez Harcourt en 1967 et sélectionnées par l'auteur).

Dès la première des huit nouvelles, Clarke frappe fort avec le texte éponyme dans un récit qui vous prend par la main en se mettant à distance respectueuse de la démarche entreprise par ces lamas tibétains, venus demander à une firme informatique américaine de leur prêter une de leur machine afin d'encoder tous les noms possibles de Dieu - une entreprise qui permettrait à l'Humanité, selon eux, d'accomplir sa destinée beaucoup plus rapidement que prévu. Racontée sous forme de dialogue très asimovien, la fin est particulièrement réussie, d'une glaçante poésie. Un court-métrage multi-récompensé de 2018 a été réalisé sur la base de cette nouvelle.


La nouvelle suivante, L'Étoile, est une des plus connues et réussies de l'écrivain anglais : un astrophysicien jésuite témoigne de la manière dont sa foi a été "sérieusement ébranlée" après avoir étudié les restes d'une supernova et les répercussions qu'a eu cet événement cosmique sur le destin de milliards d'humains. Les voies divines sont impénétrables, mais on peut les questionner, ce dont ne se prive pas Clarke. Le genre de texte presque anodin par son format mais qui laisse d'indélébiles traces dans notre raisonnement.



Avec ce texte, on commence à percevoir plus distinctement le style de l'auteur, nettement moins direct que son grand compère Asimov et beaucoup moins porté sur les dialogues : Clarke a une plume élégante et de jolies tournures pour décrire les paysages planétaires, les étendues vertigineuses du vide spatial ou les tourments intérieurs de ses protagonistes. Certains des questionnements qu'il aime soulever pourraient faire l'objet d'un devoir de philo au bac. Il ne prive pas en outre de délayer la sauce et d'alourdir la narration afin de donner plus d'impact à la chute de son texte : c'est particulièrement sensible dans Avant l'Eden (qui décrit avec circonspection l'impact d'une expédition humaine sur la biosphère vénusienne, avec une forme de fatalisme inhabituel) et surtout Un été sur Icare, la nouvelle la moins probante sans aucun doute, qui s'appesantit sur la survie hypothétique d'un astronaute échoué sur un astéroïde s'apprêtant à être rôti par les feux du soleil.

Illustration pour Un été sur Icare

Auparavant, on s'était frottés au Mur de ténèbres, un récit plus ouvertement philosophique dont la conclusion procurera aux lecteurs un vertige similaire aux perspectives évoquées dans Le Monde inverti. Clarke parvient cependant à faire vivre ses personnages dans ce format réduit plus proche du conte, et à leur conférer assez d'épaisseur et de sentiments pour nous entraîner.

Supériorité, on aimera ou pas. Le texte souffre un peu de son âge mais traite malicieusement de la course aux armements dans un contexte de guerre interplanétaire : faut-il développer massivement des armes conventionnelles ou investir dans la recherche et inventer de nouvelles technologies, quitte à perdre l'avantage du temps et du nombre ? Déplacez le problème vers la Seconde Guerre mondiale et vous aurez les réponses, Clarke y ajoutant un brin d'humour salvateur.



Le Réfugié accuse le poids des ans et la petite surprise qu'il prépare est assez vite éventée pour nous laisser un gentil texte sur un équipage d'astronef faisant escale en Angleterre avant de repartir vers les étoiles, avec un commandant de bord américain confronté aux particularités britanniques. Et pourtant, l'on se dit que les dialogues pourraient encore fonctionner aujourd'hui (on imagine très bien un Texan gloser sur l'anachronisme de la famille royale face à deux sujets de Sa Majesté, dignes et stoïques).

On finira par La Sentinelle, encore un bon choix d'éditeur avec une nouvelle à la portée extraordinaire qui se trouve aujourd'hui presque dépassée par ce qu'elle a engendré au travers du long-métrage phénoménal et de sa version roman. Le récit de cette mission lunaire menée par un géologue qui découvre un étrange artefact perché sur une crête de la Mer des Crises ouvre des perspectives assez vertigineuses, sous la forme d'un questionnement auquel l'auteur aime se livrer afin de nous tendre une perche métaphysique et nous inviter à disserter dessus.

En bref, en huit nouvelles, voici un moyen idéal pour découvrir le style et l'intelligence narrative d'un des plus grands auteurs du genre.


Illustration pour la Sentinelle (oui, le monolithe de la nouvelle diffère de celui du film ou du roman)



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un des plus grands auteurs de SF du XXe siècle.
  • Une sélection convaincante de certains des meilleurs textes de l'auteur.
  • Un prix très doux même en neuf.
  • Un ouvrage accessible.
  • Un format agréable.


  • Quelques textes n'ont plus la portée et l'impact qu'ils avaient.
  • Parfois, une tendance un peu agaçante à faire traîner les descriptions pour mieux préparer la chute.