Thanos : la Révélation de l'infini
Publié le
18.7.15
Par
Vance
C'est bien beau d'avoir créé un grand nombre de super-héros opérant plus ou moins en groupes dans un univers très proche du nôtre, des êtres capables de passer d'un souci de la vie quotidienne (trouver un travail, nourrir sa famille, aider ses pairs, poursuivre des études) à un cataclysme d'ampleur cosmique, qu'ils soient mutants, humains améliorés ou demi-dieux de panthéons antiques. Les séries Marvel se sont ainsi bâties, et c'est bien normal, sur ces personnages auxquels on a tous voulu s'identifier, du gentil ado un peu malhabile au surhomme surpuissant et incompris. Mais pour réaliser une bonne histoire héroïque, il faut souvent un antagoniste d'exception (A vaincre sans péril...). Et, si les scénaristes de la Maison des Idées ont su engendrer des méchants sublimes, aucun d'entre eux n'a acquis le charisme et le pouvoir de fascination de Thanos.
Ah, Thanos !
Je ne prétends pas avoir tout lu, mais, en dehors d'une mini-série récente sur ses origines (intéressante dans sa démarche, mais ratant son coup par une forme de démystification maladroite et indue), aucune des publications dans lesquelles il a joué un rôle ne s'est avérée médiocre ou inintéressante. Véritable plus-produit, il est capable de transcender les pages dans lesquelles il se dévoile. Vous aurez beau chercher (et ce serait d'ailleurs amusant de voir quel bad guy est pour vous le plus réussi de l'univers Marvel), aucun de ses pairs n'arrive à la cheville du Titan Fou. Plus retors que Galactus, plus puissant que Fatalis, plus complexe que Mephisto, plus ambitieux que Loki, il a passé son existence à tenter de séduire la Mort elle-même, jusqu'à devenir omnipotent en mettant la main sur les Gemmes de l'Infini, ce qui le plaçait au niveau le plus élevé de notre réalité. Il était tout, il pouvait tout : d'un hoquet de colère, il balayait la moitié de la Création et les entités telles Eternité ne pesaient plus bien lourd face à son pouvoir incommensurable.
Pourtant, il échoua. Comme il échoua précédemment, lorsqu'il réussit à acquérir le Cube cosmique. C'était, pour le lecteur assidu, il y a bien longtemps déjà. En France, les aventures de Captain Marvel (le premier, le vrai, le seul, le décédé) faisaient les beaux jours de la revue Strange éditée chez Lug : sous la houlette de Jim Starlin, ce héros messianique s'associait aux Avengers des premiers temps pour contrer les agissements de ce mystérieux Thanos, individu étrange né sur Titan dans une famille d'êtres extraordinaires. Thanos n'était pas de ces vilains de pacotille qui ne cherchent qu'à s'emparer de Fort Knox ou à éliminer les chefs de gangs rivaux : il voulait conquérir la Mort elle-même, et lui offrir l'univers entier pour preuve de son amour. Il lui fallait donc obtenir un pouvoir supérieur à celui de ses pairs, jusqu'à tutoyer les entités régissant les intérêts cosmiques. Bien que passionné, il procédait de manière méthodique, écartait ses adversaires dans un ordre donné (en commençant par son père) et rassemblait de véritables armées et des arsenaux impressionnants capables de raser un système solaire. A chacune de ses tentatives, il passa tout près d'un statut divin. Chaque fois, il échoua.
Certes, les héros qui l'affrontaient constituaient souvent bien plus qu'un grain de sable dans une opération ourdie depuis des lustres, au point qu'il leur rendait souvent hommage, à sa manière (n'est-il pas venu escorter son meilleur ennemi Mar-Vell alors qu'il rendait son dernier soupir - dans le magnifique et indispensable La Mort de Captain Marvel ?).
Lorsque Jim Starlin l'introduisit dans une aventure d'Iron Man - avec déjà son arc de la Quête du Cube cosmique en tête - il le fit avec une certaine délicatesse : on comprenait très vite qu'il ne s'agissait pas d'un méchant d'opérette, mais bien d'un personnage entier infiniment plus complexe et, donc, intéressant.
