Kurt Vonnegut a une place à part dans la littérature de science-fiction - voire dans la littérature en général. Mais pour une fois, avant de vous assommer de faits et de dates, je vais d'abord tenter de vous décrire le cheminement particulier qui m'a conduit à me frotter à ce monument qu'est Abattoir 5. Un cheminement qui passe, étrangement, par Footloose.
C'est la vie.
D'abord, c'est l'auteur qui a attiré mon attention. Un nom pareil, avec cette consonnance singulière, ces "v" et ces "u", ça marque incontestablement l'esprit. Ce pourrait être le nom d'un méchant de James Bond, ou le pseudo d'un acteur porno. Mais lorsque j'en vins à m'adonner (et ce fut très tôt) aux infinis délices de la lecture de science-fiction, Vonnegut fit partie de la liste des auteurs que j'avais mémorisés afin de pouvoir dire, un jour : "J'ai fait le tour des plus grands écrivains du genre." Les guides de lecture, anthologies, revues spécialisées et jusqu'à mon fidèle "Science-fictionnaire" (Stan Barets, collection Présence du Futur, édition Denoël 1994) parcourus maintes fois, jusqu'à être appris par cœur, abondaient en patronymes aux accents quasi-mystiques, aux noms de plume évocateurs qui claquaient comme des promesses de plongées cosmiques et de vertiges transcendantaux : Algernon Blackwood, Ben Bova, Algis Budrys, Orson Scott Card, Lester Del Rey, Gordon Dickson, Damon Knight, Tanith Lee, Vonda McIntyre, Fred Saberhagen, Vargo Statten, Alfred Van Vogt... jusqu'à un Stephan Wul (un auteur français à redécouvrir). Des noms qui auraient pu être des alter-egos de super-héros (il y a même un Spider Robinson (La Danse des étoiles, 1977) ! Sans avoir lu ne serait-ce qu'une nouvelle de Vonnegut, je savais néanmoins qu'il faisait partie d'une liste d'auteurs sûrs, c'est à dire incontournables pour qui cherchait à embrasser le paysage vaste et mouvant de la science-fiction.C'est la vie.
Pourtant, Vonnegut ne se considère pas vraiment comme un écrivain de genre. Cet auteur new-yorkais, profondément marqué par son expérience pendant la Seconde Guerre mondiale, a utilisé la littérature pour exorciser ses démons, à tel point que nombre de ses personnages coexistent dans ses différents textes, créant une œuvre personnelle au ton unique, ironique et amer, par laquelle il espère réveiller quelques consciences. Ce sont les fans de certains de ses romans qui en ont fait une référence dans la SF. Il ne pouvait ainsi pas échapper à son destin.
C'est la vie.
Avec le temps, ma bibliothèque balbutiante se trouva dotée d'exemplaires de certaines des œuvres du dit Vonnegut : ce fut d'abord, Le Berceau du chat puis Le Pianiste déchaîné et enfin Abattoir 5. Toutefois, en dehors de la juste satisfaction de les avoir en ma possession, soigneusement rangés sur leur étagère dédiée, leur lecture fut maintes fois différée. Allez savoir pourquoi... même moi, à présent, avec le recul, j'ai du mal à le comprendre.
C'est la vie.
C'est là qu'intervint Kevin Bacon. À tout le moins son personnage de Ren dans Footloose. Ben oui, Footloose, quoi ! On ne reviendra pas sur sa bande originale efficace (impossible de rester de marbre devant le générique ultra-accrocheur) ni sur la coupe de cheveux d'un Kevin monté sur ressorts (on est bien loin de sa performance glaciale dans Mystic River) mais, en dehors d'un bon moment de détente revendiqué par des jeunes avides de liberté dans une bourgade administrée par des coincés du cul, voilà-t'y-pas que Vonnegut parvient à poindre le bout de sa couverture ? De mémoire, il s'agissait d'une scène du début, lorsque Ren et sa mère sont accueillis par quelques habitants de la communauté où ils s'installent. Un couple s'offusquait car un enseignant local avait voulu présenter Abattoir 5, ouvrage qu'ils considéraient choquant. Or Ren répondait bravement qu'il s'agissait d'un classique et ne comprenait pas leur consternation, ce qui le catalogua instantanément comme "rebelle"... et donc dangereux.
