Piranèse
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Au milieu d'une forme de renouveau du space-opera et des habituelles sagas de fantasy, le roman Piranèse fait figure d'exception dans le genre, à l'image de son auteur sans doute. Par son dispositif narratif, par sa manière délicate de laisser s'insérer des éléments de SF dans ce qui ressemblait davantage à une sorte de rêverie poétique, par ses personnages singuliers, ce petit roman objectivement intrigant s'avère une petite réussite à tester par tout amateur de littérature de l'Imaginaire.

Susanna Clarke
, en effet, n'est pas, loin s'en faut, un auteur prolifique : après avoir roulé sa bosse depuis sa Grande-Bretagne natale jusqu'en Italie ou en Espagne comme enseignante, puis avoir travaillé dans l'édition, elle a mis du temps avant de publier son premier roman, Jonathan Strange & Mr Norrell en 2004. Un coup de maître, salué par la critique et bombardé de prix (dont le Locus et le Hugo, excusez du peu), un roman de fantasy imposant et d'une surprenante densité. 

Nous aurions pu d'ailleurs commencer par celui-ci, mais il se trouve que son second roman, Piranèse, sorti en France en 2021, est plus facile d'accès : à l'instar des recueils de nouvelles d'Arthur C. Clarke, il pourrait constituer une excellente porte d'entrée pour découvrir le talent de cette romancière fascinante.

Imaginez un peu : Piranèse nous présente son monde, et son monde est un palais. Un immense, un gigantesque palais, aux dimensions brobdingnagesques, constitué d'une enfilade de milliers de salles dallées de marbres, emplies de statues, de socles vides, de niches et d'alcôves, et précédées d'autant de vestibules qui s'étendent dans toutes les directions. À l'étage, autant de salles traversées par les nuées et peuplées d'oiseaux. En-dessous, d'autres salles régulièrement englouties au gré de marées dont il a appris à connaître le rythme. C'est dans ces lieux qu'il pêche de quoi se sustenter et qu'il trouve des algues à sécher pour pouvoir emplir sa paillasse ou faire de temps à autre un petit feu. 


Illustration d'Hannah Lock


Il occupe son temps en parcourant ce labyrinthe infini, mémorisant les statues les plus intéressantes (tels ces Minotaures de trois mètres, ce Faune, cet Enfant aux Cymbales, ce Gorille ou encore cet Éléphant portant un Château), répertoriant dans ses précieux carnets les faits les plus notables (comme la survenue d'un albatros ou la découverte de la salle aux coraux), prenant religieusement soin des ossements plus ou moins anciens d'individus qui ont peut-être hanté ces couloirs naguère et rendant régulièrement hommage aux bienfaits procurés par le Palais. Il se vante d'avoir visité mille six cent soixante-dix-huit de ces salles.

"La Beauté du Palais est incommensurable, sa Bonté infinie." 

Armé d'un bon sens aiguisé et d'une logique exacerbée (il se qualifie lui-même de scientifique), il arpente ces corridors et ces escaliers déserts sans rechigner, répétant ses petits rituels et tentant parfois de tirer quelques conclusions sur les rares événements altérant sa routine. On sourit souvent devant sa candeur tout en s'efforçant de trouver un sens derrière ce décor solennel, ainsi que des réponses aux innombrables questions qui fleurissent au gré des paragraphes qu'il rédige. Impossible de connaître son âge : la naïveté dont il fait preuve devant certaines situations laisse parfois penser qu'il est très jeune, mais d'autres éléments indiquent le contraire. Il ne se décrit pas vraiment, tout au plus sait-on de quoi il se pare les cheveux et quelle taille il mesure. Depuis combien de temps est-il dans ce lieu étrange ? Aucun indice, mais plusieurs années sans aucun doute si l'on s'en tient à ses souvenirs. Rien sur ses parents, sa famille, sur comment il s'est procuré les stylos pour écrire (ou sa montre, ou ses chaussures, ses petits sacs en plastique et d'autres petits accessoires dont il dispose) ou les carnets qu'il remplit méthodiquement quoique de façon assez curieuse, mettant des majuscules à presque tous les substantifs, y insérant cette déférence pieuse du disciple envers son dieu : 
"J'escaladai le Mur Ouest jusqu'à ce que j'atteigne la Statue d'une Femme portant une Ruche, quinze mètres au-dessus du Dallage."
Illustration d'Hannah Lock


