Sélections UMAC : analyse des 3 meilleures aventures de Tintin
Publié le
5.9.20
Par
Nolt
Une sélection UMAC certes comme toujours subjective, avec ces 3 albums de Tintin, mais que nous allons tout de même tenter d'expliquer.
Tout d'abord, si le sujet vous intéresse, n'hésitez pas à consulter notre grand Dossier Tintin, comprenant une sélection d'ouvrages recommandés (ou à éviter), un aperçu de la tintinophilie "alternative", avec différents pastiches ou albums pirates, une étude de cases ou encore un petit hommage à ce brave Haddock. Vous pouvez également jeter un œil à ce comparatif illustré des différentes versions des albums de Tintin.
Ensuite, une précision importante : choisir seulement 3 albums n'a pas été aisé, tant l'oeuvre d'Hergé comporte de moments exceptionnels, que ce soit les diptyques, tous vivement conseillés, qu'ils concernent la Licorne et son trésor, le voyage sur la Lune ou l'épopée vers le temple du Soleil, ou certains albums non présents ici, comme L'Affaire Tournesol ou Tintin et les Picaros.
M'enfin, il fallait bien faire un choix, voilà le moment de vous le présenter en détail. Les trois albums évoqués ci-dessous se suivent, ce qui n'est peut-être pas tant que ça un hasard, puisque l'on peut imaginer que Georges Remi est, à cette époque, à l'apogée de son art et à un moment où il peut techniquement (et a envie) de tenter de nouvelles choses.
Tintin au Tibet - L'héroïsme du Capitaine Haddock
Bien que nous soyons ici dans l'Aventure pure et avec un grand "A", cet album se démarque des autres de bien des manières. Tout d'abord dans son fantastique décor (les montagnes tibétaines), d'une blancheur immaculée, symbolisant une pureté sur laquelle nous reviendrons.
Ensuite, dans le déroulement de l'action et l'absence d'ennemis ou "méchants". Ici, ce qu'il faut vaincre, ce sont les éléments, l'incrédulité, la nature et les préjugés (Tintin souhaitant secourir son ami Tchang, victime d'un accident d'avion).
Enfin, dans le rôle, extraordinaire, tenu par un Haddock qui atteint ici son apogée en tant que personnage.
En effet, si les intentions de Tintin sont pures (sur un simple pressentiment, il s'en va porter secours à un ami croisé des années auparavant), le Capitaine, lui, va faire preuve d'un héroïsme et d'une abnégation exceptionnels.
Rappelons que Haddock est souvent un faire-valoir pour Tintin. C'est un élément comique, voire même celui qui relance l'action en les mettant en danger (dans On a marché sur la Lune par exemple). Ici, le personnage, toujours bourru et colérique mais très humain, va plusieurs fois tenter de raisonner son jeune ami en l'avertissant par rapport aux dangers qu'il va affronter. Ce qui ne l'empêchera pas non seulement de l'accompagner, mais de lui apporter une aide essentielle à plusieurs reprises. Haddock, grandiose, tentera même de se sacrifier à un moment critique pour sauver son ami. Et même si l'on avait vu l'humanité du Capitaine à plusieurs reprises auparavant (dans Les 7 Boules de Cristal par exemple), sa noblesse et sa grandeur d'âme n'auront jamais été aussi tangibles que dans cette aventure, dont il est, à bien des égards, le pilier central.
Ce n'est pas tout, Hergé, dans son utilisation du mythe du Yéti, évite habilement les clichés et livre une vision non manichéenne et très touchante de cet animal, présenté non comme un monstre mais comme une créature sauvage certes effrayante mais sensible et complexe.
Enfin, il faut souligner l'important travail de documentation d'Hergé et de son équipe, à une époque où tout n'était évidemment pas à portée de souris.
Tintin au Tibet reste de la grande aventure, mais sans armes et sans antagonistes humains. Même si les personnages y sont présentés comme non monolithiques (du Yéti à Haddock), avec leurs failles et leurs bons côtés, le cadre et le moteur de l'action restent, eux, d'une simplicité et d'une efficacité exemplaires.
Les Bijoux de la Castasfiore - Le pied de nez d'Hergé
Si Tintin au Tibet représentait l'aventure dans son acception la plus épurée et pourtant la plus forte humainement, l'album suivant, Les Bijoux de la Castafiore, est son exacte antithèse, avec une intrigue en trompe-l’œil et une roublardise évidente de l'auteur, très content de se jouer de ses propres codes.