Le fait est que l'on pourrait presque envisager l'œuvre de Starlin à travers le prisme de Thanos : il a fait évoluer son Titan morbide au point de repousser les limites du Marvelverse et les grandes sagas cosmiques des années 2000 (je pense à Annihilation par exemple, mais n'oublions pas Infinity) doivent énormément au travail de cet artiste visionnaire et iconoclaste qui ne semble se plaire que dans l'immensité du vide spatial. La Terre est trop petite pour les récits de Starlin, et il lui faut des héros à la hauteur des enjeux qu'il avance. Après avoir (magistralement) servi la gloire de Mar-Vell, il a trouvé dans le Silver Surfer mais surtout chez Adam Warlock un caractère à sa (dé)mesure, puissant mais malléable, toujours déchiré entre le monde des mortels et les agissements des divinités. Néanmoins ces héros christiques n'ont été que des intermédiaires dans son processus créatif : Thanos est bien la clef de voûte du Grand œuvre de Starlin. Il suffit de voir quelle direction a été prise pour celui qui fut le plus grand criminel de l'univers : après avoir été dépossédé du Gant de l'Infini, n'a-t-il pas été quasiment absous de ses péchés par son ennemi d'antan ? Ne lui a-t-on pas confié la garde d'un des Joyaux ?
Thanos est de ces êtres qui ne peuvent être rangés dans une catégorie de personnages : paradoxe vivant, supérieurement intelligent mais cruellement laid, respectueux mais farouchement jaloux, il dépasse les notions de Bien ou de Mal pour s'approprier celles qui gouvernent la Réalité.
Avec la Révélation de l'Infini, Starlin met un énième point final à la trajectoire de Thanos, sans doute une autre étape (malgré son âge, l'auteur a de la ressource) : ancien dieu et déjà mort, Thanos est indissociable désormais de l'évolution de l'univers. Et quand, au début de ce graphic novel, Infini et Eternité sont convoqués par le Tribunal Vivant, c'est uniquement pour qu'ils apprennent que le grand bouleversement cosmique se déroulera sans leur intervention, et que le Titan en sera le point nodal. Ainsi donc, vous pourrez lire jusqu'où l'esprit torturé de Starlin a mené sa barque, quelle est la conclusion (forcément temporaire) de cette saga de quarante ans qui n'a pas pris la moindre ride. Si vous avez apprécié les précédents récits, vous retrouverez quelques-uns des "seconds rôles" habituels qui accompagnent Thanos, pour le pire et pour le meilleur : Warlock lui est intimement lié (et l'histoire insiste sur cette dualité singulière dont la dichotomie rythme l'évolution de la Réalité), tout comme la Mort, mais vous croiserez aussi la route des Gardiens de la Galaxie et des puissants Annihilateurs, dont Ronan l'Accusateur kree, Quasar et surtout le Silver Surfer.
La seconde moitié de l'ouvrage dépassera la simple quête et les combats pour une ascension irrésistible vers un nexus d'où devrait émerger un nouvel univers. Tel Néo face à l'Agent Smith, Thanos devra faire des choix et surtout s'assumer, enfin, pour dépasser ses échecs précédents (il a toujours consciemment ou non, laissé une faille dans ses plans qui a permis à l'adversité de le vaincre, parce qu'il a toujours douté de ses choix et, surtout, de lui-même) : épaulé/aiguillonné par un Warlock changeant auquel il ne peut faire (et qui ne lui fera jamais) confiance, il ne pourra trouver la force nécessaire à la conflagration finale que dans ce qui le motive depuis toujours, ce qui l'incite à repousser les barrières du néant et dépasser les limites de l'existence. Cette fois, c'est l'Univers lui-même qui l'a choisi, et il devra faire avec.
Lecture délassante et méta-lecture stimulante : Jim Starlin, parfaitement épaulé aux couleurs par Andy Smith, a de nouveau réussi un coup de maître, subtilement introduit dans une préface d'une rare érudition signée Douglas Wolk (un critique de comics écrivant pour le New York Times). Ce genre de littérature peut agacer, troubler ou ennuyer certains. Moi, j'ai adoré.
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