Sur les traces de Bendis


Le parcours de Bendis : de Caliber à Marvel

En quelques années, Bendis s'est imposé comme l'un des auteurs incontournables du monde des comics. Particulièrement productif, passé maître dans l'art du dialogue, ses détracteurs lui reprochent une tendance à "délayer" ses histoires. Comme tout écrivain, il a ses coups de génie et ses périodes plus creuses, mais limiter son apport à la bande dessinée en le caricaturant comme simplement bavard et étirant en longueur ses récits semble très réducteur, surtout au regard de son œuvre.

Bendis commence sa carrière non pas en tant que scénariste mais comme dessinateur dans des journaux locaux ou magazines pour lesquels il effectuera diverses illustrations, notamment des caricatures (ce côté plus fantaisiste de sa personnalité peut se retrouver notamment dans Total Sell Out, qui est malheureusement inédit en VF et dont nous parlerons plus longuement un peu plus loin). C'est tout d'abord chez Caliber Comics, puis Image, qu'il va se faire connaître en tant qu'auteur de polars.

Si Goldfish semble souffrir de quelques défauts mineurs malgré une réelle maîtrise, d'autres œuvres, comme Torso, démontrent l'étendue du talent du bonhomme. Ce dernier récit, puisant son inspiration dans le roman noir, présente la particularité de se référer à des évènements historiques et à l'une des premières affaires de crimes en série (voir plus bas pour plus de détails).
C'est un peu dans la même lignée que Sam & Twitch, spin-off de la série Spawn, va s'inscrire, Bendis déplaçant sa thématique policière et sombre dans un univers fantastique et super-héroïque, un procédé qui fera d'ailleurs partie de sa marque de fabrique et se retrouvera notamment dans Powers (cf. cet article), une série d'une exceptionnelle maturité, dont les personnages, à la psychologie fouillée et aux failles assumées, contrastent très fortement avec l'aspect cartoony de l'ensemble.

C'est en arrivant chez Marvel que Bendis va se faire connaître d'un plus large public. Son rôle au sein de la Maison des Idées, ces dernières années, est si crucial qu'il deviendra l'un des architectes de cet univers.
L'auteur contribue tout d'abord au lancement - et au succès - de la gamme Ultimate. Sa collaboration, avec Mark Bagley, sur Ultimate Spider-Man, s'avère aussi longue que réussie. Le tandem va revisiter les jeunes années du Tisseur en mélangeant humour, drame et petites entorses (souvent ingénieuses) à la version classique, que ce soit dans le rôle de certaines protagonistes ou la conclusion de sagas importantes.
C'est cependant sur Daredevil, aux côtés de Alex Maleev, que Bendis signe l'un de ses runs les plus aboutis. Il offre au Diable Rouge une descente aux enfers qui n'est pas sans rappeler le traitement que, jadis, lui infligea Frank Miller. Il ira même jusqu'à dévoiler sa véritable identité et le livrer ainsi en pâture aux médias autant qu'aux criminels.

Toujours dans les apports fondamentaux de Bendis, il faut également signaler la série Alias (cf. cet article), l'une des plus réussies de la gamme Max (le label adulte de Marvel). Là encore, le scénariste renoue avec le mélange de genres qui lui réussit tant - polar et super-héroïsme "light" - et met en scène l'un des nouveaux personnages les plus attachants de ces dernières années : Jessica Jones, une ex-héroïne devenue détective privée.
Bendis va bien entendu être présent sur les gros events qui secouent régulièrement l'univers Marvel. Il met en œuvre l'effondrement des Vengeurs et leur renaissance dans Avengers : Disassembled et  New Avengers (cf. notre chronologie Marvel), il va écrire House of M (cf. cet article), qui lancera la mode des events modernes du marvelverse, il sera également aux commandes de Secret Invasion et signera la fin de la période Dark Reign avec la mini-série Siege.
Son empreinte sur l'univers Marvel est donc énorme.

Le portrait ne serait néanmoins pas complet si l'on ne mentionnait pas ses quelques ratés. Le relaunch de Ultimate Spider-Man, après Ultimatum, ne tient pas la route en comparaison des excellents premiers arcs de la série. Étrangement, les dialogues semblent même poussifs et désagréablement répétitifs. Un défaut que l'on retrouvera également un temps sur le titre New Avengers, subissant un certain essoufflement. La mini-série consacrée à Spider Woman n'est pas non plus un modèle de réussite. Il faut savoir qu'à l'origine, c'est ce personnage (Jessica Drew) sur lequel Bendis voulait travailler juste avant de créer, presque par dépit, Jessica Jones. Peut-être ses meilleures idées étaient-elles épuisées lorsqu'on lui autorisa enfin à s'emparer du destin de la jolie femme araignée. Pour compléter le tableau, Halo ne s'avère pas non plus très enthousiasmant et souffre de défauts rédhibitoires (personnages fort peu creusés, intrigue plate et obscure) qui sont pourtant à l'opposé de ce que l'auteur a pu démontrer à maintes reprises.