Que se passe-t-il en réalité dans cet album ? Eh bien... rien, ou plutôt, rien de ce que l'on imagine. Pourtant, il y a bien un élément déclencheur (un vol), l'on suit des pistes qui semblent évidentes, l'on s'interroge sur les agissements suspects de bien des personnages, mais l'on finit par se prendre dans la toile habilement tissée par un Hergé revenu de tout et qui commence, ici, à repousser les murs de son art, à inventer de nouvelles manières d'utiliser un medium qu'il souhaite sublimer en dépassant ses clichés.
L'album n'est pas qu'une fantaisie étrange de son auteur, il installe une ambiance parfois inquiétante et est souvent très drôle, notamment grâce au Capitaine Haddock, redevenu ici un pourvoyeur de gags (efficaces) après ses exploits tibétains. Mais, il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas parce que c'est léger, amusant et agréable à lire que c'est facile. Il faut une vie de labeur, d'essais, de réflexion, d'apprentissage technique pour réaliser Les Bijoux de la Castafiore.
Là encore, même si de "blanc" et de neiges himalayennes il n'est plus question, une certaine volonté d'économie, de travail épuré, se fait sentir, notamment avec le (presque) respect de la règle des 3 unités du théâtre classique : unité de lieu (Moulinsart), unité d'action (le fameux vol), et unité de temps (non pas un seul jour, mais disons le séjour de Bianca).
Outre la maîtrise narrative d'Hergé, l'album est exceptionnel car il montre longuement, pour une fois, les personnages principaux dans leur vie quotidienne et leur environnement habituel. Cet aspect intimiste, plus calme également, est pour beaucoup dans le charme indéniable qui se dégage des planches (malgré certains éléments "modernes" très datés de nos jours, comme la télévision en couleurs).
Voilà un album atypique qui laisse entrevoir ce qu'aurait pu être Un jour dans un aéroport, un projet d'Hergé consistant à écrire une histoire "sans fin" pouvant, en outre, se commencer à n'importe quelle page de la BD.
Et voilà sans doute à quoi l'on reconnaît les génies qui maîtrisent parfaitement leur art : sans pour autant les ignorer, ils contournent les règles et en inventent même de nouvelles.
Vol 714 pour Sydney - Un soupçon d'amertume
Si Tintin au Tibet et Les Bijoux de la Castafiore semblent évidents, pourquoi faire figurer cet album dans un top 3 ?
Eh bien, parce qu'il est, selon moi, probablement l'un des albums franco-belges classiques approchant le plus la perfection sur bien des plans.
Prenons le temps de les passer en revue :
– On a ici une grande aventure classique et exotique, dans le sens où il y a un dépaysement certain, des méchants, des menaces multiples (venant du lieu comme des protagonistes) et des scènes d'action palpitantes.
– On a un peu d'humour... très peu, certes, mais, par exemple, la bataille navale engagée par le Capitaine et Carreidas permet de faire enrager ce pauvre Haddock tout en exposant bien la roublardise du milliardaire. Chaque scène, dans Vol 714, a d'ailleurs son importance, parfois même des rôles multiples.
– On a de l'émotion (notamment quand l'on pense que Milou a été exécuté).
– Hergé se moque de ses méchants les plus emblématiques (Rastapopoulos et Allan ne sont franchement pas épargnés dans cet album où ils embrassent plusieurs registres, du plus menaçant au plus grotesque).
– Hergé n'est plus, depuis longtemps, dans le manichéisme de ses débuts, il dresse notamment un portrait peu flatteur d'un Laszlo Carreidas inspiré de... Marcel Dassault. Il ne condamne plus ici seulement le voyou, le malfaiteur, mais aussi les hommes qui, bien que respectant la loi, ne se comportent pas "bien".
– Hergé, fait rarissime, introduit un aspect SF dans cet album. Aspect permettant une conclusion aussi déroutante qu'incroyablement bonne.
Arrêtons-nous un peu sur ce dernier point.
Dans ce récit, Tintin, Haddock et les autres personnages sont confrontés à un élément ésotérique se rapprochant de la théorie des anciens astronautes. Mais surtout, à la fin de l'aventure, leurs mémoires sont effacées. Et ça, ça a un impact important que l'on se doit d'évoquer.
Étant gamin, quand j'ai lu Tintin au Tibet ou Les Bijoux de la Castafiore, je n'ai pas remarqué qu'il s'agissait d'albums exceptionnels. Mais, quand je suis arrivé au final de Vol 714 pour Sydney, j'ai immédiatement senti que quelque chose d'inhabituel et d'important venait d'arriver. Et même si j'étais incapable de comprendre pourquoi, ce final me rendait... triste. Agréablement triste. C'était bizarre, mais je sentais qu'il y avait du lourd derrière tout ça.