C'est la vie.
Enfin, beaucoup plus tard, alors que je faisais mes premiers pas dans la blogosphère et jubilais de pouvoir partager mes références science-fictionnesques, l'on m'a non seulement évoqué le livre, mais également le film qui en a été tiré en 1972 : réalisé par George Roy Hill (le metteur en scène de L'Arnaque et Butch Cassidy & le Kid, excusez du peu !), il décrocha même le Prix du Jury à Cannes, ainsi que le prix Hugo des longs métrages. Fait assez rare pour être souligné, Vonnegut a d'ailleurs fait savoir qu'il remerciait le cinéaste et les producteurs pour cette adaptation "sans défaut" de son livre majeur.
C'est la vie.
Il en existe même un roman graphique. Ben voyons !
C'est la vie.
Ainsi, si je n'ai pas eu l'heur de visionner le film (cela ne saurait tarder), j'ai pu profiter de mon challenge personnel en cours et de mes dernières résolutions pour réparer une terrible omission dans ma culture livresque. Et bien m'en a pris.
D'abord parce que ce chef-d'œuvre annoncé mérite incontestablement son statut : doté d'une écriture incisive autant qu'intuitive, parfois déroutante dans sa manière de se décaler du narrateur, de l'intégrer tout en racontant ce qu'il a vécu, le récit non linéaire des tribulations de Billy Pilgrim a de quoi autant réjouir que terrifier. Car Vonnegut, profondément marqué par les atrocités insensées de la guerre et l'épisode du bombardement de Dresde (aussi meurtrier qu'inutile) auquel il a pris part - et survécu miraculeusement - se livre devant nous à une forme de catharsis décomplexée lui permettant de pointer du doigt certaines des incongruités de la civilisation, et notamment les limites du rêve américain, démystifiant bon nombre de standards et de valeurs que la bienséance - ou Hollywood - avaient placées au panthéon. Le roman n'est pas d'un abord aisé du fait que son personnage principal est, de son propre aveu, libéré des cours du temps : enlevé par des extraterrestres (les Tralfamadoriens, qui voient dans les Terriens de curieuses bêtes de foire), il a acquis grâce à eux cette faculté de pouvoir vivre tous les instants de son existence simultanément et dans l'ordre qu'il désire. Ainsi, alors qu'il marche dans une colonne de prisonniers emmenés de force vers des abattoirs pour y passer la nuit, il est aussi dans une bulle de verre en train de s'accoupler avec une star du cinéma aussi sexy que peu farouche, sous les yeux investigateurs d'extraterrestres amusés, et il est également dans son magasin d'optique, ou dans un hôpital militaire. Pourquoi se rendre esclave du flux temporel et vivre les événements les uns derrière les autres quand on a la possibilité de sauter de l'un à l'autre ? Cette sorte de fugue chronolytique rappelle un peu la narration particulière qu'utilisait Alan Moore lorsqu'il décrivait dans Watchmen la pensée du Dr Manhattan capable ainsi d'anticiper les futurs qu'il a déjà vécus. Une forme singulière de voyage dans le temps, un peu comme si on parcourait le livre de ses souvenirs mais pas dans l'ordre chronologique. Si tant est que le sujet vous intéresse, vous savez qu'UMAC en a fait un de ses centres d'intérêt (cf. cet article).
Avec un ton volontairement satirique, ponctué de ses désormais célèbres sentences "C'est la vie" [imparfaitement traduites de "And so it goes." qui apparaît plus de cent fois dans le livre], permettant de mieux faire ressortir certaines des atrocités auxquelles Billy (et, partant, l'auteur lui-même) a assisté, Vonnegut nous procure une histoire sans héros où des individus parfois chanceux, parfois malins, tentent de se jouer d'un destin bien cruel et parviennent inopinément, l'espace d'un instant de félicité, à exister.
Indispensable et salvateur.
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