Retour ultime sur la série The Walking Dead, publiée en France chez Delcourt.
Quelques chiffres tout d'abord.
The Walking Dead est une série publiée de 2003 à 2019 aux États-Unis et constituée de 193 épisodes mensuels, réunis en VF en 33 tomes. C'est également une réédition en Intégrale comprenant 16 volumes mais aussi des hors-séries, des artbooks et tout un tas de
produits dérivés, allant du roman au jeu de société. Et on ne parle même pas des
spin-offs de la série TV, dont on a perdu le compte.
Si ce comic de Robert Kirkman (accompagné de Tony Moore puis Charlie Adlard aux dessins) a connu un tel succès, ce n'est pas pour rien. Car le début de TWD (jusqu'au tome 10 VF) est un incontestable chef-d'œuvre. Mais la série réussira également l'exploit de réaliser un ahurissant grand écart qualitatif en se transformant peu à peu en récit insignifiant voire même très mauvais.
C'est ce retournement inattendu que nous allons tenter d'analyser ici pour tenter de comprendre pourquoi et comment Kirkman a réussi à transformer... de l'or en merde.
Tout d'abord, il faut revenir sur l'auteur. TWD est une exception à plus d'un titre dans l'œuvre de Kirkman. Ce dernier est en effet plus un habitué du second degré que du récit réaliste. Ses autres séries (cf. notre
dossier sur l'auteur) flirtent avec la comédie (
Super-Patriote,
Brit) voire le burlesque (
Battle Pope), un peu comme si le scénariste ne voulait pas se résoudre à verser dans le "sérieux". Même ses titres ayant parfois une véritable dimension dramatique (
Invincible) ont aussi un versant plus léger voire parodique.
Quand Kirkman se lance dans TWD, il va donc explorer une tout autre facette de son écriture. Et il est peu de dire qu'il va se dépasser et atteindre un niveau d'excellence stratosphérique.
Les premiers tomes de TWD sont en effet aussi brillants qu'addictifs. L'écriture de Kirkman s'avère fine, efficace, imparable, et il parvient à bâtir une intrigue solide et cohérente. Mieux encore, si c'est une réussite sur la forme, le fond se révèle tout aussi maîtrisé et intelligent. Car les zombies se révèlent très secondaires dans TWD. Il s'agit là d'un prétexte pour faire s'effondrer le système et ses lois. Cela aurait très bien pu être autre chose (une guerre, un virus, des extraterrestres, une crise économique...). Le mort-vivant est employé par Kirkman comme révélateur de l'humain. Ce qui l'intéresse, c'est de montrer les réactions de l'individu lambda quand le mince vernis de civilisation qui le recouvrait et le modérait s'écaille puis disparaît. Comme le dira Kirkman lui-même : "Si en cours de lecture, quelque chose vous a effrayé, tant mieux... mais il ne s'agit pas d'un comic d'horreur."
Et il a bien raison, il s'agit en réalité d'une étude sociologique, d'une recherche dans les tréfonds de l'âme, d'un essai philosophique sur ce qui fait d'un être humain un... humain, justement. À travers des dialogues ciselés et passionnants, des personnages à la psychologie travaillée, des situations tendues, l'auteur va plonger le lecteur dans le gouffre nietzschéen où l'on rencontre les monstres, les vrais, et non ceux de ses autres séries (comme
Astounding Wolf-Man). Rarement d'ailleurs une série aura abordé autant de sujets dramatiques avec autant d'intelligence. Que ce soit les troubles psychologiques liés à la mort d'un proche, la violence inhérente à la nature humaine, le regard des enfants sur des parents qui se transforment en monstres (et pas forcément en zombies) ou encore le déni, le sentiment de culpabilité ou le simple et si cruel instinct de survie, rien n'est épargné aux personnages et, par leur intermédiaire, au lecteur.
Les personnages ont donc une place centrale dans TWD, car pour que l'on s'inquiète de leur sort, pour que l'on puisse vibrer, trembler, pleurer pour eux, il faut non seulement qu'ils soient vraisemblables, mais il faut aussi qu'ils soient dotés de failles, d'une psychologie fouillée, de désirs, de défauts, bref, qu'ils nous ressemblent. Rick, Lori, Tyreese, Carl, Michonne ou Patricia ne sont pas des héros de romans ou de BD, ce sont des quidams plongés dans une situation catastrophique et réagissant, avec leurs armes et leur éducation, à une rupture totale de la normalité. Certains protagonistes vont agir en héros, d'autres en venir aux pires extrémités, mais tous resteront profondément humains, au sens le plus strict du terme.
