Free Country, un crossover Vertigo par Neil Gaiman
Publié le
18.7.21
Par
Vance
Les autres éditeurs du genre ne sont pas en reste. Image comics avait fait de même par exemple avec ses publications sous le label Wildstorm, comme le très bon Divine Right de Jim Lee. Sauf Vertigo. Une maison à part, ouvertement destinée à des lecteurs adultes, avec une philosophie se voulant divergente. Neil Gaiman lui-même, dans la préface de l'album qui nous intéresse aujourd'hui, l'expliquait fort bien :
Donc, en dehors d'une série sur Animal Man (il a oublié Swamp Thing du coup), Vertigo ne versait pas dans le genre super-héroïque, ni dans les crossovers. Sauf une fois. Alors qu'est-ce qui leur a pris ?
Là encore, l'auteur de Sandman et 1602 (cf. cet autre article) explique la démarche : c'était une nuit de pleine lune... Non, en fait, c'était dans un hôtel à la campagne, lors d'un séminaire rassemblant les scénaristes de la maison d'édition, en 1992. L'un d'eux se demandait s'il y avait un point commun entre toutes ces histoires si différentes qui faisaient la fierté de la société... et il s'avéra que le seul point commun était la présence d'enfants. D'enfants plus ou moins extraordinaires : Charles et Edwin, les deux "Dead Boys Detectives" de Sandman ; Maxine, la fille d'Animal Man ; Dorothy Spinner, membre de la Doom Patrol ; Tefé, présente dans Swamp Thing (cf. cet article sur la nouvelle série); Suzy, qui apparaît dans Black Orchid ; et enfin Tim Hunter, révélé dans les Books of Magic.
Le contexte, l'ambiance, la frustration : quoi que ce fut, l'occasion fit le larron et nos auteurs à l'imagination enfiévrée conçurent un récit entremêlant ces enfants, fortement inspiré de l'œuvre de Robert Browning. Gaiman engendra un début et une fin, bien aidé par Jamie Delano & Alisa Kwitney, laissant la possibilité aux autres auteurs de naviguer entre les deux pôles de l'histoire à leur manière. Une fois que ce fut fait, les éditeurs sortirent l'ensemble sous la forme d'Annuals. L'histoire aurait pu s'arrêter ici.
Sauf que le rendu n'était pas à la hauteur de ce qu'ils attendaient : il y avait bien un début, une fin, mais le reste se perdait dans des récits fragmentés trop solidement implantés dans leur propre série. Cela n'empêcha pas les artistes de dormir et ils reprirent leurs projets comme si de rien n'était, laissant les lecteurs avec une histoire inaboutie mais pleine de potentiel. C'est sans doute ce qui poussa quelques années plus tard Shelly Bond, alors éditrice, de relancer le projet dans le but d'en sortir un album complet. Récupérant les deux annuals sur The Children's Crusade (partie 1 et 2), elle demanda à Toby Litt & Peter Gross de réécrire la partie intermédiaire de manière à ce qu'elle puisse s'incorporer plus harmonieusement entre le début et la fin. Le projet débuta en 2013 et fut finalement imprimé sous le titre : Free Country, a Tale of the Children's Crusade.
L'histoire débute à Flaxdown, petite bourgade anglaise. Une nuit, tous les enfants de la ville disparurent mystérieusement. Cela fit la une des journaux, le monde entier s'y intéressa, on évoqua des conspirations, des enlèvements de masse : 40 enfants envolés et pas le moindre début de piste ! Puis le soufflé retomba et le monde se préoccupa d'autres drames. Sauf Avril : pas convaincue par les explications, elle décida de mener son enquête pour retrouver son frère, qui faisait partie des disparus. Un petit flyer attira son attention : une agence de détectives toute récente. Certes, les investigateurs semblaient bien jeunes, mais elle n'avait qu'eux et ils n'avaient pas l'air d'être chers. Ce qu'elle ne savait pas alors, c'est que ces deux enfants étaient... des fantômes. Au lieu de s'amuser à hanter les vivants, Charles et Edwin avaient décidé de jouer aux détectives. Et c'était leur première affaire.
