Voici l'Homme : un chef-d'oeuvre provocateur de Michael Moorcock
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Choisir un livre pour un voyage n’est pas chose aisée. Pas de comics (ils pourraient être abîmés, vu leur taille et la fragilité de leur couverture). Pas de grands formats pour les mêmes raisons. Evitons les livres neufs aussi, au cas où une trop grande compression dans la valise, un choc imprévu laisse une marque regrettable. Reste le meilleur compromis : un livre de poche, si possible de seconde main. Ne sachant si l’aventure américaine me laisserait le temps (et l’énergie) de lire beaucoup, je me suis contenté de 2 romans de taille modeste issus de ma modeste bibliothèque : le Dieu venu du Centaure, parce que c’est Dick et que je m’étais à l’époque engagé sur un Challenge littéraire, on le mène jusqu’au bout ; et Voici l’homme.

Il s’agit d’un roman de Michael Moorcock, un auteur que j’apprécie particulièrement pour sa manière très particulière qu’il a d’interpréter le mythe du Héros au travers de son gigantesque cycle, un peu inégal, du Champion éternel. Comment ne pas tomber sous le charme singulier de cet être unique qu’est Elric, jouet de forces qui le dépassent, nanti d’une épée sombre buveuse d’âmes qui le possède, empereur déchu d’un empire qu’il a détruit, homme fragile et magicien puissant ? Ses récits ne sont pas tous des réussites formelles, mais le mythe est incomparable.
Seulement Moorcock, génial touche-à-tout, n’est pas qu’un auteur de fantasy, si sombre qu’elle puisse être. Il est aussi, et peut-être avant tout, un écrivain de SF inventif, provocateur et percutant.

Voici l’homme a choqué, en son temps. On a même crié au blasphème, ainsi que l’indique obligeamment le petit édito présentant l’auteur et l’œuvre en page de garde (l’exemplaire en ma possession est paru aux éditions l’Age d’Homme en 1971, traduit par Martine Renaud & Pierre Versins).
Soit. Comme vous le savez sans doute si vous me lisez, une polémique n’est pas du tout pour me déplaire.
Seulement, de l’eau est passée sous ces ponts de cendres.
Moorcock est rentré dans le rang depuis, s’étant consacré, après sa glorieuse carrière de directeur de la revue New Worlds (qui révéla parmi les plus grands auteurs britanniques), à des récits annonçant le steampunk. Elric a fait florès, ainsi que Hawkmoon, un autre avatar du Champion, grâce à de très bons jeux publiés en France par Oriflam. Et on a oublié Jerry Cornélius, peut-être son personnage le plus intrigant, le plus mystérieux et le plus prometteur. Jerry Cornélius, dont les initiales hantent les œuvres les plus personnelles de Moorcock. Dont, et d’ailleurs, celle-ci.

Voici l’homme a pour « héros » un certain Glogauer. C’est un être pitoyable. Mal-aimé depuis toujours, brimé, psychotique et suicidaire, il cherche une réponse à sa vie misérable et morne ; il entreprend des études de psychologie et fréquente les personnes susceptibles de lui apporter un peu de réconfort. Malheureux en amour, il passe son temps à s’auto-flageller, ne s’estimant jamais digne et lassant ses rares compagnes. Incroyant mais fétichiste de la croix, il en vient à souhaiter que les religions reposent sur une base tangible et cohérente. Il fait de cette aspiration le seul but de sa vie médiocre.
Or voilà qu’un de ses anciens amis lui propose d’essayer une machine temporelle de son invention. Glogauer accepte, à condition de choisir précisément la date et le lieu : ce sera la Galilée, en l’an 29 de notre ère. Car il a l’intention de rencontrer le Christ, le vrai, d’assister à sa crucifixion pour enfin donner un sens à sa vie, et par elle à l’existence tout entière. Cependant, le voyage ne se déroule pas comme prévu. Blessé dans le crash de la machine, Glogauer est recueilli par un certain Jean, qu’il finit par identifier comme le Baptiste, chef des Esséniens…