Faut-il y voir une usure prématurée, due à un rythme d'écriture effréné ? Sans doute en partie. Le fait de devoir gérer de plus en plus de séries en parallèle n'aide évidemment pas au renouvellement et à la sélectivité. Néanmoins, il est probable que bon nombre d'auteurs seraient prêts à endosser ces quelques ratages pour pouvoir revendiquer également la paternité de tant de runs et récits aussi inventifs que brillamment menés. La polémique sur sa tendance à rallonger "la sauce" n'a pas lieu d'être. Soit un récit est bon, et le lecteur n'a aucun intérêt à ce qu'il s'arrête prématurément, soit il ne l'est pas, et même une seule planche est alors de trop.
Même s'il reste bien évidemment faillible, Bendis possède un talent exceptionnel. Il fait partie de ces rares auteurs dont on reconnait tout de suite la patte et qui vous marquent à jamais. Il est de cette caste, précieuse, qui transforme les histoires en contes et parvient à les inscrire durablement dans la mémoire collective. Il est enfin de ceux qui, peu à peu, contre tous les a priori, parviennent à faire de la bande dessinée un art reconnu. Non pas un art mineur, destiné aux enfants et aux niais, comme les médias télévisés tentent encore de nous le faire croire, mais un art mature, complexe, aux possibilités infinies, pouvant rivaliser avec le roman ou le cinéma.

Si vous vous intéressez aux comics modernes, il y a peu de chances pour que vous n'ayez jamais lu du Bendis. Et dans le cas contraire, il vous reste à découvrir de formidables séries !


Quelques œuvres notables

Outre les titres ci-dessous, nous vous recommandons également les séries Alias, Powers et House of M, déjà traitées sur UMAC dans d'autres articles.


Total Sell Out
L'ouvrage dont il est question ici est un incroyable, et fort drôle, fourre-tout assez atypique (et d'autant plus intéressant).

Bendis se livre ici à un exercice assez particulier puisqu'il ne s'agit ni de super-héros ni de truands mais de petites anecdotes, parfois qualifiées d'autobiographiques, mises en images à diverses occasions.
Du petit strip caricatural aux planches plus sombres et travaillées, l'auteur nous offre une compilation d'histoires courtes publiées dans des journaux ou simplement sorties d'un vieux tiroir (ou d'un vieux disque dur plus probablement).

Est-on pour autant réellement en dehors des comics habituels ? Non, au contraire, on est en plein dedans, que ce soit lors d'une scène où un jeune Bendis inconnu rencontre Stan Lee ou à l'occasion d'une anecdote sur l'un de ses petits boulots dans un comic-shop, tout ou presque a rapport avec ce que les médias appellent la "culture geek", c'est-à-dire cet espèce de truc pour timbrés, tellement décrié, qui a tout à coup vu sa cote remonter lorsque certains se sont aperçus que de talentueux auteurs gravitaient autour de ce mouvement (et qu'on pouvait faire du pognon avec).

L'ouvrage fourmillant de références, il ne conviendra pas forcément aux plus jeunes lecteurs, qui risquent de passer à côté de pas mal d'allusions. Par exemple, il vaut mieux avoir vu Pulp Fiction pour comprendre la vanne sur le voleur et "the gimp". Outre les histoires courtes et humoristiques, l'on trouve aussi ici quelques œuvres collaboratives, sur un scénario de Warren Ellis par exemple ou encore avec un encrage signé David Mack.
Dans la catégorie petits bonus sympathiques, Bendis nous offre quelques portraits (il s'en sort pas mal dans un style réaliste le bougre !) de monstres sacrés du cinéma ainsi que quelques textes écrits à l'occasion de préfaces ou de remises de prix. Bref, c'est plutôt dense et l'artiste conserve dans cette compilation un côté fouillis, foisonnant, qui donne l'impression d'être au cœur de sa réflexion, de son monde. L'on navigue parfois sur les eaux de la créativité, comme avec le poétique Borderland avant de revenir ensuite sur un dialogue surréaliste digne de Seinfeld.

D'un point de vue pratique, le livre est édité chez Image et n'est disponible qu'en langue anglaise. Il coûte une quinzaine de dollars, ce qui vous fera donc une dizaine d'euros, port compris sur certains sites. Un peu dommage qu'aucun éditeur français ne se soit penché sur cette petite merveille d'humour et d'intelligence.

Une plongée dans l'univers d'un auteur exceptionnel qui s'adresse à ses lecteurs d'une manière originale et enthousiasmante.
Un vrai bon moment de lecture, riche et varié.


