Flesh Empire
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Un bel emballage, surprenant et stimulant, sur un récit trop convenu peuplé de personnages éthérés et au suspense déliquescent : voilà comment l'on pourrait résumer l'intriguant Flesh Empire.

Les éditions Casterman proposent depuis la fin septembre 2019 cet objet étrange proche du roman graphique, dans lequel le visuel s'impose sur l'écrit, noyant le script dans une ambiance souvent rétro-futuriste, volontairement glaciale, marquée par l'implacable symétrie dans la composition, des lignes de fuite tendues, des effets trompant la perspective, insérant un peu d'Escher dans cette alternance élégante de noirs insondables et de blancs chirurgicaux, sans nuances autres que des hachures parfaites et des pointillés subliminaux.
Le choix de ces imposants aplats noirs parfaitement maîtrisés et de ces courbes rappelant les architectures futuristes de Moebius incitent à s'aventurer plus avant dans une histoire forcément engoncée dans la science-fiction, mais une SF austère et nostalgique, empruntant autant à l'Age d'Or du genre (l'un des personnages a un nom fortement inspiré d'Isaac Asimov) qu'à la décennie suivante, où les auteurs choisirent de délaisser les sagas cosmiques et les futurs impossibles pour des préoccupations plus proches de notre monde désenchanté (surpopulation, écologie). Un poème de Norman Spinrad (Jack Barron & l'éternité, Rêve de fer) vient d'ailleurs illustrer un moment-clef du récit, lequel peut en outre être sonorisé par le biais d'une bande originale disponible via un flashcode.

128 pages glacées où le noir règne en maître et le découpage traditionnel en cases cède la place à de grandes illustrations racées, imposantes, hiératiques et très souvent muettes. Peu de personnages viennent encombrer ce récit statique, et les dialogues se font rares. L'album se regarde avant de se lire, d'autant que le propos n'a pas l'audace et l'élégance de son apparence. L'histoire se passe sur Singularity : cela pourrait être le reflet d'un avenir probable de l'humanité, une Terre parallèle. Peu importe (bien que la réponse soit donnée à la fin, et devinable assez aisément) : ses résidents ont une apparence humaine et vivent dans des cités denses et froides. Un préambule nous explique que ces humanoïdes sont dotés d'un corps synthétique, imputrescible, quasi-éternel donc. Un corps qui n'est qu'une enveloppe, un vêtement locomoteur : on peut en modifier des éléments, on peut même en prendre un autre - car l'âme, l'esprit ou le "ghost" de chacun est sauvegardé dans Datacenter. N'importe qui peut donc occuper n'importe quel corps, voire le partager avec un autre (afin de résoudre les problèmes de surpopulation). Mais le Sénat, ayant la mainmise sur Datacenter, peut également oblitérer un individu, "et le faire disparaître à jamais"...
Le chapitre 1 s'ouvre alors : un matin comme un autre à Singularity (à moins que Pierre Tchernia ou René Goscinny ne préfèrent "en" Singularity ?). Lucius s'éveille dans le corps d'Amil. Il ne s'y fait pas : un nouveau visage, une connexion qui bugue, une migraine qui le poursuit jusque dans la rue. Puis le drame, l'explosion : Amil et Lucius ont cessé d'exister. Le professeur Ray Zimov est sommé de comparaître devant le Sénat, mais ses tentatives pour convaincre l'assemblée d'arrêter le programme de "bodyhost" en cours, qu'il juge trop hasardeux, ne convainquent guère. Il s'en remet alors à son alliée secrète, la comtesse Aliena, qui finance un projet alternatif : la création de la chair... qui engendrera matériellement l'apparition de la seule couleur de l'album.
Le récit progresse vite, le lecteur anticipera aisément les tenants et aboutissants, d'autant que le peu de texte encourage à tourner les pages à une allure inhabituelle. Un Sénat tout-puissant, ourdissant un plan inavouable ; une rébellion discrète mais opportuniste ; un élément perturbateur sous la forme d'une invention qui fait découvrir à chacun un monde de sensations inconnues. Des expérimentations conduisent à l'extase et au chaos, marquant la fin d'une ère et l'annonce d'une genèse.


Les rares individus peuplant cette histoire ne susciteront guère de sympathie, on la suit davantage avec curiosité, un peu comme un voyeur devinant qu'il assiste à un spectacle inapproprié - car sous ses dehors froids et distants, l'album évoque, dans un bon tiers de sa pagination, le plaisir de la chair, et des planches osées mettent en scène le sexe dans une présentation inédite, déroutante, pervertie. L'auteur, Yann Legendre, a par ailleurs utilisé bon nombre de ces illustrations pour des expos ou des anthologies au titre explicite (comme Du cul (une anthologie littéraire débridée)). De fait, cette succession de pages montrant des corps s'interpénétrant, se dissociant ou fusionnant tels des programmes faits de chair et de plastique a de quoi troubler, mais nuit très certainement à l'investissement dans un texte délétère se précipitant vers une conclusion assez convenue, mais suffisamment élégante pour coller à l'ambiance vespérale de l'oeuvre.

Une expérience visuelle à tenter, largement plus convaincante par sa présentation que par son scénario. Et un joli pari des éditions Casterman.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un pari osé, misant sur des graphismes léchés faisant de l'album une vitrine de musée.
  • Des références à la culture SF, qui permettent de comprendre plus aisément l'intrigue, faussement complexe.
  • Un choix de couleurs (ou d'absence de couleur) peu évident mais payant, qui sublime l'apparition de la seule teinte de l'album (la couleur chair).

  • Un scénario convenu qui convient davantage aux néophytes en matière de SF.
  • Des personnages trop éthérés auxquels on ne parvient guère à prêter d'intérêt.