Ainsi, Kirkman va dans un premier temps faire souffrir le lecteur. Mais le faire souffrir d'une bonne façon. Il va souffrir de voir les efforts du groupe réduits à néant, souffrir de voir l'espoir de normalité s'évaporer à la première tempête, souffrir de voir des gens, auxquels il s'était attaché, mourir pour de bon. La tension est omniprésente, personne n'est à l'abri. Les têtes tombent pendant que le lecteur, estomaqué, encaisse les coups, surprenants, violents, délectables.
Tout cela va malheureusement prendre fin avec le tome 10 de la VF (comprenant les épisodes 55 à 60).
Après une première époque magique, marquée par les moments intenses et les chocs émotionnels (la fin de la prison, entre autres), TWD va évoluer vers... autre chose.
Tout commence avec le tome 11 VF. Celui-ci n'est pas foncièrement mauvais, mais il a une particularité étrange : il est totalement inutile. L'arc Fear the Hunter pourrait ne pas exister, ça ne changerait rien à la suite, ce qui est une première pour la série à l'époque tant les rebondissements cruciaux étaient nombreux. L'on pourrait pardonner bien entendu une pause ou un léger essoufflement temporaire, mais ce qui s'annonce est bien pire : la série va s'effondrer, inexorablement, et plonger dans la médiocrité.
Dès les tomes 13 et 14, l'on constate une très nette baisse de niveau, le côté percutant n'est plus là, le titre "ronronne" un peu. La descente aux enfers se poursuit dans les autres tomes, Kirkman n'arrivant plus à redresser la barre. Là où naguère des dialogues inspirés apportaient une profondeur passionnante aux échanges, les protagonistes se contentent maintenant d'échanger des platitudes ou des redites. Dès le tome 18, la série déraille, l'histoire comporte des longueurs, des maladresses et un ennemi ridicule.
Et contre toute attente, cela va encore empirer !
Même les scènes d'action deviennent grotesques, notamment dans les tomes 19 et 20. L'on assiste en effet à des échanges de tirs totalement improbables, "à la Lucky Luke", ou encore à un double coup de pied sauté dans un combat, à la Van Damme [1]. Exit également la tension permanente, les retournements de situation tragiques et les personnages profonds, tout sombre dans une facilité et une indigence désespérantes. Kirkman semble même ne plus avoir quoi que ce soit à dire. Après la menace représentée par le Gouverneur, il avait pourtant le choix. Il pouvait revenir sur les débuts de l'effondrement de la civilisation ; il pouvait suivre la piste des origines de l'épidémie ; il pouvait explorer les différentes situations à l'étranger ; il pouvait s'intéresser à ce qu'il restait de l'armée ou du gouvernement...
Or, que fait-il ? Un Gouverneur bis en la personne de Negan. Mais si le Gouverneur était une menace crédible (parce qu'il mentait à sa communauté et la manipulait habilement), Negan n'est qu'un méchant de dessin animé, outré et grotesque, qui laisse Rick en vie sans raison et tue ses propres hommes. Un tel type aurait une espérance de vie de 20 minutes dans la réalité. Pire, Kirkman va ensuite se perdre totalement avec son délire sur les Chuchoteurs, une bande ridicule dont le mode de vie est totalement irréaliste.
Mais Kirkman ne s'embarrasse plus d'explications ou de vraisemblance, pressé qu'il est de raconter la même histoire, encore et encore, comme le premier Kurumada venu. Bien entendu, l'on n'est pas obligé de soulever ces points, l'on peut fermer les yeux et s'en remettre à la licence poétique, mais il faut alors une bonne raison pour cela. Or Kirkman va être incapable d'en fournir une.
Sociologiquement, ces Chuchoteurs n'en sont d'ailleurs pas à une incohérence près. Apparemment, les rapports familiaux n'existent plus vraiment puisque la mère de Lydia lui demande de l'appeler "Alpha" et qu'elle la laisse se faire violer. Pourquoi alors vient-elle la récupérer si ce n'est qu'un simple membre de sa "meute" ? Surtout, alors que les Chuchoteurs semblent être des milliers (c'est une estimation qui est donnée par l'un des personnages), comment expliquer le choix d'un tel mode de vie [2] (ils sont suffisamment nombreux pour nettoyer une zone et la sécuriser) et d'une telle régression (notamment dans les habitudes sexuelles) ?
Le groupe des Chuchoteurs s'avère pour le moins étrange. Si l'on comprend pourquoi les zombies ne s'en prennent pas à eux (et si l'on admet qu'ils arrivent à s'habituer à l'odeur), on voit mal comment cette solution très provisoire pourrait constituer un mode de vie stable sur le long terme.