Remontant le fil des indices très ténus qu'ils dénichèrent (une marelle tracée au sol, une toupie, une comptine écrite sur un miroir), ils en vinrent à découvrir l'existence de Free Country, un endroit hors du temps et du monde où les enfants vivent éternellement sans subir la souffrance infligée par les adultes. Il allait leur falloir trouver ensuite comment s'y rendre, comment libérer le petit frère d'Avril et le ramener mais aussi comment empêcher que d'autres enfants soient ravis de la même manière : ce faisant, ils allaient rencontrer des personnages extraordinaires et mettre le doigt sur un projet d'ampleur universelle...
Comme à son habitude, Neil Gaiman renforce son intrigue par des sources historiques et y mêle son savoir-faire, son imagination et un certain humour bienveillant, même lorsqu'il s'agit d'évoquer les actes les plus cruels. Ainsi, outre de nombreuses comptines populaires, il nous narre par le menu le sort (véridique) de la Croisade des Enfants de 1212, ou nous raconte une version du Joueur de Flûte de Hamelin. On y croise une fille-arbre, une autre qui commande aux animaux, une troisième qui peut générer des doubles vivants, un lapin qui parle, un cheval volant... Et derrière l'enquête balbutiante de nos apprentis détectives, derrière le projet du Haut Conseil de Free Country de libérer tous les enfants du monde de l'oppression des adultes, un sinistre complot se dessine : les mensonges et trahisons vont alors mettre à mal l'équilibre même de cet univers enchanteur et seul le pouvoir incommensurable d'un des enfants a la capacité de tout réguler. Enfin, pour les amateurs de Stephen King, il y a même une Tour Sombre...
Les trois parties divisées en de nombreux petits chapitres se suivent sans déplaisir. Le premier Acte, illustré par un Chris Bachalo méconnaissable, est bourré de facéties et de petits détails qui peuvent un peu frustrer tant on aimerait que l'enquête avance plus vite : les dialogues pullulent en bons mots et réflexions acerbes, et les deux garçons fantômes ont ce style désuet qui les met délicieusement en porte-à-faux. En parallèle, les récits historiques abondent en scènes sombres, voire sordides, parfaitement encrées par Mike Barreiro. La seconde partie, qui nous montre plus précisément Free Country, est à la fois plus lumineuse et plus baroque, l'enquête des Dead Boys n'étant plus vue qu'en filigrane tandis que certains "enfants de pouvoir" sont ciblés. C'est parfois drôle, parfois épique ou poétique, avec un encrage approprié aux contes de fées. La multiplication des personnages (ceux qui dirigent Free Country et leurs futures cibles) et des points de vue nuit à la lecture mais propose quelques beaux moments. Le troisième acte précipite le tout en se débarrassant un peu vite de quelques héros pour se focaliser sur quelques-uns, et sur la machination des traîtres : les masques vont tomber et nos héros révéler enfin leurs aptitudes.
Histoire pour adultes mettant en scène des enfants particuliers, pointant du doigt leurs forces et leurs fragilités, l'album est un objet singulier construit en collage, dense et riche mais aussi chamarré et disparate, manquant parfois de consistance tout en ayant un fond solide et des intrigues puissantes. On sent beaucoup d'amour de la part des artistes qui ont collaboré pour leur progéniture de papier, beaucoup de tendresse pour ce projet, beaucoup de sensibilité sur des sujets délicats, parfois juste esquissés (la maltraitance, les abus sexuels) parfois exposés en pleine lumière (l'esclavage). En procédant par petites touches pleines d'humour et de mélancolie, Gaiman et ses acolytes ont pondu une œuvre sincère et maladroite qui sait faire sourire et interpeller.
+ | Les points positifs | - | Les points négatifs |
|
|
|