De nos jours, après avoir lu des milliers de BD et romans, et étant devenu auteur moi-même, je comprends mieux évidemment ce sentiment étrange qui m'avait saisi alors.
Pour la première fois, Hergé place le lecteur dans une position aussi désagréable que géniale : il en sait plus que Tintin. Il n'est plus seulement le témoin des exploits du reporter et du marin barbu, il devient seul détenteur d'un savoir unique, comprenant les dérives d'un milliardaire, les agissements de criminels redoutables, la bravoure de certains, et même la présence, sur Terre, d'une intelligence extraterrestre !
Pour la première (et seule fois) également, Tintin ne sort pas totalement vainqueur de son aventure. Bien sûr, il a déjoué les plans des méchants, mais il n'a pas tout découvert, ou du moins, il n'en gardera pas souvenir, et il n'a pas tout maîtrisé.
Si Tintin au Tibet était le moment d'héroïsme d'un Haddock dépassant son rôle initial, Vol 714 pour Sydney signe la fin du Tintin surpuissant et parfait. Confronté enfin à quelque chose qui le dépasse, il devient humain. Faillible. Fragile. Et donc, plus grand encore.
Tintin a fait face à bien des menaces dans sa carrière. Il a été sur la Lune, il a exploré le fond des océans, il a combattu des trafiquants et des salopards, il a été mêlé à des vols, des complots, des intrigues politiques... et il s'en était toujours sorti parfaitement, en héros absolu.
Dans Vol 714, il se fait manipuler et devient victime, mais il ignorera ce fait à tout jamais. C'est sans doute cela qui m'avait rendu triste quand j'étais gamin. Une forme d'injustice. Et c'est sans doute cela qui me fait placer cet album dans ce top 3 aujourd'hui. Une amertume osée mais parfaitement dosée.
Certains pourront objecter que l'amertume est présente également dans Tintin et les Picaros, avec un final montrant que, malgré toute l'énergie dépensée, malgré les péripéties, malgré l'intervention de Tintin, malgré le changement de régime, malgré les bonnes intentions, rien ne change vraiment pour le peuple et les plus pauvres. Oui, c'est vrai, mais l'amertume concerne dans ce cas le monde en général, pas le héros. Dans Les Picaros, Tintin fait son job et il le fait bien. Hergé montre simplement que le système est par nature nocif et que la bienveillance et le courage ne suffisent pas toujours à le contrer. Ce qui est violent, mais ne remet jamais en cause le rôle de Tintin.
Dans Vol 714, Tintin ne peut protéger ni ses amis ni lui-même. Il doit son salut à une intervention extérieure. Pire, il a été dupé mais ne se souviendra même pas de la duperie. C'est la fin du héros dans son acception classique, la fin de la période dorée et insouciante de Tintin, le début de ce qui aurait pu devenir une seconde époque, plus riche, plus trouble (comme l'a montré Les Picaros), plus enivrante. Malheureusement, Hergé n'aura pas eu le temps de développer ce nouveau pan de son art...
Ami lecteur, peut-être ne seras-tu pas d'accord avec cette sélection. Rien de grave, l'oeuvre d'Hergé est suffisamment vaste et riche pour que l'on trouve des tonnes de raisons de revenir sur tel ou tel album.
Cette sélection ne vise nullement à restreindre Tintin à ces trois aventures, ce sont des portes d'entrée, de doux souvenirs, que l'on tente d'expliquer en exposant leurs qualités.
Mais si l'on a aimé Tintin, si l'on a exploré avec lui, tremblé pour lui, alors nul doute que chacune de ses aventures regorge d'émotions et de raisons de lui accorder un regard particulier.
Je ne suis pas "tintinophile", j'ai toujours gerbé ce terme qui rendait "nobles" certains fans de BD alors que ceux qui l'employaient continuaient, dans leur large majorité, à mépriser la BD dans son ensemble.
Mais j'aime Tintin. J'aime Haddock. Et j'aime Hergé.
Et ce n'est pas cet article ou le dossier cité plus haut qui pourront égaler ce qu'ils m'ont apporté.
Mais bon, ce n'est pas très grave. Ces dettes-là sont positives, elles ne poussent jamais au désespoir, au contraire, elles permettent de se développer.