Être perpétuellement recouvert de saloperies ne doit déjà pas être très sain, mais cette espèce de nomadisme macabre ne va pas sans poser de nombreux problèmes. Pour la nourriture, l'on nous explique que les chuchoteurs utilisent ce qu'ils trouvent dans la nature, autrement dit quelques fruits et diverses bestioles qu'ils chassent. Outre le fait que l'efficacité de la chasse en groupe, entouré d'une meute de macchabés, soit très discutable, il est encore plus douteux qu'une vague cueillette puisse nourrir une bande aussi nombreuse. C'est là un propos de citadin qui n'a jamais eu à se nourrir seul. Rappelons-nous les difficultés que rencontrait le groupe de Rick dès qu'il n'était plus en lieu sûr. Et même là, la question de l'approvisionnement se posait parfois. L'un des personnages explique également qu'ils ne mangent pas tous les jours car "ils n'en ont pas besoin". Première nouvelle. Difficile d'imaginer que des humains puissent supporter une marche forcée et constante sans avoir des apports nutritionnels quotidiens.

Tout cela n'est pas inintéressant en soi, loin de là, mais c'est bancal et mal foutu. Tout comme il était absurde que des dizaines d'individus se mettent à suivre aveuglément un type comme Negan, qui les maltraitait et les menaçait constamment, il n'y a aucune raison pour que des milliers de gens se mettent tout à coup à suivre une voie particulièrement difficile sur le plan pratique et psychologique.
C'est ici le principe de la "panne de voiture" qui n'est pas respecté. Prenons un récit où un personnage doit se perdre dans une forêt. Une immense forêt qu'il ne connaît pas et qu'il doit traverser pour se rendre d'un point A à un point B. S'il dispose d'un véhicule, on ne voit pas pourquoi il se farcirait tout le chemin à pied. Son véhicule peut donc être en panne par exemple. Si le personnage a une raison suffisamment importante de se rendre au point B, cela peut expliquer qu'il s'aventure dans cette forêt. Maintenant s'il décide de partir à pied, sans boussole, sans carte, alors qu'il avait un superbe véhicule en état de marche, avec GPS en plus, eh bien ce n'est pas le personnage qui agit (sauf s'il est censé être stupide), c'est l'auteur.
Et ça, c'est la pire des manières d'écrire. Les personnages doivent obéir à une certaine logique, avoir des motivations qui leur sont propres. S'ils agissent sans (bonne) raison apparente, ils apparaissent alors aux yeux du lecteur comme des fantômes sans âmes, des corps non "habités", dont la seule raison d'être est de rendre service à l'auteur, empêtré dans son récit.
C'est cela que fait Kirkman dans la seconde partie de TWD, en sortant un peu n'importe quoi de son chapeau et en oubliant d'intégrer les nouveaux éléments à son histoire de manière cohérente.
Prenons une scène entière issue du tome 19. Il s'agit de la scène d'intro, cinq longues planches ennuyeuses qui n'apportent rien. Considérons l'intérêt de cette scène de trois manières différentes : sa fonction d'introduction au récit, la pertinence du propos et la portée dramatique.
Pour la pertinence du propos, on repassera. Il s'agit en fait de radoter une nouvelle fois sur ce que l'on sait déjà, à savoir que tout le monde a perdu des proches depuis le début de l'épidémie. Cela n'apporte rien, si ce n'est que les personnages semblent redécouvrir l'intérêt d'enterrer les cadavres plutôt que de les brûler (intérêt tout psychologique, car d'un point de vue pratique, dans leur situation, ça se discute). Question dramatisation, nada, rien à signaler, Maggie semble presque apaisée malgré la perte récente qu'elle a subie. Sa discussion avec une parfaite inconnue s'avère froide, plate et inutilement longue. Enfin, ces premières planches ne remplissent pas non plus une fonction cruciale : happer le lecteur pour l'amener à tourner les pages suivantes. Avec une telle entrée en matière, il faut se forcer au contraire pour continuer. Pourtant, il est arrivé, dans d'autres épisodes, que de longues discussions soient passionnantes, et largement aussi poignantes que certaines scènes d'action, mais un tel discours, construit à partir de banalités, n'a pas sa place comme ouverture d'un récit censé être captivant.
Kirkman n'est sans doute pas seul en cause, si le responsable éditorial qui supervise la série chez Image Comics avait fait son travail, il aurait demandé à l'auteur de reconsidérer ce début mal torché. Et ce dernier pourrait l'en remercier. Mais non, c'est trop tard, Kirkman est en roue libre...