Dans Voici l’homme, on n’a plus ce style ampoulé et un peu affecté que j’appréciais néanmoins dans la saga d’Elric : c’est nettement plus direct, brut, sur un ton souvent cassant. Le récit est déconstruit, mais se suit assez aisément, entre le présent (Glogauer se crashe dans sa machine et est secouru par une tribu étrange aux mœurs ascétiques), le passé du personnage (de son enfance brimée à l’annonce du voyage, en passant par ses études compromises et ses amours sabotées) et des réactions vives, à la première personne, dont certaines semblent précéder le présent ; le tout s’entremêle assez habilement. Les intentions de l‘auteur sont vite claires, et les enjeux promptement assimilés : Moorcock ne cherche pas à surprendre, mais à définitivement choquer le lectorat. Et ainsi, à donner un bon coup de pied dans les fourmilières de la pensée végétative. Si Jean (le) Baptiste n’est pas si éloigné du prophète bourru condamné à être décapité sur un caprice de Salomé, le reste du paysage galiléen ne correspond guère aux attentes et du lecteur, et du héros. Ce n’est que grâce à une méticuleuse préparation et une grande culture (qu’on associe aussitôt à l’auteur) que Glogauer parvient à comprendre plus ou moins qu’il a bien « atterri » au bon endroit et à la bonne époque – même si nul Messie du nom de Jésus ne s’est manifesté. Les temps sont durs, la sédition menace et les troubles publics couvent : Pilate cherche à mettre un terme à ces rumeurs malsaines de rébellion mais sans se salir les mains, afin de ne pas exacerber les tensions entre communautés. Il compte sur une erreur d’appréciation du falot Hérode. Le contexte, les personnages coïncident, nonobstant quelques arrangements. Toutefois il y manque la pièce maîtresse : le Nazaréen, l’homme des Evangiles. Il n’a pas accompli de miracle, n’a guéri personne, n’a pas marché sur l’eau ni rassemblé ses apôtres.
Et nul ne le connaît.

Pour un homme tel que notre personnage principal, perdu dans une psychose quasi mystique, au sein d’une ère dont il sait qu’il ne pourra s’échapper, c’est inacceptable – tout comme il refuse d’assumer le rôle que tient à lui faire jouer Jean dans son projet ambitieux.
Alors, désespéré, meurtri et hagard, perdu dans un temps étranger, il entreprend le voyage ultime vers Nazareth. Les autochtones voient en lui un illuminé, ou un prophète, s’exprimant étrangement et manifestement dérangé.
Toute sa vie, Karl Glogauer a fui sa condition, ses obligations, et nié ses principes. Cette fois, il ne fuira pas : bien décidé à prouver au futur des hommes la pertinence de la logique chrétienne, il part en quête de celui qui est destiné à souffrir pour l’Humanité. Dans sa quête irraisonnée, il finira par toucher au but : il va enfin trouver Joseph, un charpentier aigri, époux de la belle et concupiscente Marie, qui lui a donné six enfants. Parmi ces derniers se trouve bien Jésus : mais il n’est qu’un garçon demeuré incapable de la moindre parole sensée…

p. 153 : Le fou, le prophète, Karl Glogauer, le voyageur temporel, le psychiatre névrosé manqué, qui voulait que les choses aient un sens, le masochiste, l’homme au désir de mort et au complexe messianique, l’anachronisme, se frayait un chemin à travers la  place du marché, haletant.
 Il avait vu l’homme qu’il cherchait. Il avait vu Jésus, le fils de Marie et de Joseph. Il avait vu l’homme en qui il reconnaissait, sans le moindre doute, un idiot congénital.


Désormais, Glogauer sait qu’il n’aura plus d’échappatoire : l’amère, la cruelle désillusion laissera la place à la ferme intention d’accomplir ce qui doit l’être. Lui, l’iconoclaste, fera que Son règne advienne… quoi qu’il lui en coûte.
Dévastateur et brillant, un livre qui n’a rien perdu de sa force. Un très grand roman de science-fiction.

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un pitch osé.
  • Une écriture crue, brute, voire brutale.
  • Un développant brillant, provocateur et jusqu'au boutiste.
  • Un héros détestable mais dont on aime le chemin de croix.
  • Une mise en lumière intéressante des enjeux sur lesquels repose une grande part de notre culture judéo-chrétienne.  

  • Des personnages antipathiques, aux travers souvent grossis.
  • Une SF plus cérébrale que démonstrative.
  • A ne pas mettre entre les mains de pratiquants manquant d'ouverture d'esprit (ou si ?).