Crusaders 3/5 : Spectre
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Nous sommes insignifiants. Non, ce n'est pas un chapeau d'article, c'est un résumé... quasiment une exégèse !


On va commencer par un erratum : la série Crusaders doit tenir en cinq tomes. Et dans cet article sur le tome 1, j'en annonçais trois. Je dirais bien "mea culpa" mais c'était ce qu'annonçait le dossier de presse de l'époque. Mais bon, au vu des très nombreux détails et des multiples références scientifiques et philosophiques, on se doutait bien que ça ne tiendrait en trois tomes que si le troisième faisait 220 pages.

Dans le tome 1, nous faisions connaissance avec une humanité manipulée génétiquement qui recevait un message de l'espace l'invitant à suivre des plans afin de construire des vaisseaux intersidéraux destinés à rallier une lointaine galaxie.
Une fois arrivés à destination, les voyageurs furent invités au sein d'une gigantesque structure extraterrestre tendue entre deux astres abritant l'Assemblée de toutes les espèces intelligentes du multivers. On est sur de la démesure absolue, là, hein... on parle de multivers contenant des univers en contenant d'autres et tout et tout... laissez tomber les conseils de Star Wars où les créatures ont la même taille et respirent de l'air, par exemple. Ici, ça va de la bestiole microscopique à la planète doté d'intelligence. Autant dire qu'il y a du beau monde et que les auteurs se sont gentiment lâchés : l'imagination est au pouvoir en termes graphiques comme au niveau des caractéristiques biologiques décrites. 
Très vite, il est expliqué aux pauvres humains que, bien que très en retard technologiquement, ils sont admis parmi cette assemblée d'espèces intelligentes au moment où une énorme menace pèse sur toutes les formes de vie que comptent les univers (rien que ça!). Ah oui, c'est le genre de briefing qui peut refroidir un chouïa l'ambiance, hein, c'est certain.
Dans ce troisième tome, les quelques équipages humains isolés à des centaines d'années-lumière de la Terre et de Titan, leur colonie natale, vont découvrir que les puissants et très anciens initiateurs de cette Assemblée d'extraterrestres (les Émanants) pourraient bien ne pas être aussi sincères et transparents qu'ils le prétendent ; on entre dans la partie complots et manipulations extraterrestres.

Voilà. Je n'en dirai pas plus de l'histoire... parce que parler plus amplement du tome 3 dévoilerait trop les deux premiers déjà riches en surprises : je ne suis pas là pour vous gâcher votre plaisir.
Par contre, il me faut vous parler de tout le reste parce que, si le scénario de Crusaders parvient à m'accrocher, c'est loin de constituer le seul intérêt de cette série ! Et je me dois aussi de mettre en garde certains d'entre vous contre ce qui pourrait les rebuter (mais qui, moi, me fascine).


Crusaders, c'est de la SF et donc, ça cause de science... bien plus que dans la majorité des BD de science-fiction, d'ailleurs. Bec ne craint nullement de faire référence à des notions compliquées et use en général d'une astuce toute simple pour nous l'expliquer : un flashback vulgarisateur invoquant l'enfance du personnage central où son père lui explique lesdites notions ; simple, efficace. 

On pourrait toutefois avancer que le procédé, au bout de trois tomes, devienne quelque peu redondant, et c'est ma foi vrai... ça se sent d'autant plus quand la même astuce est également utilisée pour définir certains concepts philosophiques utiles au récit, comme le solipsisme... C'est donc à la fois un défaut et une qualité : si la répétition de cette technique pourrait suggérer une certaine paresse d'écriture dans la forme, c'est néanmoins au service d'une vraie ambition pédagogique à l'attention des lecteurs sur le fond. Et l'ambition pédagogique, ça me parle ! On en accepte relativement facilement que la forme se laisse aller à cette petite facilité.