Le Palais est son monde et il en est le gardien et l'unique occupant conscient. L'unique ? Mais voilà qu'apparaît, et très tôt, l'Autre. L'Autre est un homme élégant que Piranèse rencontre deux fois par semaine dans une salle précise pour un entretien planifié : c'est un individu assez âgé mais au port digne, sérieux, impeccablement vêtu de costumes parfaitement taillés et qui poursuit assidûment la Quête d'un Grand Savoir Secret qui serait enfoui quelque part dans ce Palais, un Savoir qui lui confèrerait un pouvoir inimaginable. Piranèse n'a que faire de ce Pouvoir, mais une quête scientifique a le don de le motiver et il se prête de bonne grâce aux questionnements de cet homme qu'il ne nomme pas.



Voilà qui change tout. L'Autre permet ainsi de résoudre certaines énigmes initiales, tout en en introduisant d'autres : qui est-il ? Que veut-il ? Où habite-t-il (car si l'on sait précisément où dort notre Candide, ce dernier ne voit jamais l'Autre hors de cette salle dans laquelle ils se donnent rendez-vous) ? Et l'imagination de prendre le relais : autre dimension ? Monde parallèle ? Rêverie ? L'Autre est manifestement la clef pour que nous puissions enfin comprendre les tenants et aboutissants de cet univers étranger, et pourtant il semble le connaître beaucoup moins bien que Piranèse qui, lui, le parcourt dans tous les sens depuis longtemps. Et l'on ne sait pas pourquoi les statues de l'étage englouti sont aussi gigantesques, pourquoi, dans d'autres salles, elles représentent des créatures semblant émerger des murs ; et pourquoi certaines salles se sont effondrées. Chaque exploration génère un mystère savamment distillé.

C'est alors qu'un événement majeur vient rompre la relative monotonie de l'existence de Piranèse : un soir, il surprend la présence d'une autre personne. Pas l'Autre, mais Quelqu'un d'autre. Peu après, il tombe sur des emballages alimentaires et un message écrit. Dès lors, son existence est bouleversée, et il va s'atteler à retrouver cet étranger de passage, quand bien même l'Autre lui recommande de s'en méfier. Et c'est le début de révélations en chaîne qui dévoileront, petit à petit, toutes les circonstances (certaines tragiques) ayant amené notre héros dans ce monde à part.


Illustration d'Hannah Lock


Les images saisissantes décrites dans les carnets, empreintes d'une douce poésie un peu nostalgique, d'une noblesse archaïque et de cette étrangeté onirique qui résiste au réveil, saisissent le lecteur, le plaçant dans un agréable cocon de mystère tandis que sa raison lutte pour tenter de démêler le dense écheveau des conclusions qui défilent. Loin des romans de SF spatiale bardés de techno-babillage abstrait, Piranèse sait titiller notre fibre aventureuse sans verser dans le sensationnalisme : pas d'explosion nucléaire, de rayons de la mort, de robots déprogrammés ou de créatures extraterrestres, de programmes malveillants, de virus mutagènes ou de zombies irradiés.
Juste un Palais désert avec un garçon qui l'habite. 

Et cela suffit pour nous accrocher jusqu'aux dernières lignes de la trois cent onzième page de ce roman délicieusement captivant, dans un style discret et élégant difficile à comparer, même si on y trouve par moments un peu de cette douce quiétude qui transparaissait chez Philippe Curval dans La Forteresse de coton, mais sans la langueur décadente et l'atmosphère fin de siècle. Le traitement SF un peu impressionniste fait davantage penser à quelques oeuvres cinématographiques poignantes comme Never Let me go. À vous de juger.


* Pour ceux qui sont dotés d'une solide culture générale et/ou historique, la référence à cet architecte visionnaire italien du XVIIIe siècle (connu notamment pour ses "Prisons imaginaires", voir ci-dessous) est tout à fait voulue. En revanche, elle ne dévoile en rien le mystère des origines du personnage du roman.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman au style agréable, qui se lit aisément.
  • Un univers troublant, plein de poésie et de mystères.
  • Une science-fiction délicate qui s'insinue par petites touches.

  • Rien.