Autre élément relevant le peu de soin apporté à l'intrigue : les plans et manipulations deviennent tous grossiers et remplis d'incohérences. Ainsi, lors de l'attaque de la communauté des Sauveurs, Rick fait mine de se "sacrifier" pour aller défoncer leur clôture, comme s'il n'était pas possible d'en revenir. Pourquoi ne bloque-t-il pas simplement l'accélérateur du véhicule en lâchant ensuite l'embrayage ? Et en admettant même qu'un chauffeur soit nécessaire, pourquoi la fille qui prend la place de Rick fonce-t-elle comme une demeurée dans le mur derrière la grille ? C'était trop dur de freiner ou de tourner le volant pour ensuite se barrer ? Là, il ne s'agit tout de même pas de pinailler sur un détail en avançant un savoir d'expert (telle munition ne peut être stoppée par tel objet utilisé comme bouclier par le personnage), il s'agit là de stupidités qui sautent aux yeux et sortent complètement le lecteur du récit.
Quant aux éléments intéressants, qui pourraient relancer l'intérêt, ils sont systématiquement mis de côté ou résolus par un tour de passe-passe. Le côté borderline de Carl va par exemple passer à la trappe, tout comme les particularités qu'auraient pu apporter la gestion d'un véritable "royaume" (la monarchie d'Ézéquiel, bien plus crédible comme organisation sociale que le troupeau des Chuchoteurs). Au lieu de ça, Kirkman va partir en vrille et mettre en scène des tigres de compagnie ou des empoignades qui sont de simples gesticulations sans intérêt en regard de l'affrontement qui avait opposé, par exemple, Rick et Tyreese.
Évidemment, avec une telle accumulation de défauts et maladresses, allant des dialogues enlevés qui deviennent soporifiques aux scènes d'action cruciales qui deviennent burlesques, ce qui devait arriver arrive : le chef-d'œuvre devient un nanar. Épisode après épisode, la série captivante se transforme en feuilleton lourdingue et inepte. L'intérêt s'émousse tandis que les tomes catastrophiques finissent par être plus nombreux que les excellents recueils du début de la série. Et c'est douloureux.
Mais ce n'est pas grave.
Oh, c'est décevant, c'est certain. J'aurais aimé que Kirkman continue sur sa lancée et écrive une série à la qualité constante. Mais voilà, c'est dur de faire bien. Et c'est encore plus dur d'avoir du génie, même quand on a de l'expérience et du savoir-faire. C'est pour cela qu'il y a plus de romans, BD et films moyens ou passables plutôt qu'excellents. Mais les auteurs ont le droit de se tromper, de mal faire, de gâcher un bon début. Et quand je repense à Walking Dead, je ne pense pas à la fin, insipide et cagneuse, je pense au début, brillant, excitant, audacieux. Je pense à ces moments où j'ai tourné les pages, fiévreux et tremblant. Je pense à cet état si particulier où l'on ressent des émotions bien réelles à partir de situations fictionnelles. Kirkman a réussi, pendant un temps, à utiliser un peu d'encre et de papier pour fasciner et bouleverser des milliers d'inconnus, tous différents, tous éloignés de lui par le temps et l'espace. Et ça, c'est suffisant pour inspirer le respect (accessoirement lui filer un peu de pognon) et lui dire... merci.

[1] Cette scène n'a aucune chance de se dérouler dans la réalité, du moins, dans le monde non super-héroïque de
Walking Dead. Déjà, même pour la chorégraphie martiale d'un film, un tel double coup demanderait pas mal de boulot pour le réaliser parfaitement (sans harnais et filins). Mais dans un vrai combat, il faudrait être complètement stupide pour le tenter. Cela demande une énergie monstrueuse pour une efficacité très aléatoire (d'autant qu'un des coups de pied est donné en arrière, sans regarder, sans compter le fait que sans point d'appui, le transfert d'énergie est peu important). On dirait du
Walker, Texas Ranger, qui est une série comique plus que réaliste sur le plan des combats.
[2] La pyramide dite de Maslow, représentation hiérarchisée des besoins humains, permet déjà de comprendre qu'un tel mode de vie, s'il convient à un loup, serait insoutenable pour un homme sur le long terme. En effet, après les besoins physiologiques et inhérents à la sécurité (sécurité qui déjà ici est toute relative), les besoins d'appartenance à un groupe, d'estime de soi et d'accomplissement se font sentir. L'organisation sociale des Chuchoteurs permet certes de satisfaire le besoin d'appartenance, mais clairement pas les autres. Pire, le besoin d'appartenance n'a pas besoin d'être satisfait tant que la sécurité n'est pas optimale, or, pour ne prendre qu'un seul exemple, les pratiques sexuelles du groupe nuisent au besoin de sécurité individuelle. Quant aux besoins physiologiques, comme le fait de se nourrir, ils ne sont garantis que par la bienveillance d'un auteur ignorant tout des difficultés de la chasse ou même de la cueillette.