Si la série Crusaders se distingue par son niveau d'exigence en raison des thèmes abordés et des notions développées, elle restera aussi dans les mémoires comme une bande dessinée ambitieuse et humble à la fois !
Ambitieuse car tout y est démesuré : l'Assemblée est constituée de quantité d'espèces intelligentes originales et impressionnantes, l'utilisation de l'hypothèse des univers-bulles suggère un multivers dans lequel chaque univers peut donner naissance en son sein à d'autres univers... de quoi donner le vertige au vu des espèces déjà présentes dans les albums !
Mais néanmoins humble car s'il est bien un message que les auteurs, de mille façons, nous lancent à la face depuis le tome 1, c'est celui qui est retranscrit en chapeau de cet article (et qui fut aussi le leitmotiv d'un très bon documentaire d'Arte intitulé Une espèce à part) : nous sommes insignifiants. Que ce soit au regard de l'immensité des univers ou de la puissance potentielle de l'infiniment petit, nous ne sommes globalement, nous humains, qu'un grain de sable perdu dans plusieurs milliards de déserts.
D'ailleurs, les héros humains sont loin, très loin d'être épargnés. Quand ils ne meurent pas par équipages entiers, balayés en une fraction de seconde par une arme dont ils sont incapables ne serait-ce que d'appréhender la puissance, ils sont baladés par le récit et ses autres protagonistes comme des spectateurs impuissants simplement inaptes à agir face à l'ampleur du réel auquel ils sont confrontés.


Comme pour les tomes précédents, le dessin de Carvalho fait exactement ce qu'on attend de lui. Le moins réussi reste peut-être, d'ailleurs, les expressions humaines... Les décors grandiloquents, les vues de l'espace, les races extraterrestres... tout en met plein la vue dans des cases chargées, serrées et écrasantes ou, parfois, sur des pleines pages restituant l'immensité du théâtre spatial. Le trait est d'un classicisme franco-belge absolu mais ça permet une parfaite lecture de ces décors et de ces anatomies totalement inédites : tant de fantaisie dans le fond nécessite forcément un peu de rigueur dans la forme, histoire d'offrir un tout lisible et compréhensible... comme c'est déjà le cas au niveau de l'écriture.


Si la bande dessinée doit, à vos yeux, n'être qu'un divertissement, passez votre chemin.

Si, comme moi, vous considérez que toute occasion d'apprendre est bonne à prendre, ne boudez pas votre plaisir et goûtez à Crusaders
Et puis j'aime bien la façon qu'a cette série de répondre directement aux questions que l'on se pose immanquablement à la lecture :
- oui, des êtres non carbonés intelligents existent dans mon lore ;
- oui, j'ai une explication au fait que le langage soit commun à des milliers de races extraterrestres et aux humains ;
- non, je ne ferai aucune concession à l'anthropomorphisme et oui, je te ponds donc des formes de vie allant de la raie manta géante ou autre méduse de la taille de plusieurs immeubles à des... choses... indescriptibles sans user d'un vocabulaire lovecraftien...
C'est de la SF : à mon sens, ça a l'obligation me mettre des coups de pieds dans les clôtures du champ des possibles ! Je ne supporte plus la SF qui s'en tient au respect psychorigide d'une imagination sclérosée autour de notre science actuelle. Avec Crusaders, on a chez Soleil une série se permettant de divaguer, d'extrapoler, d'imaginer autour de concepts scientifiques qui ne sont encore que des théories pour nous offrir de l'inédit. C'est ça, ma SF préférée ! Et cette série le fait ma foi plutôt bien. De façon généreuse et assez érudite. Alors je continue à apprécier et j'attends les deux derniers tomes avec impatience... s'ils s'en tiennent bien à cinq, cette fois.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Privilégiant la richesse du fond à la complexité de la forme, cette BD a la grande qualité de ne pas nous prendre pour des imbéciles en restant néanmoins jolie à regarder et intéressante à lire.
  • Le scénario est intrigant et cruellement réaliste pour les êtres insignifiants que nous sommes à l'échelle de l'univers.
  • Défaut inhérent à toute œuvre ayant une certaine ambition, cette BD pourrait sembler longue, lente, voire indigeste à ceux qui n'y chercheraient que du divertissement... 
  • Le dessin, très classique, l'est parfois un rien trop à mon goût pour les personnages humains souvent un peu rigides.