Torso
Avec Torso, un polar se déroulant dans le Cleveland des années 30, Bendis nous plonge sur les traces d'un tueur en série traqué par le célèbre Eliot Ness. Un comic inspiré d'une histoire vraie (et inspiré tout court).

Cleveland. Nous sommes en 1935. Le terme serial killer n'a pas encore été inventé mais les cadavres sont déjà là. La ville sort de la crise de 1929 et attire une foule bigarrée qui s'entasse dans Shantytown, un bidonville qui rassemble les chômeurs, les sans-abri, des gens qui, s'ils disparaissaient, ne manqueraient à personne. C'est dans ce réservoir humain qu'un tueur en série va puiser ses proies. Il va trouver sur sa route le célèbre Eliot Ness qui, auréolé de sa victoire face à Capone, se voit chargé par le maire de nettoyer Cleveland. Il y a tout à faire. Il faut même penser à installer des feux de signalisation pour faire baisser les statistiques des morts causées par la circulation. Et puis, les pressions politiques sont là aussi. Il serait si pratique que ce monstre dont la presse parle tant soit arrêté avant la convention nationale du parti républicain...

Bendis a travaillé ici en collaboration avec Marc Andreyko. Les deux hommes ont avant tout effectué un important travail de recherche sur l'affaire en question, car "Torso" (ou "Mad Butcher" ou encore "Head Hunter") a réellement existé. Malgré le contexte assez exceptionnel de l'affaire (histoire sordide de tueur en série, présence de la "star" Ness, magouilles politiques), elle reste relativement peu connue, en tout cas bien moins que la lutte de Ness contre la pègre de Chicago.
Graphiquement, nous avons affaire à du noir & blanc jouant avec les ombres, les contrastes mais aussi à une technique relativement originale consistant à intégrer de véritables photographies d'époque en guise de décors. On a un peu l'impression, au fil du récit, de consulter un vieil album photo qui, subitement, se mettrait à s'animer sous nos yeux pour nous raconter l'histoire de ces lieux et visages d'un autre temps. Plutôt magique comme sensation.

L'histoire en elle-même reste assez classique : scènes de crime, enquête, un flic intègre, des politiques emmerdeurs, une fausse piste, la tension de l'assaut final... Pourtant, le lecteur reste collé aux basques de Ness et de ses Inconnus, la version "made in Cleveland" des Incorruptibles de Chicago. Même la vie privée du super-flic parvient à être évoquée de manière réaliste et sobre, rendant ainsi un personnage "larger than life", et réputé invincible, plus humain sans pour cela sombrer dans le voyeurisme.

Ce livre est disponible en VF chez Semic (dans la collection Semic Noir). L'ouvrage est complété par des articles de presse et des photos d'époque ainsi qu'un très intéressant topo sur l'affaire en question et ses conséquences.
La carrière de Ness fut à jamais entachée par sa décision d'incendier Shantytown pour priver le meurtrier - insaisissable pendant les quatre années où il fut "actif" - de son vivier. Le policier perdit les élections municipales de Cleveland et quitta la ville. Même après son départ, il continua à recevoir des cartes postales du tueur (ou d'un trou du cul morbide). Il emporta dans la mort son intime conviction. L'un de ses inspecteurs continua à se rendre sur tous les sites de crime avec démembrement même après que le dossier fût classé.
À ce jour, le "Torso" de Cleveland reste officiellement inconnu.
Pour l'anecdote historique, Adolf Hitler prit cette série de meurtres en exemple pour démontrer la "décadence de l'Amérique".

Un excellent Bendis qui parvient à créer une atmosphère pesante à partir de quelques photos et de dialogues ciselés avec le talent qu'on lui connaît.


Daredevil
Avant la loi de recensement des surhumains et la guerre civile qui en a découlé, nombreux étaient les super-héros qui chérissaient leur identité secrète. Daredevil était l'un de ceux-là. Alors qu'est-ce qui a pu mal tourner au point que son nom se retrouve à la une des journaux ?
"Matt Murdock est Daredevil !" proclame le Globe.
Tout a commencé par l'arrivée à New York d'un petit truand ambitieux qui, à force de manigances, va précipiter la chute du Caïd et tomber sur l'un de ses plus sulfureux secrets. Pour Silke, maintenant à la tête du crime organisé de Hell's Kitchen, il est temps d'affirmer son autorité, de faire savoir à tous qu'il est tout-puissant. En brisant Murdock. En livrant Daredevil au FBI, à la presse et à tous ses ennemis.
Pour le Diable Rouge, c'est le début d'une longue descente aux enfers.

