Spectregraph
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L'actualité de James Tynion IV s'avère brûlante. Le scénariste de l'excellent Nice House on the Lake sort ainsi en même temps la suite de cette mini-série - Patience ! On en reparlera bientôt, promis ! - et une œuvre originale, Spectregraph, dont la partie graphique a été confiée à Christian Ward.

Destinée à être développée en série (au même titre que Something is killing the children qui valut à son auteur les premières distinctions dans le monde des comic books), Spectregraph impressionne au premier abord. Édité chez Delcourt cette fois (les autres albums étant généralement parus chez Urban), le volume s'avère être un objet dense et riche de 224 pages dont la couverture glacée intrigue : Ward est un illustrateur qui ne laisse pas indifférent (rappelez-vous sa participation à l'intriguant Aquaman : Andromeda) et sa collaboration avec Tynion IV a de quoi faire saliver. D'autant que c'est une variation savante sur une histoire de maison hantée...

Ladite maison se trouve être une imposante demeure californienne conçue voici des décennies par un richissime excentrique qui a fricoté avec plusieurs engeances occultistes. Récemment décédé, le propriétaire laisse ainsi l'opportunité aux plus fortunés des connaisseurs de l'acquérir, et Janie, jeune femme désœuvrée et sans le sou, trouve ainsi une bonne opportunité de gagner un peu de cash en acceptant de la faire visiter à Vesper, mystérieuse gothique envoyée par un groupe avec des intentions secrètes. Malheureusement pour elles, la visite ne se passe pas du tout comme prévu - ni par Janie, ni par la visiteuse, ni par ses collègues qui attendent à l'extérieur : les deux femmes se retrouvent coincées dans ce manoir étrange, sans clef ni issue, et cernées par des spectres...


Comme à son habitude, le scénariste balade le lecteur par différentes strates temporelles, de 1967 à 2024 : l'on y découvre ainsi Ambrose Everett Hall, le milliardaire qui nourrit un projet défiant les lois naturelles, pour lesquelles il va investir des sommes folles, un temps considérable et l'appui du groupe Thanatos. Le but qu'ils poursuivent ensemble, mais pas pour les mêmes raisons, est de défier la Mort et de toucher à l'immortalité. On apprend ainsi qu'Ambrose élabore une "machine" au sein même de sa maison mais que les différentes tentatives n'ont pour l'heure jamais véritablement fonctionné. Au grand dam de son compagnon, l'énigmatique Felix, qui endurera ces expériences jusqu'à ce que sa patience déclare forfait. 

Néanmoins là, en 2024, au cœur de cette construction défiant la raison, Vesper et Janie vont devoir collaborer si elles veulent s'en sortir. La première ne comprend pas ce qui s'est passé : elle a pourtant suivi à la lettre les instructions de ses commanditaires du groupe Thanatos. Janie, elle, que toutes ces considérations métaphysiques dépassent, veut simplement mettre fin à la visite, retourner chez elle et retrouver son bébé qu'elle a laissé tout seul en pensant être de retour assez tôt. Célibataire depuis peu, au bord de la dépression, elle se morigène et se traite de mauvaise mère. C'est pourtant elle qui va la première trouver les ressources pour tenter de venir à bout des énigmes et pièges que recèle cette gigantesque propriété hermétiquement close. Et pour commencer : qui a pris la clef qu'avait Vesper ? Pourquoi Vesper l'a-t-elle frappée avant de s'excuser ? Et qu'est-ce que c'est que ces corps désincarnés qui flottent dans l'air ? Sont-ils dangereux ? Janie devra secouer un peu une Vesper profondément choquée afin de tenter de comprendre ce qui est arrivé et affronter les dangers cachés dans les recoins obscurs de la demeure.


Du point de vue du script, il faut avouer que, malgré les fréquents flashbacks, on arrive à comprendre le projet d'Ambrose, la décision de Felix et les motivations des deux femmes. Ces deux dernières, particulièrement développées, vont d'ailleurs dans l'épreuve nouer, malgré leur évidente disparité, un lien assez réjouissant qui contribuera à doper le suspense savamment entretenu, jusqu'à un retournement malicieusement dissimulé. L'intrigue se construit tout en accélération (la première moitié étant singulièrement lente à se décanter) et la tension va crescendo, même si les ressorts ne sortent pas de l'ordinaire. 

Le problème est ailleurs, qui risque de perturber plus ou moins fortement le plaisir de lecture. La partie graphique, en effet, si elle procure quelques savoureuses sensations d'étrangeté sur certaines cases (sensations décuplées lorsqu'on admire la galerie de couvertures à la fin de l'ouvrage), peine généralement à retranscrire intelligiblement les scènes un peu mouvementées : l'encrage rend les visages laids et les silhouettes grossières, reconnaissables uniquement par des détails visuels (les reflets dans les verres de lunettes notamment). Certes, avec ce noir omniprésent, la sensation d'enfermement et de mystère est magnifiée, mais les confrontations s'avèrent confuses et les déplacements incompréhensibles, d'autant que Ward ne se prive pas de dépasser les limites des cases avec des dessins qui se juxtaposent au gré des émotions. On n'est parfois pas loin de David Lynch dans sa période Lost Highway, mais avec des maelströms sursaturés qui rappellent plutôt Fluorescent Black. C'est, au mieux, troublant, mais souvent déstabilisant voire confus. En revanche, à moins d'être extrêmement sensible, ce n'est pas particulièrement effrayant : on demeure plutôt aux lisières de l'étrange, mais pas de l'horreur. Enfin, ceux qui y perçoivent une critique cinglante de la société américaine y trouveront peut-être leur compte : une société du masque et du paraître dissimulant des océans de vacuité et d'égocentrisme vampirique, sans doute. Cependant, il s'agit davantage d'un contexte plein d'artifices qui permet aux deux héroïnes d'y trouver une finalité existentielle.


Il se dégage de l'œuvre une impression assez inégale, sauvée in extremis par l'attention particulière apportée aux destins des deux jeunes femmes, malmenées par la vie et qui se transcenderont au cœur de l'inconnu. 

Une lecture inconfortable mais une expérience probante, à tenter. Des éditions variantes sont disponibles, dont une avec une couverture signée Jae Lee.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une histoire déroutante qui s'appesantit sur ses protagonistes.
  • Une charte graphique originale.
  • Un album cossu, dense, au papier agréable et doté d'une très belle sélection de couvertures originales.


  • L'intrigue prend clairement son temps pour se décanter, risquant de perdre le lecteur en chemin.
  • Les dessins, malgré un encrage visuellement impressionnant, peinent souvent à rendre compréhensible les actions illustrées.