On commence par une bizarrerie toute paninienne : le Marvel Deluxe dont il est question ici est le deuxième consacré à Daredevil, mais malgré cela il arbore fièrement un joli "vol. 1" sur la tranche. Panini a oublié le premier tome, pourtant fort bon ? Ou bien le stagiaire qui sait compter n'était pas là le jour-là ?
Alors, évidemment, c'est le premier tome du run de Bendis, mais bon, si l'on change la numérotation à chaque fois que l'on fait valser les scénaristes, l'on n'a pas fini de trouver des "tomes 1" dans nos bibliothèques.

Pour en revenir au contenu, il s'agit des douze premiers épisodes du long run de Bendis sur la série, avec les arcs Underboss et Out (Le Scoop). Ces épisodes ont également été publiés dans les 100% Marvel Daredevil #4 et #5. L'on pouvait également trouver la première saga dans la défunte collection Best Sellers des tout aussi peu en forme boutiques MaxiLivres.
L'histoire est tout bonnement excellente. L'aspect super-héroïque prend ici un virage réaliste et sombre, à l'atmosphère très polar. Les dialogues font d'ailleurs penser parfois aux tirades décalées des mafieux qui peuplent les films de Tarantino. Outre la chute, shakespearienne, du Caïd, le lecteur peut se délecter des prouesses de Murdock, l'avocat, qui vient en aide à Daredevil, le héros démasqué et jeté en pâture aux médias et aux super-vilains revanchards.

En guests, l'on peut noter l'apparition de Spider-Man, Luke Cage, la Veuve Noire et Elektra.
Le dessin est l'œuvre de Alex Maleev et est pour une grande part dans l'ambiance sombre de ces épisodes. Le style, bien que réaliste, ne manque pas de caractère et permet de donner aux lieux et personnages une consistance et une moiteur envoûtante à laquelle il sera difficile de résister. Si l'on rajoute à cela la variété des plans et la beauté grave des visages, l'on n'aura pourtant qu'un bref aperçu du talent de l'artiste.
Pour les bonus, pas grand-chose. Plus précisément rien sauf les covers. Mais c'est tellement bon que l'achat est tout de même vivement conseillé, surtout si vous n'avez pas les précédentes éditions librairie. Si vous ne connaissez Daredevil que par son épouvantable adaptation cinéma, alors voilà l'occasion de découvrir réellement le héros de Hell's Kitchen et, à travers lui, l'immense différence qui existe entre les comics et les navets qu'ils inspirent sur grand écran.

Les débuts du tandem Bendis/Maleev. Incontournable.


Ultimate Spider-Man
Bien peu de gens croyaient vraiment, au départ, au succès de la gamme Ultimate. Pourtant, cet univers parallèle a su s'imposer comme un véritable renouvellement des grands mythes de la Maison des Idées. Le plus célèbre d'entre eux doit sa réussite au tandem formé par Brian Michael Bendis et Mark Bagley. Si le premier a su garder l'âme des premiers épisodes du Tisseur tout en modernisant franchement la narration et les dialogues, le second a su également imposer son style frais et dynamique. Le duo fonctionne d'ailleurs si bien qu'il a battu le record de longévité sur un titre (le précédent était détenu par Stan Lee et Jack Kirby, c'est dire !).

Le premier Mavel Deluxe consacré au Tisseur de l'univers 1610 comprend les treize premiers épisodes de la série. Bendis y présente les "nouvelles" origines d'un Peter Parker adolescent et met en scène ses premiers ennemis, comme le Bouffon Vert ou le Caïd.
Le récit est rythmé, haletant, non dénué d'humour (cf. la scène 27 de notre Bêtisier Marvel) et prend également le temps de s'attarder sur la vie d'un Parker débutant qui doit faire face aux ennuis quotidiens des jeunes de son âge. Quant aux surprises, rassurez-vous, il y en a et l'on s'éloigne parfois très largement des caractères des personnages de la version classique (celle de l'univers 616).

Par la suite, le scénariste va développer notamment une nouvelle saga du clone, avec Octopus en vedette. La réécriture d'évènements importants ayant impacté la vie du Tisseur alternera avec des épisodes plus légers, comme lorsque Peter et Wolverine échangeront involontairement leurs corps, avec tous les inconvénients que l'on peut imaginer (cf. scènes #5 et #41 de notre Bêtisier). Venom ou encore Carnage seront également de la partie, avec des origines là aussi sensiblement différentes de la continuité classique. L'on découvrira également une histoire d'amour entre Peter et Kitty Pryde (cf. la scène #19 de notre Bêtisier Marvel), et l'on verra le Tisseur être coaché par Tony Stark, alias Iron Man, ou être manipulé par Nick Fury.
Et puis, tout prendra fin avec l'arc Death of Spider-Man, mettant en scène un combat final rassemblant le Bouffon Vert, l'Homme-Sable, Electro, mais aussi Iceberg, la Torche et même... la tante May.
Miles Morales prendra la suite, sans parvenir toutefois à faire oublier un Peter Parker ultimate particulièrement réussi.

Une excellente série, vivement conseillée.